Cinéaste rare – 5 longs-métrages en 20 ans de carrière – encore peu connu du grand public, Arnaud des Pallières, revient au cinéma contemporain après le drame médiéval Michael Kohlhaas sorti en 2013, déjà coécrit avec Christelle Berthevas qu’il retrouve ici pour la deuxième fois consécutive. Cette seconde collaboration a cependant une teneur bien différente, qui ne tient pas seulement aux quelques siècles qui séparent les deux histoires mais à la matière même du scénario : l’adaptation de roman cède sa place à une inspiration très largement autobiographique, puisée directement dans le vécu de la coscénariste. Dans les faits c’est le récit d’une vie mouvementée, résolument dure, retranscrite par fragments. On s’attarde sur quatre épisodes clés : une petite fille de la campagne prise dans une partie de cache-cache à l’issue tragique, les fugues d’une adolescente cherchant à s’échapper de son foyer familial, une jeune provinciale débarquée à Paris découvrant le milieu du jeu et une femme accomplie rattrapée par son passé… Particularité première, la même héroïne est incarnée à chaque âge différent – 27 ans / 20 ans / 13 ans / 6 ans – par une autre actrice : Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot et Vega Cuzytek. Gemma Arterton, Nicolas Duvauchelle, Jalil Lespert, Sergi López et Karim Lekklou complètent une riche distribution qui devrait contribuer à donner davantage de visibilité à une oeuvre exigeante mais passionnante.

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Copyright Les Films Hatari – Les Films d’Ici 2016

L’ouverture – un montage alterné intronisant deux femmes distinctes – séduit et déroute dans le même élan. Ces premières images déstabilisent en nous liant étroitement et brutalement à un protagoniste dont on ignore tout, nous acculant dans les méandres d’un récit qui a débuté bien avant qu’on y prenne part. La sensation de proximité contraste avec un besoin presque rassurant d’informations pour digérer l’action et appréhender cette chronique morcelée. Le film ne fléchit pas, il préfère s’affirmer dans l’interrogation : Qui est l’héroïne ? Cette question concrète, prend à mesure que les différentes intrigues se dévoilent, une tournure plus théorique. Elle constitue un fil conducteur et une réflexion sous-jacente traversant l’oeuvre dans son intégralité. L’impression – toute relative – de complexité, résulte moins de la structure narrative que d’un refus manifeste d’une quelconque forme de facilité, le réalisateur invite à se façonner ses propres repères. Seuls deux types d’indices relient explicitement les différentes parties : la récurrence, soit d’un second rôle, soit d’un objet. Les segments se succèdent en laissant derrière eux des ellipses béantes, construisant le personnage autant sur les oublis volontaires que sur les péripéties présentes et à venir. Ces transitions à la fois abruptes et limpides, remettent perpétuellement à plat l’intrigue et les enjeux. Le regard sur l’ensemble des personnages se voit bouleversé d’un épisode à un autre comme si ces « petites » histoires – espacées de plusieurs années – se répondaient directement. Elles se mettent au service d’un dessein global : la quête émancipatrice d’une femme continuellement sous l’emprise des hommes, se réappropriant progressivement son corps et son identité.

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Odyssée intime et violente s’étendant de la campagne Française à l’Europe de l’est, invoquant tour à tour le road movie, le conte enfantin ou le film noir, Orpheline flirte avec les registres pour les fusionner en un vertigineux portrait en forme de puzzle. L’ultra-réalisme qui fait office de cap esthétique s’imprègne d’une dimension plus inhabituelle, mystérieuse et insaisissable. Arnaud des Pallières s’impose des règles de mise en scène auxquelles il se tient scrupuleusement, de manière presque dogmatique : tout part du point de vue de son héroïne qu’il filme essentiellement dans des cadres serrés et frontaux à l’aide d’un découpage rigoureux. La grammaire visuelle dépouillée contribue d’une part à créer une unité d’ensemble mais provoque aussi des effets inattendus sur un scénario ample et mouvant. Par exemple, l’absence de précisions temporelles ou de reconstitution appuyée, confrontée au traitement formel crée la sensation étrange et abstraite d’un temps réel permanent alors que l’histoire s’écoule sur plus de vingt ans, rendant imperceptiblement caduques les notions de présent et passé. Aussi lorsqu’il s’agit d’aborder des genres aux figures de style codifiées comme l’épisode nous plongeant dans le milieu des paris hippiques, cette approche « simple » permet de crédibiliser remarquablement l’univers investi tout en le laissant à l’arrière-plan. En maintenant toute l’attention sur le protagoniste principal, les zones périphériques inhérentes et dissemblables à chaque segment diversifient le décor sans empiéter sur la cohésion du long-métrage. Enfin la répétition des cadres ou des éclairages atténue le sentiment de rupture au moment des changements d’actrices, et suggère l’illusion d’une ressemblance troublante entre elles, sans user du moindre artifice.

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Par ce choix atypique de faire jouer le même rôle à quatre actrices, Arnaud des Pallières offre à ces femmes qu’il filme avec une douceur constante – ce regard bienveillant tranche avec le caractère difficilement soutenable de certaines situations – un vaste espace d’expression. C’est le geste cinématographique et politique profondément touchant d’un homme s’appropriant un vécu, un sexe, un corps, qui ne sont pas les siens, s’emparant de l’itinéraire d’une femme en lutte pour reprendre son libre arbitre et d’une certaine façon le contrôle de son existence. La pluralité des interprétations couplée à ce regard masculin derrière la caméra multiplie les niveaux de lecture sur un personnage qui restera paradoxalement une énigme. Au sein d’une distribution homogène et très convaincante, deux actrices se distinguent dans des registres où on ne les attendaient pas forcément. Solène Rigot, bouleversante adolescente mutine à l’abandon : innocente et sexuée, dont le visage presque enfantin trahit régulièrement une maturité de façade dissimulant un spleen palpable. Dans le rôle secondaire d’une joueuse professionnelle, délestée de tous attributs potentiellement glamour l’Anglaise Gemma Arterton impressionne : elle impose une figure inquiétante et imprévisible, dévoilant une dureté insoupçonnée. Drame choral âpre, à la fois labyrinthique et concret, Orpheline captive, décontenance, avant d’émouvoir durablement.

 

 

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