Entretien avec Jean-Claude Brisseau

A l’occasion de la sortie de son dernier opus A l’aventure, Jean-Claude Brisseau m’a reçu chez lui et a accepté de répondre à mes questions. C’est un grand bonhomme impressionnant qui m’a ouvert la porte, aimable et discret ; nous nous sommes assis et nous avons commencé à discuter. Ce qui frappe chez Jean Claude Brisseau, c’est sa franchise immédiate, sa manière de se livrer sans ambages et de passer d’une matière à l’autre, sans jamais s’éloigner pour autant de la question posée… Une expérience passionnante pour celui qui se retrouve face à lui. Il nous parle ainsi du sens de la vie, de Freud, du monde, de la jouissance féminine, de la bande à Bonnot, de fantastique, de sacré … et de vache.

J’aimerais que vous nous parliez de la gestation du film. D’où est né ce projet ?

Tout simplement j’ai eu envie de faire un film testament. Alors on m’a dit qu’il ne fallait pas que je dise cela car sinon tout le monde penserait que ça serait le dernier, donc j’ai plutôt appelé cela un film somme. C’était un film qui à l’origine était destiné à renvoyer à ce que j’appelle l’étrangeté ou le fantastique de la vie quotidienne et le tout en reprenant des thèmes, y compris des plans, qui étaient quasiment les mêmes dans certains de mes films précédents. Et comme le film était quasiment expérimental, je me suis permis de le doser et de faire des trucs comme je ne me serais jamais permis avant, par exemple avec pas mal de dialogues, ou d’être amené à parler de choses scientifiques, et de plus, tardivement dans le film.

A l’aventure pointe du doigt les mauvais chemins, les risques d’erreur et le conditionnement social. Est-ce que c’est quelque chose que vous percevez chez vous, chez les autres ? L’homme selon vous a-t-il perdu le sens de la vie ?

Je vis dans la société comme tout le monde et c’est vrai que lorsque l’on vit dans une société, comme le remarque la jeune fille, on se rend compte qu’on vit dans une sorte de mensonge et d’hypocrisie permanents et on a toujours vécu comme ça. Je vais prendre un exemple. Freud, au début du siècle dernier commence à dire à tout le monde scientifique qu’il y a une sexualité chez les enfants avant la puberté. Tollé général. C’est assez sidérant. Les médecins avaient des enfants. Les mères de famille s’occupaient de leurs enfants. Tout le monde voyait bien qu’il y avait une sexualité chez les enfants avant la puberté alors pourquoi c’était nié par la société, c’était très hypocrite. On a toujours vécu avec des interdits, avec des tabous et le sexe en est un. Malgré une grande exposition pendant longtemps, on revient à une conception très puritaine. Même quand on ne l’était pas, il y a toujours une part de mensonge. D’ailleurs le personnage du film veut sortir de ce mensonge et de cette hypocrisie, mais comme le découvre l’héroïne, et grâce aussi au vieux monsieur, il est évident que nous avons une vision partielle, partiale des choses. Le côté partial n’est pas seulement lié à notre inconscient individuel au sens freudien ou inconscient social au sens de Marx, nous avons nos sens, tout notre système de perception qui nous empêche de voir réellement les choses. Si je fais allusion à Einstein d’une part et d’autre part à la création du monde et au temps qu’il a fallu pour arriver à obtenir des hommes, ça n’est pas fortuit. Il y a quelque chose de vertigineux lorsque l’on réfléchit à ces deux éléments. On est presque dans un monde de science fiction, de fantastique. Je voulais faire un film sur cette prise de conscience du fait qu’on ne sait rien finalement et que le peu qu’on sait a quelque chose de sidérant. Nous avons perdu l’habitude qu’on avait étant enfant de se poser des questions sur le sens de la vie :« pourquoi nous vivons… etc. ». Quand on est adulte on commence à oublier ces questions et ça m’intéressait de les reposer à nouveau. Ce qui n’est d’ailleurs pas évident. Au début je voulais faire un film presque en vidéo et je n’ai pas pu le faire, tout simplement parce qu’à l’arrivée ça revenait plus cher que de le faire en 35. Mais je voulais d’abord faire quelque chose de très simple et de très quotidien. Et j’ai changé un peu en cours de route en particulier parce que je ne pouvais pas avoir exactement les lieux que je voulais.

De bruit et de fureur

Il y a toujours chez vous une dimension fortement critique, comme un procès des tares de notre époque. Alors justement, aimez-vous votre époque ?

Ça n’est pas forcément lié à l’époque mais à notre vie même. Il y a des choses qui sont quand même très bénéfiques dans l’époque. Quand j’étais enfant je rêvais de pouvoir voir les films chez moi sur commande et bien c’est arrivé. Nous commençons à avoir une somme de connaissances, même si à mon avis on est à l’aube d’un changement de civilisation complète, il y a quelque chose de tout à fait surprenant dans notre existence. Il y a aussi des rapports de classe dont j’ai peur qu’ils deviennent d’une brutalité totale et en particulier dans le domaine international. Mais bon ça n’est pas une grande nouveauté, les guerres sont une des grandes permanences de l’histoire du monde. C’est donc plus une interrogation sur le sens même de la vie et je suis bien obligé de la faire à partir des choses que je connais moi, donc à partir du monde dans lequel je vis. Peut-être que si j’étais né il y a un siècle ou un siècle plus tard je dirais des choses différentes. Mais le fond resterait le même je pense. Par rapport à ce film là et par rapport à ce que j’ai fait, puisque j’ai eu la chance de pouvoir faire du cinéma et que c’est arrivé tard et presque par hasard, j’ai eu la chance de pouvoir exprimer par le cinéma mes interrogations sur le sens de la vie et c’est ce que je fais.

Et reste t’il de la révolte en vous ou prenez vous une certaine distance face au monde ?

La réflexion est double et d’ailleurs, au niveau de la vie quotidienne, dans une constante contradiction. J’ai une sorte de révolte permanente devant l’injustice sociale et en même temps le désir d’un détachement par rapport à tout cela. J’envie les mystiques qui ont ce détachement. C’est aussi pour cela que le sexe est pour moi une valeur fondamentale ne serait-ce que symbolique. C’est pour cela que ça fait deux fois que j’évoque dans les films une lévitation. Sans le sexe, il n’y aurait pas de vie. Vous ne seriez pas là si un homme et une femme n’avait pas fait l’amour ensemble. Il n’y aurait pas de vie, pas d’animaux, peut-être des microbes mais pas de vie au sens où on l’entend. Et cette force, le sexe, qui peut d’abord se traduire par du désir, a quelque chose de très fort. La preuve est que cela a résisté à tous les cataclysmes. On continuait même à faire l’amour en camp de concentration au risque d’avoir des enfants. Maintenant, prenons les saints ou les gens de quelque religion qu’ils soient. Quand on voyait dans le cadre de la religion catholique Sainte Thérèse d’Avila, pour les représentations de ses extases on a l’impression d’une fille en pleine jouissance sexuelle, mais avec une grosse différence avec un orgasme très violent que peut éprouver une autre femme, c’est que là, elle n’est pas dépendante d’un homme, d’une femme, de sa main. Elle n’est dépendante de rien. Ça se fait seul. Même si c’est par attachement à un homme mort 2000 ans plus tôt. Elle est libre. Vous, si vous aimez votre femme, votre fils, un autre homme, une carrière, un drapeau, vous souffrez quand l’objet de votre désir disparaît. Là, la fille ne souffre pas puisque de toute façon l’objet de son désir est en elle. Cette espèce de détachement par rapport à la réalité quotidienne – par rapport, à ce que j’appelle moi les leurres de nos désirs – peut-être très apaisant, mais rare. Je me retrouve coincé entre ces deux éléments là en naviguant de l’un à l’autre.

Les Anges exterminateurs

Là par exemple, j’ai réécrit un scénario sur la bande à Bonnot, film que je voulais déjà faire il y a quatorze ou quinze ans. Une des choses qui m’intéresse cette fois est que le 20e siècle a été le siècle de l’affrontement du communisme et du capitalisme et que les premiers révoltés sociaux ont été les anarchistes. Ce sont eux qui ont inventé le syndicalisme. Mais je situe leur histoire qui est l’histoire d’une révolte par rapport à l’oppression sociale et politique de ce début de siècle et cette oppression était extrêmement violente. La misère était permanente. Alors quel était le choix ? Se résigner et courber l’échine et devenir un esclave et y rester. Ou bien se lancer dans le domaine politique ce que certains ont fait, ce qui a abouti à la révolution de 1917. L’un des anarchistes de la bande après quatre ans de prison, Victor Serge, s’est retrouvé aux côté de Trotski dans la révolution et l’a suivi jusqu’à sa mort au Mexique. Vous pouvez encore vous lancer dans la politique, ce qui est très long et en plus ça aboutit à des dictatures ou à des guerres – moi je pense que la deuxième guerre mondiale et les guerres coloniales qui ont suivies étaient directement liées à ces questions là, le monde capitaliste ayant choisi Hitler malgré Mein Kampf parce qu’il préférait Hitler au socialisme. Les anarchistes ne pouvaient pas supporter la dictature, même provisoire de toute forme d’état et leur seule révolte restait le banditisme, qui d’ailleurs ne devait pas mener loin. La bande à Bonnot a duré quatre mois, là où Bonnie and Clyde a duré deux ans. C’est le contexte qui m’intéresse, de la même manière qu’il a été envisagé que je fasse un énorme film sur la guerre d’Indochine, après mon gros succès au début des années 90 et j’ai reculé pour un certain nombre de raisons. Mais c’était ces sujets là qui m’intéressaient. Pourtant, vous voyez que je suis porté vers des films complètement différents; un des sujets de fond tel que je le vois, moi, avait été d’ailleurs abordé dans Céline qui tranche par rapport aux films sociaux que je faisais habituellement, mais qui n’est à mon avis pas contradictoire, car quand on y réfléchit bien, dans les films que j’ai pu faire, y compris De bruit et de fureur, il y a une sorte de dimension quasi métaphysique à quoi renvoient le fantastique et les apparitions qui relativisent considérablement le contexte social. Je me rappelle un critique communiste qui m’avait dit « avec tes apparitions tu nuis à la révolte sociale, tu l’atténues ». C’est vrai ! Mon but n’était pas de faire des tracts, mais d’avoir une réflexion sur le monde dans lequel j’étais.

Votre cinéma est singulier et a la particularité d’oser mélanger les tons et les genres. Est-ce une forme spontanée chez vous ou un désir profond dans votre conception du cinéma ?

C’est une des choses que je ressens moi profondément et que j’ai toujours aimée. Ça n’est pas très français. C’est plus anglo-saxon. Regardez Shakespeare, il y a un mélange des genres qui inclut y compris le fantastique. Mais la culture française est une culture du bon goût, de l’élitisme, presque du refus des émotions. Si on parle des choses graves comme du sexe ou de la mort, on le fera sous la forme d’allusion, d’abord en éliminant toute forme d’émotion et en le faisant d’abord sous la forme d’allusion pour le happy few qui feront sourire le happy few. Bref, c’est ça la culture française. Faulkner n’aurait jamais pu exister avec les romans qu’il a écrits. Même les plus clairs. Vous imaginez Sanctuaire ? Un gros succès. On y voit un impuissant qui essaie de violer une nénette avec un épi de maïs. Inconcevable dans la culture française. Dans Le Hameau, un type tombe amoureux d’une vache et va la baiser. Il est vrai qu’il a enrobé ça dans un tel langage qu’au début on ne comprend rien. Ceci dit, dans mes films, il n’y a pas non plus des moments où on va baiser des vaches !!!!

Céline

Votre cinéma implique un très fort rapport à la croyance. Vous filmez par exemple l’élément fantastique comme parfaitement intégré au réel et depuis fort longtemps, ce qui nous rapprocherait parfois du cinéma asiatique ou anglo-saxon. En dehors du très fort potentiel métaphorique du surnaturel, croyez-vous vous-même aux esprits ?

Sachez simplement que parmi les éléments surnaturels décrits dans Céline, sept sur dix, je les ai vécus. Ça n’est même pas une question de croyance. Esprits ? Je ne sais pas. Mais par exemple, un jour on m’avait invité à voir tourner les tables, moi je n’avais jamais fait ça. Bref, je n’y crois pas. Au bout d’une demi-heure, la table commence à bouger, je demande à tout le monde de s’en aller. Je me suis retrouvé donc seul et la table s’est mise à courir. Ça n’était pas une grande table, mais bon, il a fallu que je cavale derrière sur une trentaine de mètres ! Elle a donné également des messages, vous savez, comme pour Victor Hugo. Il y a eu deux messages qui ont été ultra troublants, et je ne vois pas d’où ça pouvait sortir. De la même manière, j’ai échappé à la mort à la suite d’une intuition. Il y a douze mômes qui ont été coupés en deux et moi j’y ai échappé à quelques secondes près à la suite d’une intuition. Je suis bien obligé de voir de façon à peu près évidente qu’il y a quelque chose d’autre. Et moi en plus les éléments d’origine mystique j’ai toujours été relativement attaché à ça. J’ai hélas dû couper dans Un jeu brutal des éléments fantastiques, parce qu’on m’avait demandé de le faire et que j’ai été con d’écouter ce qu’on m’avait dit. Il y a encore quelque chose qui transparaît, mais deux ou trois éléments ont disparu. Je le regrette profondément. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles j’ai toujours inséré le fantastique, la première étant que je crois profondément à un monde non pas parallèle, mais omniprésent : nous sommes aveugles par rapport au monde où nous vivons, qui est quasiment fantastique. Je n’aime pas employer certains mots comme « esprit » et autres, car je pense que ces mot, comme « dieu » ou autre, les réalités dont il s’agit sont indicibles par les mots. Je suis toujours embarrassé quand il s’agit d’employer ces mots, mais c’est vrai que j’adhère à ça et que dans tous les films, même s’il n’y a pas d’élément fantastique, il y a toujours un élément énigmatique, comme si on ne pouvait jamais être sûr de rien, et que la réalité, fondamentalement, on ne sait pas ce que c’est.

Ce qui me frappe en effet c’est que c’est du cinéma constamment « ouvert », là ou dans l’ensemble le cinéma français paraît tout de même bien « fermé », rationnel, ancré dans la réalité, refermé sur soi…

Je pense hélas comme vous.

Choses secrètes

Vos personnages, dans leur quête, entretiennent un rapport très étroit entre la sexualité, la spiritualité et le sacré ? Est ce que tout cela est irrémédiablement lié, pour vous ?

Je ne suis pas sûr. Pour les mystiques, il y a détachement, comme si tous les désirs humains étaient fondamentalement des leurres, à l’instar d’un poisson qui peut se jeter sur un leurre en croyant tomber sur un poisson femelle. Je pense qu’il n’y a pas de sérénité, ou même d’amour au sens divin, sans un certain détachement. On aime en étant détaché. Et ça, c’est une des choses qui est la plus difficile à obtenir. C’est un idéal quasi inaccessible, tout du moins pour moi. Mais c’est au centre de ma réflexion. Tout ça pour vous dire que je mets un bémol à ce que vous dites sur le fait que tous ces éléments sont liés. Et en même temps ces éléments ne sont peut-être pas destinés à être liés éternellement, mais j’ai souvent pris le sexe parce que le sexe était un élément symbolique fort. Il y en a un autre qui est qu’il y a une sorte de dénégation sur le sexe, une sorte d’interdit qui tombait sur nous… et en particulier pour les femmes : regardez, le pape dit maintenant que les femmes ont le droit de jouir mais dans le cadre du mariage uniquement ; avant elles n’avaient pas le droit du tout. Je me rappelle avoir obtenu des confidences d’un certain nombre de femmes qui m’ont dit que pour une bourgeoise il était absolument interdit d’avoir un orgasme ou alors c’était une pute. Regardez le bouquin d’André Maurois, La terre promise : la fameuse terre promise est pour une bourgeoise d’avoir un orgasme une fois dans sa vie. Et même si maintenant il y a une grande tendance, ultra légitime, chez les femmes à la revendication au plaisir, les problèmes ne sont pas résolus. C’est pour ça qu’à mon avis, le sexe sera un des sujets fondamentaux dans le monde occidental dans les vingt prochaines années, peut-être même pendant plus longtemps que ça. Je disais ça en tant que symbole du non-dit, de l’interdit social. En même temps ces éléments, tout au moins dans mes films, sont liés, mais il y a toujours une interrogation sur ces questions qui transparaît.

A l’aventure

Pensez-vous que le corps soit condamné à être en conflit avec l’esprit ou qu’il puisse exister une harmonie entre les deux ?

Non. Sur ce terrain là, je pense en particulier que dans les rapports amoureux lorsque les gens s’aiment il n’y a aucune raison pour qu’ils ne fassent pas l’amour ensemble et que les deux sont liés.
Je pense qu’il n’y a pas nécessairement de tiraillement entre ces deux éléments, ne serait-ce que pour une certaine chose toute bête c’est que je ne vois pas pourquoi les gens se culpabiliseraient de la sexualité, pour leurs pratiques sexuelles. Bon, il y en a qui sont interdites celles-ci mieux vaut ne pas trop en avoir parce qu’elles risquent de générer un grand problème de frustration. Souvent on a employé cette expression de « tiraillement » entre l’un et l’autre surtout à cause du sexe et des désirs sexuels. Ou bien pour les gens qui voudraient être libres et se débarrasser de la prison du corps. Mais l’origine est quand même là. Vous prenez par exemple les films de Bresson Un condamné à mort s’est échappé et Jeanne d’Arc qui ont le même sens à savoir le désir d’obtenir la liberté, c’est-à-dire la libération du corps. Chez Jeanne D’arc elle en arrive à son absolu, à savoir que le corps a complètement disparu. Elle se fait brûler vive en suivant les voix de Dieu. Mais dans Un prisonnier, c’est symboliquement la même histoire, à savoir « aide toi, le ciel t’aidera, mais d’abord, il faut que tu soies quelqu’un de fort et peut-être le ciel t’aidera à obtenir la liberté ». Or, amusez vous à jeter un œil sur le film de Jean Genet sur les prisons qui ressemble beaucoup à celui qu’a fait Bresson après. Dans les prisons il y a les mêmes plans, si ce n’est qu’il y a des plans que vous ne trouvez pas chez Bresson de prisonniers qui sont torturés par le désir et qui sont en train de se branler sans arrêt. S’il n’y a pas ça chez Bresson, on sent que la prison du corps c’est d’abord la prison liée au désir. Je sais bien que l’église catholique en général a tendance à mortifier le corps en tant que punition – pour les hindous la vision est plus tranquille, plus sereine en ce qui concerne les rapports entre le corps et l’âme et en ce qui me concerne moi il n’y a pas ce divorce…

Choses secrètes

Alors justement, qu’on soit croyant ou pas, est ce que ça n’est pas une façon de tendre vers le sacré, désolidarisé de la notion de dieu ?

Peut-être. Ce qui est frappant pour mes héros, c’est qu’ils sont prisonniers des désirs au sens le plus large. Regardez dans Choses secrètes, les deux vrais héros sont Nathalie jouée par Coralie Revel et le patron. A la fin l’héroïne, après des années de prison et après avoir tué le bonhomme qui ne demandait que ça, finit par abandonner un certain nombre de désirs et sa révolte sociale. Elle abandonne la révolte et elle accepte la vie. C’est vrai qu’il y a une part de tentative d’acceptation de l’existence quelle qu’elle soit, que j’essaie de mettre dans les films. Dans Céline, la véritable héroïne pleine de doute et torturée était le personnage jouée par Lisa Hérédia. Or, si l’on analyse ce dernier plan du film sur un travelling avant vers une fenêtre ouverte sur la nature, un beau paysage – c’est présent aussi dans Un jeu brutal, l’acceptation de la vie, implique l’acceptation de la brutalité qui va de pair avec. La vie et la mort s’interpénètrent, les animaux se bouffent entre eux, nous même on bouffe des animaux sans arrêt, on fait des guerres, on tue, c’est l’acceptation de tout ça… et qui prend malgré tout l’aspect de la beauté, ce qui est pour moi toujours aussi énigmatique. Mais c’est fait de manière totalement délibérée. Bien sûr que je suis toujours intéressé par ces questions en espérant ne pas les souligner par des traits de crayon, mais il y a toujours quelque chose d’énigmatique qui reste. Au fond dans le dernier film que j’ai fait on termine sur des questions sans réponse.

Il me semble que particulièrement dans A l’aventure, au-delà de la réflexion sur le mystère hitchcockien du plaisir féminin, vous prenez une certaine distance, presque ironique dans vos scènes érotiques, dans un effet de théâtralisation extrême. Est-ce que je me trompe ?

Ça n’est pas faux. Il y a une interrogation et une fascination chez l’héroïne quand elle découvre le plaisir légèrement sadique, y compris dans les dernières séquences érotiques. Là, vous touchez du doigt quelque chose. Plus théâtrales, je ne sais pas. Il y a une mise en scène qui peut avoir cette dimension ne serait-ce que par l’utilisation des travellings qui renvoient à la fascination mais également dans un but de dramatisation, même si cette dramatisation reste suspendue – je pense en particulier à la longue scène sado masochiste qui est un plan séquence de quatre minutes. Elle se termine par un travelling sur une Carole qui a l’air complètement fascinée par ce qu’elle voit. Par quoi est-elle fascinée, on en sait rien. Mais c’est vrai que c’est peut-être plus théâtral.

Quand je dis « théâtral », l’ironie de la scène telle que je l’ai perçue vient aussi du fait qu’on a l’impression qu’eux même se mettent en scène, font leur propre théâtre.

C’est évident qu’il y a une sorte de mise en scène. C’est vrai que concernant le masochisme, je me demandais sans arrêt pourquoi, dans un certains nombre de films pornos, je voyais des filles qui se faisaient frapper sur les fesses, je trouvais ça ridicule. Et j’ai appris qu’il y en a plein qui font ça parce que ça les excite davantage et que ça les fait jouir davantage. On trouve son plaisir où on peut. Mais bon, je n’ai jamais vécu ça.

Je perçois plus de leurre justement dans ces séquences érotiques, alors qu’on s’approche plus de la réalité dans les séquences qui suivent…

Ça, qu’il y ait du leurre c’est possible car quelque part c’est ma pensée à moi. Donc consciemment ou inconsciemment, j’ai pu le mettre. Je me suis rendu compte que mon inconscient travaillait beaucoup, même quand j’ai tout travaillé, j’ai réalisé qu’il y avait des similitudes entre certains personnages, mais je ne m’en étais jamais rendu compte et ça m’a sauté aux yeux des années après par hasard. Mais je vous avoue que je ne l’ai pas fait délibérément et consciemment.

A l’aventure apparaît comme un film de transition ? Savez-vous déjà où cette transition va vous mener ?

Comme je vous disais, j’ai écrit un scénario différent sur l’histoire de la bande à Bonnot. J’en ai en tête deux autres, dont un tout petit. Mais vous savez, les thèmes qui reviendront seront toujours les mêmes.

Céline

… bien sûr, même si celui là paraît plus serein… le plus serein depuis Céline, qui me paraît le plus proche d’A l’aventure.

Oui, c’est vraisemblable. Si vous voulez, là aussi je ne commence pas par un temps fort. Dans Céline on commence par tomber sur une fille qui pleure et qui veut se suicider. Là, il n’y a pas de temps fort, de temps énigmatique, rien. Juste une interrogation immédiate sur la relativité ou le leurre de notre vision et de nos coutumes, et de la société. Peut-être que le fait de prendre clairement conscience de la réalité apaise. Peut-être aussi que ces quelques années, j’en ai tellement pris plein dans la gueule qu’il y a quelque chose en moi qui a été brisé ou changé, c’est possible. Ces films, j’en suis l’auteur de toute manière, ils sont inséparables de moi, de ce que je ressens et de ce que je pense. Il est possible que ce côté plus apaisé disparaisse avec la bande à Bonnot !

J’ai parfois la sensation, au vu du climat extrêmement intime qui se dégage, que chaque film serait un fragment de votre « autobiographie ».

Dans A l’Aventure, au premier degré il y en a aucun. Je fais dire à des personnages des choses que je ne pense pas. Mais qu’on soit pour ou contre il reste une problématique et c’est la mienne.

On a tendance à identifier le personnage joué par Etienne Chicot à vous

Oui, mais il faut se méfier. Je ne suis pas allé en Inde, je n’ai jamais été chauffeur de taxi, et pour cause je n’ai pas le permis, et je n’ai pas non plus été professeur de physique ni l’amant d’une fille très riche. Mais il y a un toujours un minimum de similitudes. Le metteur en scène des Anges exterminateurs c’était moi à 30, 40 %. La jeune prof dans De bruit et de fureur, c’était aussi moi à 30%…

Jean Claude Brisseau, pourquoi faites-vous du cinéma ?

Parce que j’aime ça. Il y a plusieurs réponses à ça. Il y en a une qui est que curieusement c’est comme si j’essayais de revivre ou de faire revivre le temps où j’allais au cinéma quand j’étais enfant, et où d’ailleurs il s’agirait de faire revivre un cinéma qui est hélas définitivement terminé. Il y a aussi le fait que j’ai eu la chance de pouvoir faire des films qui étaient l’expression en images de mes interrogations sur la vie. Ça m’a permis aussi de temps en temps d’expérimenter des choses que les autres n’avaient jamais faites avant. Pas trop dans la construction au sens de ce que ferait Godard qui faisait d’ailleurs souvent le contraire de ce qu’on faisait, mais plus dans les rapports émotionnels. En apparence, on a l’impression de voir un film simple mais en allant plus avant cela n’est pas si simple que ça. On a beaucoup dit que j’étais un cinéaste naïf, parfois même de façon positive, moi je veux bien, je n’en suis pas certain… en revanche, j’essaie d’être lisible pour tout le monde. Pour répondre à votre question, ce travail de recherche sur le cinéma est un mélange d’émotion et de philosophie, le tout étant si possible dramatisé. Ça m’a beaucoup intéressé, je suis heureux de l’avoir fait et j’espère pouvoir continuer à le faire.

Un grand merci à Jean-Claude Brisseau pour m’avoir reçu et à Audrey Grimaud pour avoir rendu possible cet entretien

Voir également la critique de A l’aventure

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