Anne Émond n’est pas une inconnue chez nous, mais Nuit # 1, son premier film et le seul à avoir été distribué en France, a depuis rejoint dans la nuit le dressing poli des sorties AE passées de mode. Certains se souviendront néanmoins de son talent sans pareil pour faire affleurer les émotions, notamment les festivaliers de Locarno qui y découvrirent avant nous autres européens, Les êtres chers, fresque familiale aussi douloureuse que bénéfique et pourtant restée inédite. Tout comme Nelly, la dernière née baptisée au fiel avant même d’avoir été analysée. Tant de motivation pour des projets ambitieux, tous si différents, intriguait. La rencontre avec l’auteure fut la plus émouvante et la plus stimulante du festival 48 images seconde. Encore ébranlée, hantée par une Nelly Arcan qui se dérobe, à vif sous les feux nourris de la critique, Anne Émond affronte pour la première fois une période d’inactivité cinématographique qui tombait à pic pour un court séjour floracois à la croisée des chemins. Entretien entre ombre et lumière, en bas d’une cage d’escalier de la Genête verte ( le temple du cinéma québécois à Florac ), avec une cinéaste aussi douée qu’attachante et dont on espérera les travaux futurs comme la première journée du printemps.

( Deux personnes manquent de nous écraser et on leur indique la sortie ) Les êtres chers est un film que vous avez porté durant quinze ans mais vous avez d’abord réalisé Nuit # 1. Comment se sont passés vos débuts ?
En fait, Les êtres chers ( 2015 ), je ne l’avais pas écrit avant mais j’y avais beaucoup réfléchi. Je savais qu’un jour j’écrirai et je ferai ce film là. Mais le premier que j’ai vraiment écrit, c’est Nuit # 1 ( 2011 ). Avant j’ai fait beaucoup de courts-métrages, presque une dizaine, autoproduits, sans argent. J’étais dans une sorte de frénésie et à l’école, je tournais deux ou trois courts-métrages par an. À un moment donné, j’ai commencé à écrire Nuit # 1 qui était vraiment très personnel. J’étais dans une période de ma vie où juste après l’université, mes amis et moi, on avait entre 25 et 30 ans et on se comportait encore comme des adolescents de quinze ans ! Notre vie se résumait à des aventures, les fêtes, l’alcool, la drogue…

Vous disiez que le film était symptomatique de la génération 2012…
Oui absolument, c’est une génération qui s’est politisée à partir de cette crise étudiante là ( le Printemps érable, vaste mouvement de contestation étudiante en 2012 ) , mais qui avant d’une certaine façon était complètement désœuvrée. J’ai donc commencé à écrire sans savoir ce que ça allait donner, presque sous forme de journal intime et c’est devenu mon premier film. Tout s’est fait très instinctivement jusqu’à maintenant dans ma courte carrière. Ensuite, j’étais prête pour Les êtres chers, puis Nelly ( 2016 )… Tout s’est vraiment enchaîné sans que je me pose trop de questions. Et c’est drôle parce que ça commence maintenant… Pour la première fois depuis 2009 et mon premier film, je ne sais pas encore de quoi sera fait le prochain. C’est affolant et en même temps, c’est cool ! ( rire. La minuterie s’éteint, le reste se poursuivra dans l’obscurité, sauf quand des passants rallument )

Nelly

Nelly (2016) d’Anne Émond

En plus de la passion et de la mélancolie, de la volonté de démythification du personnage de Nelly Arcan, quelles sont les thématiques qui traversent vos films ?
Je parle beaucoup du sentiment, qui moi m’habite très fortement, de ne pas être faite pour ce monde, comme si je n’avais pas d’aptitude à vivre… Qu’est ce que je fais ici ? C’est très difficile pour moi. Tous les jours, je me pose la question. Pourquoi on vit ? Comment vivre ma vie ? Hier, j’étais en randonnée toute seule durant quatre heures et des trucs me traversaient la tête : « Je pourrais aller vivre à New-York… Tiens j’ai vu une petite ferme dans le coin, je pourrais peut-être essayer d’y vivre complètement isolée… » . Honnêtement, j’ai du mal à vivre et je pense que c’est ce qui relie tous mes films. Je suis aussi entourée de gens qui ont eux aussi cette difficulté. ( rire ) C’est tabou, mais il y en a beaucoup plus qu’on ne pense en fait ! 50 % des gens ont du mal à vivre…

Après, chacun le vit différemment… Chez vous en tout cas, ça stimule la création ! Et sinon, ce n’est pas l’impression que vous donnez au public ici…
Non, non… Je trouve les moyens d’être heureuse dans ma vie mais je me sens très fragile. Je remets toujours la vie en question et les personnages que j’écris sont comme ça aussi. Vous parlez de mélancolie, c’est absolument ça. Mes films sont formellement très différents les uns des autres et j’ai parfois l’impression que ça dérange, que d’une certaine façon les gens aimeraient que je creuse un sillon formel. Dans le cas de beaucoup de cinéastes, au premier plan de leurs films, on sait qui l’a fait, leur style est tellement signé… Pour moi, ça n’est ni une preuve d’intelligence, ni de talent. En ce qui me concerne, c’est le contraire…

Les êtres chers

Les êtres chers (2015) d’Anne Émond

On retrouve quand même certaines recherches… Vous avez aussi le goût de l’écriture, point commun avec Nelly Arcan. Une façon de monter très particulière, je pense à la fluidité du montage des Êtres chers. On a l’impression d‘un montage spontané, instinctif, avec beaucoup de trouvailles comme la fuite ou l’arrivée du son, alors qu’au contraire il a été élaboré à l’issue de nombreuses projections tests…
Non, c’est vrai, il y a de ça aussi… Ce qui se définit chez moi de plus en plus, c’est que je ne suis pas une cinéaste formelle. ( étonnement ) En tout cas pour moi, ce n’est pas ce qui m’intéresse en priorité. La première chose, c’est de raconter, pas nécessairement une histoire, mais quelque chose. Ce sont les personnages qui m’intéressent avant tout, ensuite la forme vient. Je ne pense pas mes films d’abord formellement. Jamais !

Pour Les êtres chers qui est un récit très elliptique, vous avez trouvé une très belle lumière… ( des personnes passent, la saluent ) Comment travaillez-vous avec votre chef opérateur Mathieu Laverdière ?
Alors, j’ai fait deux films avec lui et le dernier avec José Deshaies, qui a filmé presque tous les films de Bertrand Bonello, une chef-opératrice formidable. J’avais envie de changement. Je me suis rendue compte à quel point c’étaient deux manières différentes de travailler. Changer de chef op, ça change tout un tournage. Mathieu a une manière très instinctive de travailler. Comme moi ! On arrive, on voit les acteurs, on voit les lieux, on place les trucs puis on s’approche des personnages, on les filme de la meilleure façon, sur le moment. Avec Josée, et je pense que c’était parfait pour Nelly, une plus grande recherche a été faite. C’est un film qui parle, entre autres, de l’apparence et de l’image. Aussi, c’est peut-être mon film le plus esthétisant…

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Nelly (2016) d’Anne Émond

Dans le sens où les partis pris sont plus affirmés…
Complètement et pour moi ça fait partie du propos, dans le sens où Nelly Arcan était obsédée par son image, par ce qu’elle offrait au monde et ce qu’il pouvait penser d’elle, c’était très important. Donc ce sont vraiment deux manières très différentes de travailler. Mathieu et moi, on se laisse toucher, alors que Josée sur un plateau, elle est glaçante, elle ne s’emballe jamais. Nous parfois, on est heureux, on crie au génie, alors qu’elle, elle fait « Oui c’était pas mal ». (elle éclate de rire ) C’est très froid ! Moi je laisse la place. J’ai une idée, je sais comment vont être filmées les scènes, comment elles vont être découpées. Je connais le côté technique, comment il faut éclairer. Je connais les lentilles, les caméras, mais je laisse vraiment aller. Et quand j’ai de vraies interrogations, là j’interviens et je dis « Non, non ! ». Je demande à ce qu’on mette une 50mm parce que là c’est pas la bonne lentille. Des détails… Mais sinon, j’aime bien qu’on collabore.

Là pour Nelly, au niveau décors, costumes, toute la prod design est très chiadée. Vous avez presque une gamme de couleurs par scène ! Un degré de sophistication qui vous rapproche du travail de Xavier Dolan…
Oui, tout à fait. Et ça m’inquiétait un peu de travailler comme ça, car je ne voulais pas faire un fashion show. J’avais peur de tomber là-dedans, de m’éloigner de mon personnage en voulant le filmer de manière trop artificielle. Mais finalement, elle l’était artificielle, donc à ce niveau là, ça fonctionnait très bien. ( dans la pénombre, deux personnes traversent l’escalier, elle les branche ) Allez, tu montes ? On savait pas où se mettre, désolé… ( rires ) Nuit # 1, c’était drôle, c’est tout un décor, du studio. On avait loué un grand appartement et on l’a coupé en deux. On a tout refait, on a fait la salle de bains dans une église. C’est complètement artificiel. Les êtres chers moins, mais quand même beaucoup car comme c’est un film d’époque, il n’y a rien de vrai. Tout est inventé, mais on cherchait quelque chose de plus naturel dans le look.

Les êtres chers

Les êtres chers (2015) d’Anne Émond

Ça a beau être naturel, il y a quand même ici une forte portée symbolique avec ces bois d’abord, qui ont une fonction évidente en lien avec l’inconscient de David, le père. Vous disiez tout à l’heure que le territoire était quelque chose qui comptait beaucoup, par rapport au lieu où ça s’est passé…
Oui en effet, on a choisi un lieu on a trouvé cette maison là, on a arpenté des kilomètres et des kilomètres pour trouver le lieu parfait. Je voulais vraiment le fleuve, la maison à une certaine distance du fleuve, la côte à l’arrière… Tout était clair dans ma tête, il faut dire que c’est très près de mon histoire à moi, donc je pense que la petite fille en moi cherchait à recréer toute sa vie de famille. Mais effectivement, une fois ça trouvé, rien n’était là pour rien. Le fleuve était d’une certaine façon symbolique, la forêt l’est beaucoup. C’est la même chose pour Nelly. Pour le David des Êtres chers, ce qui lui permet de vivre le tue aussi. C’est complètement tragique parce que chez ces êtres là – j’en ai connu beaucoup des gens qui se sont suicidés ou qui ont essayé de mettre fin à leurs jours ! -, c’est curieux comment il y a au départ une vraie pulsion de vie. Une espèce de lucidité constante qui te dit : « Cette vie ne durera pas toujours ». David aurait voulu que ses enfants restent tout le temps tous petits. Mais la vie c’est pas ça. Les choses changent, les choses se terminent… Et donc ce qui conduit quelque part à la mort, c’est un grand désir de vie et l’angoisse que cela se termine. Des fois, on finit par y mettre fin tout de suite pour ne pas faire face à cette tragédie de la vie ! ( rire ) Ça finit mal on le sait, ça finit. ( rire )

C’est d’ailleurs un des partis pris de Nelly parce que le rythme du film est impulsé par ce qu’on sait déjà. Votre choix est de ne pas partir du personnage public, souvent fantasmé et limité à Putain, son premier livre, mais de revenir déjà à la petite fille. Quand elle parlait en interview de « choses irréparables », pensait-elle vraiment seulement à cette scène d’humiliation ? Qu ‘est ce qu’il y avait d’autre ? Quels étaient plus précisément ses rapports avec son père ?
Ça, c’est un sujet qui est assez peu abordé dans le film, la famille, la relation aux parents pour deux raisons : on ne fait pas une série télé ou du roman et ça deviendrait très rapidement «  psychologisant » – au sens péjoratif pour moi -, cheap. On essaie donc d’expliquer par l’enfance. Ensuite, une des premières choses que j’ai apprise sur Nelly Arcan, c’est qu’elle mentait énormément. Tout le monde m’en parlait. Donc sa relation à son père, je ne la connais pas. Elle a parlé d’inceste dans Putain. Mon impression est que ce n’est pas vrai, elle l’a d’ailleurs démenti à la fin de sa vie. Elle a déclaré : « Je souhaite que mes parents ne lisent pas mes livres », « Je regrette d’avoir écrit ça », « d’avoir démoli mes parents ». Donc ça ne m’intéressait pas d’en revenir à ça et à ses parents qui ont beaucoup souffert, parce qu’ils ont perdu Nelly, parce qu’elle a écrit sur eux… J’avais l’intuition que je ne parviendrai pas à l’expliquer par cette voie là, bien au contraire. J’espère que ça fait la même chose au spectateur quand il termine le film que pour moi, après mes nombreuses années de recherches : Nelly et son mystère m’apparaissent encore plus grand qu’au début. Je la comprends encore moins qu’au moment où j’ai commencé à faire de la recherche sur elle. On ajoute des couches d’explications peut-être, d’états  qu’elle a pu vivre surtout et le mystère s’épaissit jusqu’à la fin.

Nelly

Nelly (2016) d’Anne Émond

Alors les femmes ont réagi très vivement, certaines féministes trouvant par exemple que le côté charnel n’est pas mis en avant dans le film, qu’il est nié ou dévalorisé. Nelly Arcan déclarait par ailleurs, chez Ardisson je crois, « J’ai un regard dur sur les choses ». Vous êtes vous même plus dans ce parti pris là que dans la sanctification…
Complètement, mon regard sur Nelly Arcan est très dur. J’ai une grande admiration pour son travail mais je ne veux surtout pas en faire un modèle. S’ôter la vie alors qu’elle avait encore de grands romans à écrire, ça m’attriste. Je ne veux pas la mythifier, je suis triste pour elle, pour sa vie. J’ai beaucoup appris dans ce film, parce que les vraies reproches, les critiques les plus dures que j’ai essuyées avec ce film me sont venues des féministes ou de celles qui admiraient Nelly Arcan. Ça, c’est difficile pour moi… ( émue ) On se nuit là, on se tire une balle dans le pieds en disant « Mon féminisme est meilleur que le tien ». Je n’arrive pas à comprendre ça… Bizarrement, Nelly Arcan a souffert toute sa vie elle aussi de ses relations avec les autres femmes, avec ses amies, qu’elle choisissait toujours moins brillantes ou moins belles qu’elle. Donc oui, que les critiques les plus vives me viennent des femmes, ça m’étonne et puis ça me désole.

Au contraire d’un biopic traditionnel, vous avez cherché à vous en éloigner, à mélanger le personnage avec d’autres figures féminines importantes…
C’est peut-être ce qui a choqué les gens qui auraient voulu qu’on essaie simplement de décrire sa vie et de l’expliquer. Ce scénario là, j’ai essayé de l’écrire mais je n’y ai pas réussi. Peut-être que quelqu’un d’autre le fera un jour… il peut y avoir plusieurs films sur elle. Bien sûr, avoir été prostituée, avoir connu ce succès littéraire là, c’est intéressant. Mais ce qui m’a interpellé d’abord, ce sont ses thèmes. Virginia Woolf parlait un peu de la même façon, partageait des choses avec elle. Amy Winehouse aussi, à travers toute sa tragédie, sa dépendance aux hommes, aux substances… Et si quelqu’un s’est bien humiliée publiquement, c’est bien elle. Ce sentiment là, Nelly Arcan le vivait. Donc vraiment toutes ces femmes là m’ont inspiré. Beaucoup…

Remerciements : Anne Émond, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Dominique Caron, Pauline Roth et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos de tête d’Anne Émond : Eric Vautrey.

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