C’est dans un somptueux coffret que les éditions Re : Voir nous proposent de découvrir Histoire de ma vie racontée par mes photographies que Boris Lehman a tourné entre 1994 et 2001. En effet, un très beau livre de 192 pages accompagne le DVD du film et en permet le prolongement. Richement illustré par les photos de l’auteur, l’ouvrage offre un autre éclairage sur l’œuvre dans la mesure où – en plus du scénario- on peut y lire des réflexions (sous forme d’aphorismes poétiques) de Lehman sur son rapport obsessionnel à la photo.
Obsessionnel parce que Lehman possède des milliers de photographies, non classées mais rangées dans des boîtes, des enveloppes, des cartons à chaussures. En 1994, il décide de faire un film à partir de cet impressionnant matériau et l’enjeu de son projet babélien (pour reprendre le titre d’une de ses œuvres les plus célèbres) est de raconter sa vie en partant de ces instantanés figés.
De Boris Lehman, dont Dominique Noguez dit qu’il appartient à cette famille « qui rapproche le cinéma de la littérature intime et de l’autoportrait », est un cinéaste extrêmement prolifique (plus de 400 films depuis le début des années 60), nous pourrions dire qu’il est une sorte de cousin germain belge de Joseph Morder ou Gérard Courant. Un cinéaste diariste dont la vie et l’œuvre sont indissociables. Mais tandis que Courant répertorie les différents moments de son existence sous la forme de Carnets filmés, Lehman les photographie.
Contrairement à ce que le titre pourrait laisser présager, Histoire de ma vie racontée par mes photographies n’est pas une œuvre « chronologique » où le cinéaste chercherait à narrer de manière linéaire les événements marquants de son existence. Il ne s’agit pas non plus d’un film au banc-titre où une succession d’images fixes finirait par dessiner les contours d’une vie.
Lehman procède dans un premier temps d’une façon quasi « documentaire » en allant retrouver les amis qu’il a photographiés autrefois. Comme dans A la recherche du lieu de ma naissance, le cinéaste avance comme un enquêteur, interrogeant les témoins d’une époque et confrontant ses souvenirs aux leurs. En agissant ainsi, il prend le risque d’une certaine fadeur dans la mesure où l’on assiste à des conversations intimes et banales entre deux individus qui évoquent des tiers dont nous ignorons tout. Et pourtant, et c’est sans doute là que se situe la « magie » du cinéma de Lehman, cet infiniment petit devient universel, cette minuscule « autofiction » prend des proportions inouïes et dégage une émotion unique. Par exemple, lorsque l’auteur évoque une jeune femme dont on comprend petit à petit qu’elle a disparu. Les photos les plus banales d’un beau visage souriant se chargent d’une émotion qui culmine lorsqu’on le découvre sans perruque, le crâne rasé par les effets d’une chimiothérapie. Comment ne pas alors être frappé par les résonnances personnelles que peuvent susciter ces dernières images gravées des êtres qui nous ont quittés ?
Par sa durée (près de 3h30) et son ampleur, le film de Boris Lehman laisse apparaître une volonté proustienne de partir à la recherche du temps perdu. D’abord en tentant de saisir les bribes d’un passé révolu à travers des milliers de clichés éparpillés comme les éclats d’une mémoire en miette. Ensuite, plutôt que de tenter d’ordonner, de classer ces fragments, le cinéaste cherche à les faire revivre par la grâce du cinéma et de l’image en mouvement.
On pourrait dire que le film est construit sur la base de deux mouvements contradictoires mais qui se complètent. Un mouvement centrifuge où le cinéaste s’efface pour aller retrouver les autres (ses amis, ses frères…), leur montrer des traces du passé (il envoie régulièrement des photos), les interroger et fixer ces rencontres par la photographie. L’art (qu’il soit photographique ou cinématographique) est alors considéré comme un moyen de figer le temps, de graver à jamais les traces du présent.
L’autre mouvement est centripète. Tout comme les innombrables portraits que Gérard Courant a filmés pour son Cinématon finissent par devenir, en creux, un autoportrait du cinéaste ; les photos des individus que Lehman a prises finissent par dessiner les contours de sa propre personnalité et de son existence. Deux moments cruciaux symbolisent à merveille ces deux mouvements. Tout d’abord, celui où Lehman se filme dans une sorte d’habit composé uniquement de ses photos qui deviennent une sorte de seconde peau. Ensuite, cette magnifique séquence finale où les photos apparaissent, par la magie de la surimpression, au cœur même de la chair du cinéaste. La projection s’arrête, les images brûlent et apparaissent des bribes du corps de l’artiste comme si ces images du passé le composaient désormais entièrement.
Toute l’œuvre est hantée par la question du pouvoir de l’image : peut-elle parvenir à figer le temps ? Peut-elle faire revivre le passé ? Raconter une vie ? Une histoire ? Sa beauté, c’est qu’elle ne raconte – au bout du compte- pas une histoire mais des histoires, comme si la vie de Boris Lehman devenait une véritable œuvre de fiction. Elle est émouvante parce que les histoires qu’elle raconte laissent aussi entre-apercevoir toutes les histoires qu’elle tait. Comme souvent chez le cinéaste (Muet comme une carpe), le non-dit occupe une place prépondérante dans le film. Une fois de plus, Lehman tourne autour des lieux de son origine (ses parents, juifs, ont dû fuir la Pologne pendant la seconde guerre mondiale) et joue sur les allusions indirectes : des chants yiddish, des photos des camps… Même si sa vie ne semble faite que d’images, celles-ci ne peuvent pas non plus dire et traduire les plus grandes douleurs, les plus grandes souffrances…
Le cinéma de Lehman joue alors sur la métonymie et les rimes visuelles. A une longue séance chez un ophtalmologue répond une fascinante séquence de démontage d’un appareil photo. Comme si à la fatigue visuelle de l’un répondait la fatigue de l’autre (le mécanicien emploie d’ailleurs de véritables termes de médecine et de chirurgie !). A la volonté de fixer le temps sur pellicule répond cette manière qu’a le cinéaste de collectionner ses cheveux, ses dents… Tout se passe comme si ces photographies étaient, à part égale, une petite portion de son corps qu’il s’agirait de conserver.
Histoire de ma vie racontée par mes photos séduit aussi pour cette raison : être à la fois un film modeste et presque « domestique » tout en étant un magnifique combat engagé contre la mort au travail.
Un film sur la mélancolie de ce qui ne sera jamais plus et sur le bonheur discrètement élégiaque du temps retrouvé…
Histoire de ma vie racontée par mes photographies (1994-2001)
de Boris Lehman
Éditions Re : Voir
Sortie le 9 septembre 2016
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