« Je saisis l’urgence pour un peuple minoritaire comme le nôtre de témoigner dans ses propres termes de son histoire et de ses rêves, l’urgence de s’approprier tous les outils de son développement, y compris le grand écran. »
André Gladu, La conquête du grand écran, 1996
Après la culture Inuit l’an passé et l’histoire du cinéma québécois en 2015, le festival 48 images seconde de Florac, nouvellement sous-titré Rendez-vous avec le cinéma québécois ET la francophonie, a désormais pour vocation d’élargir son champ d’investigation aux autres peuples francophones d’Amérique. C’est donc chose faite avec une ouverture documentaire sur l’histoire acadienne et la culture cajun. Ce qui aurait pu sur le papier rebuter les cinéphiles traditionnels, moins enclins à découvrir des cultures entières que des œuvres fortes et isolées, s’est avéré une expérience remarquable puisque c’est finalement au « petit » festival de Florac qu’on doit une des plus importantes découvertes de ces dernières années dans le champs documentaire, à savoir l’œuvre d’André Gladu.
Coureur de voix
C’est durant son adolescence au début des années soixante qu’André Gladu a l’intuition d’une musique québécoise plus authentique que celle d’alors, bien encadrée par le clergé, une musique folk et populaire mais refoulée par la génération de ses parents. Son amour du blues et des musiques jouées par les noirs américains, ajouté à ses propres voyages, va le voir entamer des recherches poussées dans le sillage de l’explosion folk américaine ( la grande époque du festival de Newport ), attitude emblématique de toute une jeunesse s’interrogeant sur ses racines ( de John Mayall à Zachary Richard ) pour mieux bousculer les fondements de la société. Après avoir « cherché fort », au-delà du seul violoneux Jean Carignan, déjà redécouvert par la génération précédente, celle de Perrault et autres pères fondateurs du cinéma direct, mais surtout après avoir découvert de précieuses bandes magnétiques enregistrées par Pierre Perrault, de disques en disques dénichés ici et là, André Gladu retrouve patiemment ces maîtres de la musique populaire, qui sont pour lui le plus haut degré d’expression d’une culture québécoise méprisée et même niée par les gouvernements anglophones successifs ayant eu le désir de hâter l’assimilation de tous les autochtones. Des musiciens « ni folklorisant, ni folklorisés »… « Un mot, une chanson, c’est comme ça que la vie est faite » dit l’un des chanteurs de Bénissons le chagrin, le plus beau des segments du Chant du monde ( 2014 ). Et parce qu’André Gladu descend d’André Gladu, coureur des bois de renom ayant participé à la découverte de ces immenses territoires d’Amérique du nord, il était bien placé pour sentir cette circulation de la culture sur plusieurs territoires et même se lancer, par ses propres moyens, à sa poursuite.
Ce sera donc Le reel du pendu ou la grande aventure d’une mélodie jouée autant au Québec que par les cadiens (habitants de la Louisiane, dits Créoles ) ou les acadiens ( communauté française du Nouveau-Brunswick, déportée après l’annexion par les anglais suite au traité d’Utrecht de 1713 ). André Gladu n’a que 26 ans mais à force de « courir la derouine » ( aller deci-delà ), il vient d’avoir en Louisiane la révélation de ce qu’il ne faisait que soupçonner jusqu’ici : l’existence d’une culture commune ayant survécu au fil des siècles à l’oppression et chargée de la même énergie et de la même authenticité que les chants et le swing des noirs américains. En présentant son film, le cinéaste n’est pas tendre avec ses débuts. Autre caractéristique du personnage, il prête la plus grande attention à la projection de ses œuvres en salle auxquelles il assiste religieusement et en intégralité. Au delà de la vérification technique de la qualité sonore, souvent négligée il est vrai par les salles de cinéma ou les projectionnistes, c’est surtout le moment où le cinéaste revit intensément la captation musicale d’instants le plus souvent uniques. En effet, bien des personnes qu’il a enregistrées au fil des années ont disparu, leurs instruments et leurs manières particulières d’interpréter ces morceaux avec eux. Si Le reel du pendu n’est pas le summum du cinéma direct, il en est pourtant une pièce maîtresse – et que le temps s’est chargé de bonifier – qui fera aussitôt sa renommée. Ses pairs souhaitaient depuis longtemps faire un film autour des musiques traditionnelles, mais seul Gosselin, un an après Jean Carignan violoneux, réalisera encore La veillée des veillées ( 1976 ), où apparaît d’ailleurs André Gladu, alors programmateur de festivals importants du renouveau folk pour le service animation de l’université de Montréal ( UQAM ). Des événements culturels qui sont déjà une traduction concrète de ce sentiment d’urgence à diffuser cette culture auprès du plus grand nombre de québécois avant qu’elle ne disparaisse de sa belle mort. Une rapide comparaison des styles filmiques respectifs montre déjà, par contraste, en quoi le cinéma d’André Gladu se démarque des prises de vue et de la mise en scène du concert par Gosselin.
Chez le plus grand cinéaste musical de sa génération, une captation live est d’abord une rencontre intimiste avec des humains, qui expriment un état d’esprit commun à travers leur art respectif. Et tant pis si dans Le Reel du pendu, la caméra n’est pas encore là où elle se doit d’être ou que les choix extérieurs à la musique apparaissent plus naïfs. Certains éléments de mise en scène sont déjà présents comme ce beau plan contemplatif du violoneux à travers la vitre qu’on retrouvera beaucoup plus tard dans Jam en Matawinie. Calme du dehors contre effervescence des intérieurs… On peut en tout cas louer la fraîcheur du regard à même ses défauts. Car éclate ici le besoin de tourner ce film, comme si sa vie en dépendait, de concentrer l’énergie dans laquelle baignent ces musiciens, cette nécessité de donner, défendre et transmettre le legs culturel dont ils sont les derniers dépositaires. Mais on constate aussi dès l’ouverture cinétique qu’André Gladu, comme tout jeune réalisateur s’intéresse également aux possibilités de son outil, ( ce qui le rapproche de la nouvelle génération présente aussi à Florac cette année, de Martin Bureau notamment ). Pour le moment, dans une totale liberté de mouvement, la narration passe d’un lieu à un autre, des noirs de Louisiane à l’Acadie, puis de leur jam sessions à une très belle séquence dans une famille de musiciens et danseurs québécois. Le film est illuminé par d’incroyables plans des musiciens qu’ils subliment, de même qu’ils transpirent l’amour pour un violon désaccordé qui fait lien du film comme jadis la Winchester 73 chez Anthony Mann. Mais la narration déborde franchement vers la revendication culturelle ou exalte volontiers la nature, faisant immédiatement sens et prolongeant l’esprit originel du cinéma direct. A l’heure d’internet où nous accédons en temps réel et simultanément à des millions d’informations, le cinéma de Gladu sent bon la patience et d’autres vertus cardinales, parmi lesquelles l’obstination, la joie de la découverte, l’altérité et le sens de l’écoute ou le bonheur simple du moment partagé. Une fenêtre s’ouvre alors pour nous sur une société rurale mal connue…
Je n’ai pas pu assister à l’intégrale de la rétrospective, notamment aux films tirés de sa célèbre série, Le son des français d’Amérique qu’il réalise ensuite avec Michel Brault et qui officialise la direction prise par son travail. En même temps qu’il le minimise, puisqu’on a souvent, dans l’ombre immense due au talent du plus grand opérateur mondial du cinéma direct, tendance à sous-estimer ses collaborateurs ou les cinéastes à qui il apporte son concours et son génie de la lumière ( n’oublions pas qu’il est un des premiers à découvrir et à pérenniser les fameux lens flares que le cinéma commercial mettra encore des décennies à intégrer à ses spectacles immersifs – voir à ce sujet La conquête du grand écran, magnifique hommage au cinéma québécois, réalisé pour le centenaire de sa naissance par André Gladu et partiellement accessible en ligne, un maudit businessman anglophone ayant bloqué certains droits de la bande sonore, nous incitant de fait à nous mettre en quête d’un dvd ). Heureux floracois qui ont donc pu découvrir cette culture cajun par sa musique avec 4 épisodes du Son, tournés entre 1974 et 1978 ( la série court jusqu’en 1980 ) sur les 27 que comptent ce monument du documentaire. Cette rétrospective créole comprenait entre autres le fameux Réveille !, film qui révélait alors le jeune Zachary Richard ( cinq générations d’ancêtres en Acadie, sept en Louisiane et quatre ans de moins que Gladu… ), artiste qui concilie l’héritage de ses grands-parents à une réinterprétation très 70’s de la musique des cadiens et qui pour faire carrière s’installera à Montréal en 1976, année de son Bayou des mystères précédant le grand tube Travailler c’est trop dur ( 1977 ) et un exil français vite avorté. À cela s’ajoutait la programmation de Zarico ( 1984 ) et du court Noah ( 1985) que Gladu a consacré à la musique créole noire et francophone, puis au devenir de cette communauté et de cette culture dans Marrons (2005). Un ensemble riche et qui a vite conquis un public fidèle à Florac !
J’irai crier sur vos tombes
J’ai par contre pu approcher cette histoire acadienne grâce à la découverte d’un de ses plus importants réalisateurs, Phil Comeau, dont les deux derniers films furent présentés eux aussi par un spécialiste des cultures francophones, Sylvain Garel, collaborateur de longue date du festival 48 images seconde ( un sacré cinéphile qui a visionné plus de 90 % de la production francophone d’Amérique du Nord ! ). L’œuvre de Comeau, extrêmement prolifique – une centaine de titres -, se partage entre fiction et documentaire, le plus souvent pour la télévision et avec un grand nombre de formats courts. Il a ainsi travaillé sur de nombreux programmes télévisés, sitcoms, séries et fictions unitaires et ce jusqu’au Québec. Son œuvre largement primée et diffusée, est pour un bon tiers consacrée à l’Histoire et à la Culture acadienne, mais nous reste inconnue. Il s’agissait ici d’un court-métrage de facture télévisuelle et d’un superbe portrait d’un Zachary Richard en itinérance, qui prouve que le loup des bayous n’a rien perdu de sa vigueur et de son désir de résistance. Le court Belle-île-en-mer, île bretonne et acadienne, intéressant, chaleureux et même suffisamment chargé en émotion pour nous permettre de toucher du doigt un lien que rien ne saurait rompre, reste hélas un peu sage côté réalisation. Le sujet ( la part acadienne de la population descendant des réfugiés du Grand dérangement de 1755 ( 78 familles survivantes ) est très bien traité, avec force généalogie et gros plans à l’avenant, mais aurait gagné à échapper au didactisme et à rejoindre justement le cinéma direct plutôt qu’un esprit reportage, taillé pour Thalassa.
À l’opposé du grand reportage, son Zachary Richard, toujours batailleur est un film d’une grande valeur pour le cinéma documentaire en général, mais d’abord une œuvre essentielle pour les cadiens, comme pour toute la culture acadienne. Le chanteur louisianais reste plus que jamais le détenteur de cette mémoire culturelle, un temps à l’abandon mais qui reprend de la vigueur avec l’enseignement du français aux enfants de Louisiane, malgré que leurs parents en aient souvent perdu l’usage. Le baladin et poète redescend ici son impressionnant arbre généalogique, jusqu’à l’arrivée de ses aïeuls au nouveau monde, se rendant sur les lieux mêmes où ses prédécesseurs ont vécu au fur et à mesure des persécutions anglaises. À travers cette quête, se dessine la structure sociale solidaire de la communauté de l’époque ou les échanges avec les Micmacs qui combattirent eux aussi les britanniques et sur les terres desquels les Acadiens cherchèrent un répit de courte durée. Les présences hantant ces sites naturels quasi vierges d’habitants aujourd’hui encore ( un coin de forêt, une prairie, une rive boueuse ) remontent du terroir et passent dans le sentiment du voyageur. Cette histoire, si lointaine pour nous autres français – pour qui tout doit toujours commencer avec la Révolution et son jacobinisme – paraît alors trop récente pour apaiser les descendants de ceux eurent à souffrir des spoliations de leurs terres. En ce sens, c’est encore un film fort utile sur la transmission des traumas, du sentiment d’injustice et Zachary Richard n’est que la partie « people » mais toujours d’une belle simplicité, d’un mouvement plus vaste, constitué des batailles de dizaines d’Acadiens pour la reconnaissance des préjudices subis et de leur spécificité culturelle. Le film joue en outre de la diversité des images en incluant au montage final celles tournées par le chanteur avec son téléphone. Aussi, son montage dynamique ne lasse jamais. Au contraire, plusieurs séquences nous font vivre avec lui des émotions particulièrement fortes. Comme son interprétation du morceau Réveille !, qui, si elle avait déjà retourné le Congrès mondial acadien de Shédiac en 1994, prend ici tous son sens au dessus de la dépouille du gouverneur Lawrence, ce grand inquisiteur du peuple acadien ! Son long hululement a cappella nous rappelle qu’il y a curieusement assez peu de musique pour un film consacré à Zachary Richard ( à part la jam quelque part dans le bayou et fort différente du style Gladu ). Au fil de nombreuses rencontres, le barde cadien achève en tout cas de nous convaincre de nous pencher sur une culture vivace s’agitant encore contre vents et marées.
Le sens de la francofolie
Mais revenons à notre globe-trotter de la culture populaire. André Gladu se considère comme un artisan du cinéma. A l’instar de maîtres asiatiques, c’est ce respect de l’œuvre originale qui le porte à une forme d’épure cinématographique propre à recueillir l’extase. Et parce qu’il a toujours été convaincu, comme son père mais aussi par Michel Brault ou Louis Boudreault qu’on peut faire beau et bien avec peu de moyens.
Avec ceux qu’on imagine modestes du Centre du Patrimoine vivant de Lanaudière ( CPVL ), le cinéaste tourne Le chant du monde, quatre segments limpides recoupant quatre traditions chantées locales, compilation de courts-métrages réalisés il y a peu par Gladu – et qui lui ont justement valu un prix de l’académie Charles Cros pour ce que son cinéma, à l’échelle d’une carrière de longue haleine, apporte à l’Histoire de la Musique – il pourrait pour la même raison être classé au patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO – et Matawinie, au cœur d’un territoire circonscrit par les eaux qui bordent au nord les terres de cette même région de Lanaudière, où toute culture semble justement découler d’une fusion entre l’homme et son milieu. Le documentariste va droit au but, soit la parole d’un des chanteurs de Bénissons le chagrin : pour que dans un siècle résonne encore cette complainte de cent ans d’âge, il faut respecter la tradition. Entendons aussi en arrière-plan : pour que la langue française surnage en ce continent anglophone, il ne faut perdre aucune parcelle du patrimoine. Le chant devient donc ici un acte de transmission et non d’expression de soi, la personnalité de l’artiste passant comme chez les maîtres-laqueurs japonais, dans les infinies variations de la voix et du son. C’est cette même recherche de la simplicité qui prélude au travail de Gladu : éclairage naturel, présence de matériaux boisés et d’outils également vieux de plusieurs vies, activités agricoles antédiluviennes comme le ramassage des œufs se transmettant de générations en générations ( l’enfant ne se prénomme pas Félix pour rien ! ) et pour finir discours exprimé frontalement, sans qu’aucun gallinacée ne parvienne à troubler l’émotion offerte ici par la rencontre de l’art et du devoir de mémoire, une fois résumée la définition de « complainte ». À peine sent-on pendant que l’homme raconte comment lui fut confiée cette mission de chanteur par sa grand-mère, un peu de l’admiration du cinéaste pour les gestes précis d’un petit enfant à qui l’on a déjà appris à nourrir les bêtes. La puissance du film vient aussi du fait qu’on y entend des choses extrêmement importantes, dites avec le plus grand détachement. « J’ai appris à l’écouter »… En somme, un raccourci pour toute une vie de labeur cinématographique qui suffit à expliquer la beauté des films de Gladu, cette sorte de perfection qu’ils atteignent aujourd’hui dans leur dénuement et dans une durée pourtant limitée à sept petites minutes ( je me prends là à rêver d’une sorte de cinémathèque-juke box itinérante en Cévennes qui jouerait ainsi les films de Gladu à la cantonade. Succès assuré ! ). Bien qu’il s’en défende, comme un ethnomusicologue, il enregistre parfois l’historique et la genèse de la méthode. Le portrait, la découverte de la famille, sa généalogie, son environnement. Une phase d’approche de la chanson, de domestication de la voix et de l’oreille. Ainsi a-t-on l’impression nous aussi d’être un explorateur abordant Lanaudière comme un nouvel eldorado. L’or du monde, c’est cette condition qui passe dans le regard lumineux de l’homme qui va chanter, une fois encore, ces paroles. Et là, un magnifique raccord nous fait glisser sur le chœur qui entonne la phrase suivante. Émotion vive qui brûle dans chaque regard, dans chaque élan de la voix, dans ces timbres et accents somptueux et même dans les yeux pleins de fierté du gamin. Ici, le chant est vécu comme une parenthèse thérapeutique collective où « on se souvient »…
Pas de dogme dans les autres films non plus, chacun a sa respiration et on peut penser qu’elle se trouve avec France Pilon au montage. Depuis la répétition de C’est pas des menteries, chanson à répondre, se succèdent d’autres chants a cappella en un crescendo jusqu’à la fin du générique. Car le chant est libérateur et s’écoule comme la rivière, surtout une berceuse « qui n’est pas du tout dans un esprit de performance ». D’ailleurs Vivons librement de nos biens montrera plus loin l’enfant endormi dans le giron maternel quand la mère continue le chœur à trois voix. Le film permet de toucher à l’intime que dévoile ces berceuses, cette chaleur du foyer domestique perdu sous les ramures d’une mère-nature accueillante, sans omettre les réflexions théoriques autour d’un art conscient car ici très pragmatique. « Servez-vous en de votre voix ! » conclue la grand-mère en guise de testament. Un autre segment extrêmement émouvant. Enfin, il n’y a pas d’heure et pas de limites pour collecter les chansons populaires. Il faut même profiter de la pause de deux forestiers pour aller cueillir leur chanson de labeur. Partout ici, la beauté dans les rapports humains, convergeant en une union musicale intemporelle.
« … quelque chose qui devait ressembler au climat, au paysage, une espèce d’équilibre entre refrain bas et refrain haut, et en même temps un espèce d’idéal d’harmonie qui doit être aussi dans la langue québécoise ». C’est ainsi qu’André Gladu résumait sa rencontre en Louisiane d’une culture commune à travers une pièce musicale. Et en voyant ses films, on a l’impression qu’il nous rejoue, toujours de mieux en mieux à chaque passage, les airs d’un répertoire qui s’en devient familier… Vu dans la foulée du Reel du pendu, Matawinie, la rencontre des eaux, est une autre compilation de quatre courts-métrages, cette fois d’une durée deux fois plus longue. D’aspect basiquement audiovisuel, la chaleur du bois ayant remplacé celle de la pellicule de jadis, la diffusion attaque par la mémoire féconde et bien vivante de Jean-Claude Mirandette – qui comme Michel Bordeleau ( La bottine souriante ) aperçu dans Le chant du monde, appartient au groupe Les Charbonniers de l’enfer. Il est là saisi « unplugged », à la volée pourrait-on dire tant on a l’impression que son chant trad est comme la perdriole de la chanson qui tenterait de garder le cap dans le grand vent de l’Histoire, n’arrêtant jamais de battre des ailes sous peine de mort subite. Denis Beaudry est lui un trappeur motorisé, toujours la chansonnette au coin des lèvres. Le film nous présente dans la lumière un peu crue, un peu brûlante du Nord, ses méthodes de piégeage en même temps qu’une philosophie liée à la connaissance du milieu naturel et au respect de celui qui nous nourrit. Un beau portrait sous forme de courte parabole sur l’homme technologique et son instinct de survie.
Le second film, C’est la main qu’on transmet, s’attache à l’histoire et à la technique du flêché, qui nous est présenté par plusieurs membres de la maison du flêché Balanger de la commune de Ste Marcelline. Une très belle tranche d’apprentissage d’un art qui coule dans les veines des tisserandes comme le fil gros-bleu dans leurs ceintures traditionnelles. Deux intervenantes, passion – voire même un grain de folie – et tranquillité réunies en un même plan. On voit ce qui est dit et on décrit ce qu’on y fait avec une telle intensité que l’intervenante y chavire sous le poids de la mystique. Au passage, ce merveilleux court bat en brèche l’idée d’un tissage originellement inventé par les Amérindiens, puisqu’il leur a été apporté au fil de leurs divers échanges. En ce sens, la belle métaphore, filée elle aussi, du métissage à la base de la société québécoise est ici éclatante ! Enfin, le film s’achève sur une des plus belles captation musicale d’André Gladu au cours de ces 45 années d’activité. Jam en Matawinie est une déflagration folkeuse, presque l’hommage ultime à tous ces violoneux qui n’ont eu de cesse de le faire vibrer ou de lui déchirer le cœur et qu’il magnifie avec une virtuosité idoine, la caméra passant de l’un à l’autre comme l’archet sur les cordes. Un immense bœuf, une ciné-transe célébrant l’unité humaine dont on aimerait qu’elle ne s’arrête jamais…
Après avoir touché la « vérité du cinéma » dont parlait Deleuze à propos du cinéma direct, on se rend mieux compte de ce ce qu’André Gladu a découvert de manifeste : « savoir et sentir que les idées, l’imagination, la spiritualité se nourrissent de contact avec le réel ». Et à travers sa vie et son œuvre, on prend aussi conscience que toute culture authentique repose sur une organisation entre conservation, production et diffusion. Quelque part, c’est d’ailleurs le modèle qui préfigure à l’existence du cinéma québécois et de ses structures institutionnelles actuelles.
Martin marche à l’enfer
À Florac, on pouvait justement évaluer l’ampleur de tant de créateurs en activité et balançant entre cinéma direct et tentation de l’installation ( au passage, un effort est à apporter aux expos et installations du festival ), bref entre tradition et remises en question. Deux exemples pour terminer ce premier billet. Le premier a trait au derby de démolition ( que nous nommons vulgairement course de stock-car ) qu’on pouvait ici découvrir en « tête à tête » avec les héros d’un film récent au procédé « ancien » – du cinéma direct de tradition québécoise – avec La démolition familiale, documentaire de Patrick Damien dont je ne pourrai vous parler n’en ayant vu à mon grand dam que le début, si ce n’est qu’il traite le sujet depuis le cocon familial que nous approchons avec une grande délicatesse ( au vu du premier quart d’heure ) mais qui en termes de dispositif est à l’exact opposé du court-métrage de Martin Bureau présenté dans le programme consacré à la coopérative Spira implantée à Québec. L’enfer marche au gaz ( 2015 ) est une tentative extraordinaire, aux limites de l’abstraction, de nous plonger dans le tumulte d’un derby de démolition par tous les moyens du cinéma. La sensation pure nous submerge et nous fait oublier toute notion de danger ou d’enjeu dramatique. Le film parvient à être organique, au sens où l’entend par exemple un Cronenberg, tout en nous faisant entrer dans une autre dimension flirtant avec le vieux fantasme du cinéma total. Il suffirait d’écouter – au sens littéral – le film pour s’en convaincre.
Ici, il s’agit de filmer la course et rien qu’elle, L’enfer à St Félicien ( par contre rien n’empêche d’adjoindre à la bande sonore des éléments extérieurs hétérogènes ce qui ne doit pas être du goût de certains doctes théoriciens du cinéma direct ). C’est que Martin Bureau a fréquenté enfant les bords de piste ( un gars du cru, comme quoi la course de démolition, ça peut mener loin ) et aujourd’hui, rendu entre autres plasticien et cinéaste, il nous en restitue les très primitifs échos, allant jusqu’à planter ses caméras dans les cockpits et les habitacles. Difficile de ne pas songer aux compressions d’un César ou à la série des accidents de Warhol, aux uns dans l’autre précisément, montés en une accélération ultime qui laisse le spectateur pantelant, groggy. Une manière de continuer la même dénonciation que dans ses autres travaux mais avec une plus-value d’où un véritable chaos de forme, de couleurs, une sensation d’oppression atmosphérique et sonore puisque se retrouve même le côté gazeux et parfois inflammable du titre. Il prolonge là aussi certaines de ses installations passées où il épinglait déjà le nihilisme, le non-sens des « shows de boucane ». Le concept du derby de démolition est prolongé par une même entreprise de déconstruction du récit, de la forme dans un ensemble magmatique très personnel. On pense encore aux futuristes italiens qui auraient sans nul doute acclamé Martin Bureau pour cette exaltation du métal et de la vitesse, avant que d’être souffletés par son côté cauchemardesque et absurde, dont le cinéaste lui se nourrit. Il s’agit avant tout d’une traduction cinématographique de son travail de peintre où la question de l’apocalypse se retrouve sous bien des aspects, les préoccupations environnementales ou socio-économiques restant prédominantes ( installation Roasted globalization…). Mais avec là encore un apport supplémentaire, une dynamique chaleureuse qui est propre à l’image en mouvement, Bureau déclarant en outre lors de la conférence qu’il a donné à Florac en marge des projections pour présenter ses recherches, que la peinture était plus cynique que le documentaire.
Quelle est la part entre pulsion de vie et ballet de mort ici ? Il est bien difficile de la mesurer. Si les accidents sont fréquents durant L’enfer, ils sont mineurs au regard de la passion qui anime ces coureurs et se déchaîne à cette heure. Par ailleurs, nous cheminons en Enfer avec le dépanneur chargé de porter secours à ce qui reste d’humanité dans ce maelstrom, sa voix étant la seule chose identifiable à l’oreille bien que surréaliste. Cette radiographie du point de non-retour de la civilisation mécanique rend un curieux hommage à la démesure américaine ( un sport à valeur symbolique ) mais s’inscrit dans la démarche d’un artiste fasciné durablement par « la manière dont les systèmes sociaux, économiques et politiques se construisent, atteignent leur paroxysme, puis se désagrègent ». On peut souligner qu’un travail de concentration semble s’opérer à l’intérieur même de son travail documentaire depuis Une tente sur mars ( 2009 ), touchant autant les sujets que les formats. En attendant, ce premier choc cinétique avec le cinéma de Martin Bureau – sur lequel je reviendrai très vite -, a d’ailleurs eu à juste titre, les honneurs d’une sélection cannoise et réveillé les spectateurs de nombreux festivals de par le monde, avant que de venir faire crisser ses pneus dans la tranquille Lozère pour effrayer ou fasciner les jeunes cévenols biberonnés aux rallyes et à Fast and furious.
Le temps des sucres
Après le derby de démolition, voici une autre institution québécoise vue au travers de deux courts-métrages. Le premier Les sucriers ( 2016 ), réalisé par Nicolas Paquet est à nouveau un joli exercice de cinéma direct qui trace le portrait attentif d’artisans, bien loin de toute production industrielle du sirop d’érable. Une image léchée et une rencontre intéressante quoi qu’attendue. Il était donc de bon augure que Catherine Benoît, directrice générale de la coopérative de production Spira ait choisi d’ajouter à ce même programme une fiction plus impertinente. Si elle semble commencer dans un drame réaliste enneigé de tradition locale, avec couple hanekien miné par la maladie, réunion de famille de type Festen, Alexandre Isabelle emmène sa célébration de l’amitié, de l’amour et du printemps jusqu’à La partie. Aucun français n’avait sans doute songé à l’utilisation que l’on peut faire à tout âge des fourneaux d’une cabane à sucre ! Vision qui ne manquera pas d’échauffer les esprits de quelques curés ou autres habitants encore aux ordres de la religion catholique mais l’avantage de la nouvelle génération, légèrement turbulente, étant qu’elle n’a pas été nécessairement catholique avant que d’être tranquillement révolutionnaire ( allusion à des propos de jeunesses d’un certain Roger Frappier ).
Bref, sirop d’érable fondant et chaleur humaine pour achever à la tire cette première évocation du programme court de Spira et dont la moitié suivante ira bien au-delà de cette fameuse parité qui brillait dans les yeux des réalisatrices et planait à Florac sur de nombreux débats…
À tantôt… enfin pour tous ceux qui n’en ont pas encore plein le casque évidemment.
Remerciements : Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Dominique Caron, Pauline Roth et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos du festival : Eric Vautrey.
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