Malgré une cinématographie née dès 1929, cela fait seulement quelques années que l’on voit arriver du Liban, éparpillés, clairsemés, des cinéastes passionnants dont les films peinent à exister très longtemps sur nos écrans et tout d’abord à constituer un véritable cinéma national. Après le cinéma musical et populaire, il y eut au mitan des années 70 les débuts de Bohrane Allaouie ( Kafr Kassem ) et de l’excellent Maroun Bagdadi, cinéaste précoce et prolifique disparu prématurément en 1993, à seulement 43 ans. Et puis une proportion de femmes cinéastes que pourraient leur envier les pays occidentaux se parant à la moindre occasion de leurs masques féministes risibles (Jocelyne Saab, Randa Chahal Sabbag et le féroce Civilisées, Nadine Labaki, Danielle Arbid, Joanna Hadjithomas en duo fécond avec Khalil Joreige… ). Citons encore Ziad Doueiri, Philippe Aractingi ( Sous les bombes ) ou encore l’exilé De Gaulle Eid ( Chou sar ? ) pour ceux qui m’a été possible de découvrir. Tous résistent par la créativité aux difficultés économiques inhérentes à la production cinématographique de la région, mais font preuve de qualités particulières pour transcrire une histoire chaotique, une réalité fragmentée par les épreuves les ayant tous atteints plus ou moins directement. Et quand le concept même de réel s’effondre, il faut bien chercher ailleurs la voie pour s’exprimer, comme le duo Hadjithomas-Joreige ou Ghassan Salhab, alternant fictions, installations vidéos, courts métrages, documentaires ou textes.
Avec une œuvre plurielle et transfrontalière ( normal pour un type campant sur les marges et que les noman’s land inspirent ), commencée dès 1986 entre Sénégal ( terre natale de Salhab ), France et Liban, avec qui il entretient des liens distendus, proches mais conflictuels, Ghassan Salhab a connu un début de reconnaissance dès son premier long Beyrouth fantôme ( 1998 ), puis un quasi triomphe critique avec Terra incognita, également son plus gros budget jusqu’à aujourd’hui, subséquemment à sa présentation à Un certain regard en 2002. Son troisième et passionnant long-métrage, Le dernier homme, variation énigmatique et ensoleillée sur un Nosferatu égaré au Liban, accueilli du bout des lèvres par le public du Cinemed de Montpellier, n’aura pas l’honneur d’une sortie française. En dépit des hommages rendus à La Rochelle ( 2010, 2015 ) et du soutien indéfectible de Serge Lalou et des Films d’ici, les amateurs de son cinéma moderne et singulier en sont réduits à guetter les nouvelles ici et là. A nouveau financé par Georges Schoucair à travers Abbout productions ( comme pour La montagne en 2010, tourné pour moins de 170 000 euros ) et les Films d’ici, sort enfin La vallée, présenté à Toronto voici déjà deux ans. On y retrouve avec plaisir son acteur fétiche Carlos Chahine ( le plus beau vampire du Moyen-Orient ! ) et l’acteur principal de La montagne, Fadi Abi Samra. L’Auteur opère une greffe entre certains motifs du cinéma de genre passés à la moulinette libanaise et le dénuement de l’espace de son long antérieur, déjà confronté au drame intérieur. Bonne nouvelle, prolongeant l’excitation née des précédents, c’est une véritable claque cinématographique qui vient à point nommé rappeler l’apport essentiel de cet artiste au paysage cinématographique mondial.1
1.
« Il s’imagine des vallées, des vallées entières, sans plus de larmes, sans plus de sueurs, sans plus de lait, sans plus de miel, sans plus de détresse, sans plus d’émois. Des vallées, rien que des vallées, et des jambes, bondissantes, nues, aériennes. À en perdre haleine. Ah ! Oui, il s’imagine. »
Ghassan Salhab, Fragments du Livre du Naufrage, Amer éditions 2012
Un film qui invite à fermer les yeux dès son premier plan, puis à les plisser, irradiés par le rayon cru de cet astre méditerranéen qui brûle notre rétine pour mieux en effacer le connu et y apposer de nouvelles empreintes, un peu comme son personnage principal remet ses lentilles de contact espérant retrouver la mémoire. Un rosier flou, beauté fuyante mais enivrante de fleurs battues par le vent et le poème Autre lumière de Wadih Saadeh, qui incite à redescendre la montagne sans attendre l’accident de parcours. Du gouffre créé par cette interruption du fil sinueux de l’existence ( plan hypnotique et cruel d’un reptile coupé en deux par une trace de freins sur un bitume surchauffé) surgit Carlos Chahine, le premier homme et le dernier survivant, que l’on s’imagine aussitôt en revenant. Tous nos sens en éveil, nous dévalons ce Mont-Liban sur la route de la narration, écrasés par la chaleur, l’odeur du sang frais dans les narines. « J’étais à Ouyoun El Simane, sommet d’une des montagnes libanaises, y préparant mon film précédent ( La Montagne ), et comme à chaque fois que je me rends en ce haut point, la force du paysage, son implacable puissance, m’avait saisi. Mais ce jour-là, une sensation de frayeur s’était diffusée. Certes la majesté quasi glaciale du lieu, mon état d’être d’alors, mais c’était surtout comme si l’état des choses au Liban, dans cette partie fort chargée du monde, cet invariable état de menace, s’était autrement répandu en haute-montagne en une insaisissable forme ».2 Deux femmes contemplent une montagne de cailloux, Pythies perdues dans l’infinie divagation des pressentiments. Deux types tentant en vain de faire redémarrer une voiture, accueillent par humanité le rescapé, sans cesser par la suite de le craindre. Quel libanais, palestinien, israélien ou simplement terrien habitant une contrée rongée par la guerre n’a pas espéré se réveiller un jour, vierge de toute histoire, autre part ? Nous voilà amnésiques, embarqués par ce groupe inconnu dans un road-movie inquiétant, peuplé de bruits et de visions ( hommes en armes, poste frontière, hôpital rendu inaccessible par la police ), éléments incongrus dans la solitude et la tranquillité minérale d’un paysage assoupi sous la canicule. Le voyage sera à la fois mental, imprégné de sensations obsédantes, truffé de surimpressions qui tentent d’investir la mémoire d’un « dormeur » inquiet. Les visages fermés, silencieux, trahissent les questions en rafale face à ce corps étranger. Une atmosphère dictée par la courbe des montagnes, le rythme d’un travelling voiture s’échappant sur les distorsions électromagnétiques de la modulation de fréquence, recouvert par le halètement intérieur du blessé, désorienté, absent face aux baraquements sommaires de milliers de réfugiés peuplant une vallée étirée jusqu’au lointain : la Bekaa. Pour le cinéaste « Filmer, c’est appartenir à un territoire ».3 Il s’en remet au vent et à la terre, possédé par cette fente parallèle au littoral, que les montagnes enserrent comme une bouche vermeille, où nichent là à peu près autant de pieds de vignes que de syriens en exil. Il ne filme pas comme le propriétaire terrien et libanais de souche, mais plutôt en éternel « déplacé ». « Maintenant, je n’en ai plus rien à foutre pour être franc d’appartenir à un pays. Mais le territoire cela signifie quelque chose, des individus, des inspirations, des désirs, des frustrations, des lieux concrets, des lieux de vie et de mort – le pays dans le sens géographique du terme ».4
Ghassan Salhab alterne et joue avec les points de vue qui permettront à chacun de reconstruire le déroulement possible de l’accident. Puis nous voguons, lovés comme le serpent dans le rythme lancinant et fluide, les ponctuations musicales et autres larsens se chargeant de troubler le demi-sommeil instauré, condition préalable à toute empathie avec Malek. Le naufragé ainsi baptisé ( soit ange en arabe, ici pour ange mécanicien, mais ce pourrait tout aussi bien être le révélateur de Théorème ) ne sait pas encore dans quel guêpier il s’est fourré. L’arrivée face aux grilles menaçantes d’une belle propriété en plein milieu de cette plaine filandreuse, et pour nous, les kalachnikovs des gardiens et la réputation du pays, indiquent qu’il n’est ni au bon endroit, ni au bon moment. A nouveau, le jeu sobre mais intense de Carlos Chahine émeut, comme lors de son anxieuse quête beyrouthine. Envoyé des cieux ou ambassadeur de la condition humaine, en tout cas chu dans la réalité la plus triviale, il se mire ou se heurte à des surfaces vierges ( banquette noire, parois nues, décors volontiers minimalistes d’Hussein Baydoun )… A nous d’interroger l’espace. Les choix de cadre font la part belle aux ouvertures et aux sentiments qui s’y cachent. « La question est celle du lieu et non du sujet, le lieu compris comme une entité vivante, inconnue et familière. Un lieu autant intérieur, « invisible », qu’extérieur. »4 De cette torpeur baignant ce site étranger, remonte la saveur culinaire primale, la douceur et la consistance du pain pita, les retrouvailles avec la douleur sous la plaie à vif, tempérée par le contact de la peau d’une pulpeuse infirmière. Force quasi tactile de cette entaille sanguinolente sur le pelage cendré. Mille et une perceptions se dégagent de ce lieu instable où l’on nous a précipités. « Ecoutons cette joie sacrée, cette tristesse immense, mélangée à ce bonheur ineffable »… pourrait susurrer par la fenêtre le petit roi de ce verger Claudelien. La renaissance de l’homme prend le pas sur la nervosité émanent de cerbères enferraillés. Des dialogues en apparence insignifiants entretiennent aussi l’agressivité latente qui fera bientôt le ciment du groupe lors d’une discussion badine sur l’appartenance culturelle de Malek, avant que de s’étrangler en un étalage de préjugés vieux comme le Moyen-Orient. « Le Liban est un petit pays, il y a cette tendance à croire que l’oxygène que tu prends, tu me le prends, tu vois… Ce sentiment qu’il n’y a pas de place pour tout le monde, une extrême difficulté à ne pas vivre l’autre comme une menace, et du coup à élargir le champ. Mais c’est notre Histoire, elle s’est faite et continue de se faire au dépend de, en dépit de… »4 Ce pays du miel et de l’encens porte son Histoire en croix. « Il n’y a pas vraiment de père à tuer ici, comme on dit en psychanalyse ! Il y a peut-être des frères à tuer… »5
2.
« Il dit qu’il allait reconstruire sa vie pour qu’elle ressemble à la brise
Et qu’elle s’adapte à toutes les formes et à tous les volumes,
Il se débarrassa de membres, d’idées, de parents et de lieux
Il se débarrassa d’un corps et de chemises
Il déroula ses propres fils et boutonna sa vie
Avec un bouton de vent
Il glissa dans des trous
Il glissa dans une obscurité
Et ne sut plus comment
Se recoudre. »
Wadih Saadeh, Il dit.
« Maintenant, se convainc-t-il, je suis fin prêt. Mais il ne se souvient plus pourquoi exactement. Cela me reviendra, se rassure-t-il. Il se dit que désormais chaque jour, oui, chaque jour sera le premier des jours, et quand bien même cela ne veut rien dire, il ne le sait que trop, il les vivra (les jours) ainsi dorénavant, avec toute l’innocence du commencement. Il se dit qu’il n’a plus le choix, qu’il lui faut se réinventer perpétuellement. »
Ghassan Slhab, Fragments du Livre du Naufrage, Amer editions 2012
A l’absence d’informations, sauf la géopolitique qui dissémine ses graines empoisonnées dans le cortège de nouvelles anodines pour cette partie du monde, se substitue de rares images ( un tableau religieux, sans doute chrétien ), la musique et la danse. Au hasard d’un couplet traversant l’esprit, la parole contamine le carnet de Marwan, scientifique poète mais désespéré dont Fadi Abi Samra restitue la personnalité complexe. Peu à peu, la quête identitaire déteint sur le groupe, écho entêtant aux trous d’air de la narration. La réponse, partielle, nous cueille à froid. L’univers des séries américaines étend son ombre sans occulter toutefois une réalité socio-économique bien locale, dont les événements catalyseront l’éphémère. Une précarité entérinée par l’absence de perspectives, récurrente quand la guerre s’installe dans la permanence. Des personnages popularisés par le petit écran se voient réunis pour un rituel particulier, paradoxalement rassurant puisqu’on peut enfin le nommer. Plus tard, après le point de bascule et un transfert ou un flottement des responsabilités, la nouvelle approche des inquisiteurs flirte avec le torture porn. Là, les petits désagréments physiques et le harcèlement moral sont presque autant une tentative de séduction du protagoniste auquel les actes absurdes ont rendu son caractère effrayant. Prémisse de la fin d’un monde aussi. L’unité organique du groupe constitué de fait s’y disloque. A chaque réaction excessive, dérisoire, les sbires exhibent leurs talons d’Achille, jusqu’à en paraître amusants, leur impatience étanchant notre soif d’indices. Ghassan Salhab excelle toujours à jouer avec nos émotions autant qu’à retourner les clichés.
Dès l’embarquement à bord du récit, dans sa forme épurée, Salhab a instauré la surimpression comme pensée du temps, comme concrétion du trouble ( « Disons que je travaille beaucoup l’incertain et que l’incertain me travaille» )6 et de l’existence de réalités multiples. Cet alliage de calques matérialise aussi la psyché collective, tant les membres du groupuscule sont pris dans le réseau des énigmes que ce grand chauve austère charrie dans son sillage, personnage miroir qui ne leur renvoie in fine qu’aux humaines mimiques de l’altérité. Si la physionomie aux traits géométrique de Carlos Chahine est un livre ouvert, ses rides et cernes sont les paragraphes d’un roman rédigé dans un abjad oublié. Alors que le récit lutte contre la dramaturgie classique, se figent des instants et leur vécu tatoués sur la même peau. Ce cadavre exquis inachevé laisse donc un trou béant sous la calotte crânienne, ultime pièce manquante du puzzle. Plus qu’à lui rendre de l’information, l’image travaille à faire frémir ses synapses. L’aspect dynamique, ainsi que le pratiquait Abel Gance, compte bien moins que la malléabilité du monde et l’introspection, y compris dans la représentation d’une séquence dansée où Malek n’est plus lui-même, jaugeant à la fois son imago et un ennemi potentiel. Dans cette scène d’une totale sensualité, les deux femmes dansent entre elles et dans leur coin, deux hommes se frôlent l’un l’autre. La fracture entre les sexes apparaît plus infranchissable encore que les fossés entre cultures, factions politiques ou confessions religieuses !
L’Auteur a structuré le film en trois grandes sourates libres, selon l’évolution atmosphérique sur une échelle initiatique. Les deux premiers jouent du cliffhanger onirique, qui s’inscrivant à rebours, flattent l’irrésolu et captivent. La narration se ramifie, un peu comme cet arbre dans la nuit aux atours lynchiens. Elle prend racine dans ce jardin extérieur noyé dans les ténèbres, mais aux nombreux délices. Les contrastes les plus violents sont adoucis par quelques présences et autres tons à la japonaise. Sans que jamais ne désarme la tension ou l’attention ne baisse, les visions poétiques s’enchaînent, dont le running gag nonchalant de l’apparition d’un petit âne blanc au chargement mystérieux. D’autres animaux s’inviteront, surtout des oiseaux, rapaces solitaires ou nuées de charognards annonciateurs de présages, moineau pétrifié. Et les habitants de l’hacienda seront bientôt pareils aux fourmis agitées qui s’agitent en tous sens contre la destruction de leur forteresse. « Mis à part aussi mon attachement affectif aux bêtes, c’est aussi qu’elles « voient » le désastre avant nous. J’en ai été témoin. Elles pressentent les désastres naturels, un tremblement de terre ou autre catastrophe. Mais là, ce sont les guerres. J’ai cette idée que les animaux ont peut-être intégré la guerre comme un désastre devenu naturel (…) Donc, pour moi, les bêtes sont un peu comme des annonciateurs du désastre, pas à venir car il est toujours quasi là. Je ne parle pas de ladite apocalypse. L’apocalypse a priori, telle qu’elle existe dans les écrits mythiques, c’est la supposée fin des temps qui nous délivrera. Alors que ce que nous vivons ici ( au « Proche-Orient » précisément ), c’est sans fin. Un enchaînement de désastres ».6 Dans cet espace de liberté surveillée, Malek apporte l’innocence qui tranche avec la gravité de la petite communauté aguerrie. Il aère nos spéculations de ses recherches. Mais l’ambiguïté est partout et lui suspect, infiltré ( le Mossad ? ), sans que le scénario ne se sente obligé d’assumer le whodunit, ni la dimension fantastique de cadavres gisant près de la carcasse automobile enflammée. Là l’amplitude de jeu des comédiens ( la pulpeuse infirmière Carole Abboud aux goûts bien arrêtés, Mounzer Baalbaki, charmeur et tout en nerfs ) accroît tensions et retournements et ils seront tour à tour touchants ou antipathiques. Piégés dans cette immense vallée où les nouvelles technologies échouent à définir une personne et même à suivre sa trace de façon certaine. Un plan satellite aux coloris artificiels genre Google earth enregistre les contours fluctuants d’un organisme cellulaire malade. Derrière le microscope, Beyrouth, fantomatique, a le visage d’une femme et les yeux doux de Yumna Marwan, vénéneuse et attirante dessinatrice gothique. Cernés par les puissances extérieures, il faut aux habitants reprendre la route et un peu de recul dans leur quête de l’actualité brute. Eux qui se terraient dans leur refuge édénique, épicentre aussi lointain que le déroule ce travelling arrière sur les grilles refermées sur le visiteur, où pourtant échange et rencontre semblaient possibles. La vallée quitte ce terrain mythique pour retrouver ses chaînes montagneuses et libanaises. « C’est parce que c’est un État nation, qui n’arrive ni a être État ni nation… Ça crée forcément une sorte de territoire mouvant, alors parfois ce territoire mouvant peut être émouvant ».3 Et le drame plus grand qu’eux, qui s’écrit dans les cieux est soudain effarant et sans réponse.
3.
« À genoux, se surprend-il parfois, implorant il ne sait plus trop qui, ni quoi, implorant pour sûr, implorant.C’est une étrange chose que l’élan, constate-t-il, c’est comme si le corps, l’être entier découvrait cela pour la toute première fois. Et c’est d’autant plus étrange quand cela s’éteint. Le souffle soufflé. »
Ghassan Slhab, Fragments du Livre du Naufrage, Amer editions 2012
« A l’endroit où personne ne connaît personne, où tout le monde, dans l’attente de quelqu’un, s’arrête, flagellé par le désir de partir
Je m’arrêtai aussi et me dis : je partirai, mais j’attends mon compagnon ».
Wadih Saadeh, A l’endroit où je m’arrêtai.
Hormis la force du langage, il y a chez Salhab le refus de la finitude qui nous fait espérer le plan suivant, appelle la séquence explicative. « Le cinéma, comme tout art, est une tentative de saisir ce qu’on ne voit et n’entend pas. Pour le dire simplement, c’est presque ce que les supposés fabricants d’images, médias et autre, ne seront jamais amenés à voir. Non pas qu’ils soient incapables de voir, mais ils sont trop pressés. Le cinéma, c’est l’anti-empressement. C’est un regard qu’on peut poser, une écoute qu’on peut donner. Et donc le cinéma pourrait me permettre de sentir avant tout, et non pas de croire qu’il suffit de soit disant comprendre ».6 Un art de conteur oriental mais moderne, qui cultive les brèches du récit, excave pour insérer de l’essence de vie pure et la sensation. Danse, musique, poésie, dessins visionnaires au fusain, explosent. L’art redevient ce geste politique par lequel l’artiste redonne une structure humaine, donc une existence à celui à qui on a retiré la dignité. Si Ghassan Salhab s’avère autant peintre que vidéaste, les images créées ici par Bassem Fayad rendent aux fonds craquelés leur épaisseur, détaillent les nuances de la nuit, y cherchent la surexpositions et du flou numérique, recueillent l’éclaboussure de couleurs vives. Autant de facteurs plastiques d’intrusion dans la logique rationnelle. « C’est l’invasion qui compte… Ce qui est beau c’est d’être envahi, habité, inquiété, obsédé, dérangé par une œuvre » ( Cocteau 2003 : 127 ). Nous allons au cinéma pour être investis par des sons et des images, pour pénétrer des formes, penser une matière, vivre dans cette matière et matérialiser une matière non présente (…) Dès lors, l’expérience cinématographique recoupe la triple quête du voyageur qui part à la découverte d’un lieu ( le cinéma ) propice à une rencontre ( un autre ) susceptible de l’altérer (un moi qui devient autre ) ».7 Suivant le cahier des charges de Cocteau et de ses exégètes, tout un mode d’expression non verbale se déploie dans cette vaste étendue, confirmant sa richesse expérimentale. S’y ajoutent les sons étrangers, brouillés, triturés, qu’ils soient prière, discours patriotique ou poème. Un univers sonore qui s’évade de cette caisse de résonance moyen-orientale avec l’immixtion d’électro-tek minimaliste ou du Exercise one de Joy Division. Un duo érotique fait enfin des paroles d’une chanson le langage de la scène quand les écrits brûlent et se dissipent en fumée. Par la poésie, Ghassan Salhab véhicule l’invisible, le rend palpable. Elle imprègne l’œuvre jusqu’à son dernier pixel. Jamais ostentatoire ou obtuse, elle gonfle plutôt ses veines. Les traces et objets abandonnés dans les maisons vides, indices semés à la volée en dilettante, émergent du conflit dramatique éperdu. Les nuages noirs engloutissent l’horizon, plombant la terre labourée et laissée ouverte à toutes les agressions. Et dans la cuvette flotte encore le parfum acre de l’avant-catastrophe.
Chou sar ? Politique-fiction ou peur diffuse des voisins israéliens et syriens ? Dans ce presque désert qui s’étend entre les contreforts montagneux, le danger est un fantôme tapageur, l’armée des morts qui s’en vient chatouiller les apaches retranchés dans leur triangle d’or. Et emporte tout sur son passage comme une coulée, parce que née de l’infiniment petit, l’étincelle intime embrase la terre entière. A ce titre, l’hallucination suprême est une éruption d’avions de chasse comme autant de flammèches ou vers calcinés qui montent au ciel. One day in la Bekaa… ou le contre champ porté disparu depuis la première guerre du Golfe, de tournures obscènes comme « frappes chirurgicales » ou « dissuasives », « attaques ciblées ». La neige envahit les écrans victimes d’une ellipse à neutrons, abandonnant les survivants à leur reflet atomisé. Ghassan Salhab ne se laisse pas déborder par la mélancolie qui recouvre progressivement l’insécurité, son héros prêt à devenir. Aussi La vallée ne se dessèche pas en une parabole de l’anéantissement mais croît dans la poésie fertile, à ce hors champ secret qu’il n’a de cesse d’explorer et en bon passeur, aux vertus de l’ailleurs.
1 : On lui a d’ailleurs décerné au festival d’Abu Dhabi en octobre 2014 le prix du Meilleur réalisateur du monde arabe.
2 : Note d’intention du réalisateur in Dossier de presse.
3 : Interview du réalisateur Ghassan Salhab sur Beyrouth, 31/07/2014, Interview avec Judith Wach et Hervé Bougon. Ville et cinéma, http://www.villeetcinema.com/interview-ghassan-salhab/
4 : Entretien avec Laura Ghaninejad et David Yon, juillet 2011, Dérives TV http://www.derives.tv/Entretien-avec-Ghassan-Salhab
5 : Robert Daudelin, Entretien avec Ghassan Salhab : à la recherche d’un territoire de résistance. 24 images, Numéro 162, juin-juillet 2013, p. 34-37. http://id.erudit.org/iderudit/69328ac
6 : interview avec Tewfik Hakem, Un autre jour est possible, France Culture 06/11/14 in Dossier de presse.
7 : Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, Éditions du Rocher, cité dans Une certaine tendance des sciences sociales en France : le cinéma mésestimé de Mouloud Boukala et François Laplantine. Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 2, 2006, p. 87-105.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/014115ar DOI: 10.7202/014115ar
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Nardone
Merci un peu tardivement pour le lien.
Il se trouve que Ghassan est l’un de mes plus vieux amis.
Bien cordialement
Robert Nardone
Pierre Audebert
AuthorOn est d’accords. Mais texte écrit à la va vite après un visionnage chaotique du film sur un écran de 30 cm et un son hélas dégueulasse (j’aurais au moins du rappeler la présence phénoménale de l’orgue…).
A lire absolument l’excellente interview de l’Auteur chez Débordements :
http://www.debordements.fr/spip.php?article474
Robert Nardone
Merci d’avoir donner à ce somptueux film la place qu’il mérite dans la critique et qu’il n’a pas eu.
Il y manque peut-être d’avoir souligner l’impressionnante bande son.