Entretien avec Aïssa Deghilage et Pierre Audebert.
Le festival Itinérances a toujours eu une attirance pour les ovnis filmiques. Une des vertus du compagnonnage cher aux programmateurs est de permettre une continuité dans la diffusion des œuvres et de conforter les auteurs véritables dans leur liberté de création. En attendant son prochain road movie, le Tchèque résidant en France mais avant tout européen, Petr Vaclav, présentait cette année Nous ne sommes jamais seuls, à la forme aussi débridée et éloignée que possible de son Zaneta vu auparavant à Alès. Un film affranchi des normes qui a suscité une forte émotion et une belle surprise, bousculant notre confort de spectateur en s’inscrivant à la fois dans une tradition absurde à laquelle nous ont habité les artistes de Tchéquie, comme dans un contemporain aux résonances universalistes. Un coup de poing jamais avare d’humanité et qui laisse poindre des horizons azurés…
Vous avez écrit Nous ne sommes jamais seuls avant Zaneta. Est-ce que c’est l’urgence de la situation des roms en Tchéquie qui vous avait incité à le tourner ou ce sont simplement des problèmes de casting ou autres ?
Non, c’étaient simplement des problèmes de financement. Quand on est cinéaste, on ne sait pas ce qui nous arrive : on veut de nous, on veut pas de nous, on peut faire des projets qu’on n’espérait pas pouvoir faire, on ne peut pas faire des films que l’on croyait faciles à faire…. On ne sait jamais, donc parfois, on fait plus tard des films qui ont été écrits auparavant.
Vous adoptez ici une structure chorale et une narration très elliptique. Comment s’est déroulé le processus d’écriture ?
Comme d’habitude… ça s’est passé assez rapidement et après, j’ai pris beaucoup de temps à réécrire le film, avec des refus par rapport au financement, donc c’était un processus assez long. Mais l’idée, la structure, c’était assez rapide.
Vous écrivez le scénario de façon très précise ou vous gardez une part ouverte pour le temps du tournage, d’improvisation avec les comédiens, de réécriture au montage ?
Ce scénario était très écrit. Parfois quand les acteurs sont trop précis et qu’ils jouent, il faut que j’emploie la stratégie du choc, c’est à dire qu’il faut les déstabiliser. Il faut, pour nous tous, se retrouver dans la nouveauté. Après le dernier film en date, je l’ai tourné quasiment sans scénario. C’est un road movie qui s’appelle Skocan et qu’on a tourné avec beaucoup de liberté et très peu de moyens. Là, j’ai le plus souvent écrit le film la nuit, mentalement, pour ensuite voir comment tourner les scènes le jour. Donc ça dépend, j’aime bien les deux, avoir des scénarios très écrits mais j’ai aussi beaucoup apprécié cette expérience d’un film qui se fait au jour le jour.
En ce qui concerne le choix de mélanger le noir et blanc et la couleur, ça s’est imposé à l’écriture ou au tournage ?
Ça, c’était même au tout départ de l’idée. Ça a commencé dès cette idée de faire un film pluriel, où il n’y a pas de personnage principal, où on mélange couleur et noir et blanc pour aboutir à un film extrême.
Ce changement acquiert ici une portée symbolique. Il y a le passage façon conte de fée de cette vendeuse de supérette qui se prend d’amour pour un maquereau qu’elle ne connaît absolument pas. Puis ensuite, il y en a un autre quand il la transforme à son tour en prostituée en la payant. Par la suite, les transitions paraissent encore plus libres, comme au gré des émotions ou à l’occasion d’une scène forte…
Oui, c’est ça. Il y a une rationalité dans le passage au noir et blanc mais je pense que le spectateur n’a pas la possibilité de les rationaliser totalement. Les Fauves disaient que les couleurs ne témoignent pas de la réalité des choses mais de l’émotion et j’ai voulu faire pareil. Faire un film fauviste. Sauvage. ( rire )
Zaneta était également stylisé mais de manière plus réaliste…
Zaneta était un film néo-réaliste, quasiment documentaire. Ici, on est dans un autre monde !
Absolument. Vous disiez hyperbolique. Moi j’ai beaucoup pensé aux contes car il y a de nombreux moments qui nous y ramènent, de par la portée symbolique de certaines scènes. Il y a aussi ce polygénérisme, ce mélange à la fois de comédie et de drame noir…
Ah oui merci, ça c’est bien !! ça me plaît le polygénérisme ou le transgénérisme, c’est ce que je souhaitais.
Le film trace un portrait assez chaotique de la Tchéquie. Apparemment, il a été accueilli là-bas plutôt… vertement ?
C’était aussi le sujet du débat de ce soir. Les uns voulaient que je fasse l’analyse avec eux de ce que dit le film de la République Tchèque d’aujourd’hui. Et quelqu’un d’autre disait « Non ! Pourquoi tenir ce discours ? Votre film est une pièce d’art intemporelle et qui raconte ce que sont les gens. Pourquoi vous vous enfermez dans un discours politique et social ? » et moi je lui ai répondu « Vous avez parfaitement raison mais après, il faut aussi accrocher le film à quelque chose. Je ne peux pas venir devant vous en tenant ce discours et prétendre faire œuvre d’art, ce qui serait très prétentieux. Alors je tiens un discours, mais je peux aussi comprendre qu’il n’est pas nécessaire ! » Oui, c’est un film sur la République Tchèque d’aujourd’hui, et plus généralement, un film sur l’Europe, mais c’est aussi un film sur autre chose…
J’ai trouvé que le film était aussi très fort sur le plan du territoire. Même s’il est vraiment imaginaire, on suit vraiment les personnages dans des lieux très précis. Cette géographie avait été très pensée où elle vient aussi du hasard des repérages ?
Je ne comprends pas vraiment la question…
Que ce lieu soit en Tchéquie ou qu’il ait une valeur plus universelle, le récit dessine néanmoins une sorte de topographie, un cadre qui existe très fortement. Il y a les bois, la route. On oscille d’un lieu à l’autre mais au long de déplacements très cadrés, exceptée pour la fin où l’enfant se rend à la mer, vers un ailleurs…
Oui puisqu’on est dans l’allégorie. Il y a la forêt profonde, les maisons des gens, cette campagne péri-urbaine qui n’est déjà plus une vraie campagne… Il y a le bordel et enfin il y a un horizon à la fin du film. C’est un film à la fois descriptif de ce qu’est la société. En même temps il veut être la narration d’autre chose de plus profond qu’une situation sociale et politique.
Toutes ces ellipses dans la construction des personnages et le montage en alternance qui crée des petites touches, des petits bouts, permettent de créer ce paysage de façon impressionniste ou il y a une volonté de ne pas déflorer les personnages pour que le spectateur garde la plus grande liberté d’interprétation ?
Oui c’est un peu ça. C’est une volonté… d’aller aussi vers le fragment, le non-dit qui nous permet de ne pas tout dévoiler, de ne pas être réaliste. Je ne vais pas parler de Beckett ici, ça serait ridicule, mais aller, un peu, dans cette direction. Vous êtes dans le réel mais vous essayez de le casser, dans la narration comme dans la mise en scène, dans l’image et aller vers quelque chose de plus fragmentaire et qui soit en mesure d’être autre chose.
Vous brisez ici beaucoup de tabous : la scatologie qui a fait réagir le public très vivement durant la projection…
( interrompant ) Mais c’est quand même étonnant les réactions du public ! Tout le monde fait, le matin, le soir et après, quand vous voyez quelqu’un aux toilettes dans le film… ( s’arrêtant net ) Bien sûr, je m’amuse et je montre combien il étudie tout cela parce qu’il a peur d’être malade. C’est vrai que c’est étonnant à quel point les gens sont sensibles.
Mais ce sont des tabous universels : la mort, pour cet enfant qui collectionne les animaux morts. La personne hypocondriaque qui se prend en photo touche aussi au tabou du corps et de son intimité et ne peut faire que réagir très « physiquement » le public. Le film met parfois mal à l’aise et m’a fait moi réagir de façon épidermique…
( ravi ) Oui, c’est bien, c’est bien !!
Il y a une scène qui m’a marquée en particulier, c’est celle où le personnage du proxénète gitan agonise, il saigne et il prend les dollars comme pansement. Ça c’est un symbole fort…
Bien entendu ! Parce qu’il a tout fait pour avoir de l’argent dans sa vie, parce que pour le malheureux, la revanche sociale passe par l’argent, mais quand il a du plomb dans l’aile, qu’il est touché mortellement, le seul truc qui lui reste c’est l’argent. Il tamponne sa plaie avec des dollars pour arrêter l’hémorragie. Bien sûr que c’est symbolique. Après, est-ce que ça l’est trop ?
Absolument pas, pour moi c’était la meilleure scène du film !
Moi ça m’a beaucoup amusé dès le départ, dès le scénario. Il saigne et il n’a rien d’autre sur lui que cinq cent milles dollars un million, peu importe… Beaucoup d’argent ! Et c’est tout ce qu’il peut utiliser comme compresses. Comme quoi, l’argent, ça ne sert à rien.
Pour revenir à l’esthétique du film, il y a eu une école tchèque du noir et blanc, je pense à un réalisateur qui flirte avec l’absurde comme Karel Kachyna ou le premier film très noir de Juraj Herz, L’incinérateur de cadavres. Ici, votre noir et blanc est très travaillé. Vous sentez-vous appartenir à cette filiation ?
Oui et non… Comme j’ai grandi et étudié là-bas, j’ai connu pas mal de cinéastes tchèques. En même temps, j’étais toujours dans l’opposition… ( rire ) Mon chef opérateur ( Stepàn Kucera ) est aussi le fils d’un célèbre chef opérateur tchèque, Jaroslav Kucera, qui a fait parmi les plus beaux films ( Les petites marguerites de Chytilovà, mais aussi travaillé avec Nemec, Jasny, Herz ou Jires ) donc bien sur par ce biais familial, par Vera Chytilova que j’ai bien connue et qui est la mère de mon chef opérateur. On avait ces liaisons très directes, très concrètes mais j’ai toujours voulu m’échapper vers d’autres écoles et d’autres univers. Je suis le produit de mon propre déterminisme ! En même temps, j’essaie de le combattre…
On retrouve ici dans un rôle assez important mais avec moins de temps de présence à l’écran, Klaudia Dudova, l’héroïne de Zaneta, une comédienne à la fois physique et très émouvante. C’est votre actrice fétiche ?
C’est une jeune femme que j’ai trouvée lors du casting sauvage de Zaneta. c’est une rom que j’ai rencontrée dans une fête gitane. Comme elle était très douée, j’avais très envie de continuer avec elle. C’est magique car le rôle a été écrit pour elle sans le savoir, avant même le tournage de Zaneta. On a fait un troisième film ensemble, le road movie, donc trois films en quatre ans. Après, je ne sais pas si elle va continuer, si elle aura d’autres propositions, parce que je ne peux pas tourner qu’avec elle… Mais j’aimerais bien qu’elle continue parce qu’elle est phénoménale.
Pour en revenir justement à Zaneta, comment le film a -t-il été perçu en Tchéquie à l’époque ? Est-ce qu’il a participé au débat et est-ce que la situation s’est calmée depuis, toutes ces tensions et les immenses manifestations contre les roms ?
Ça s’est calmé dans la mesure où on a eu ce qu’on appelle la « crise des migrants ». Du coup, les gens se sont défoulés sur les migrants. Maintenant, ça va se calmer avec les migrants, les roms vont revenir sur la sellette ! ( rire ) Après, je crois que le film a eu un certain retentissement. A quel point un film change-t-il le cours des choses, surtout des choses qui me paraissent de plus en plus fatales ? Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai essayé de donner la parole aux roms, de porter un regard sur la situation. Mais à quel point le cinéma change-t-il le climat dans la société, je ne peux pas le dire… Mais je suis un peu pessimiste parce que c’est une société où il y a peu de débats d’idées, donc ça a certainement signifié quelque chose. Dieu sait ce que ça représente réellement.
Vos parents étaient compositeur et documentariste, est-ce cette éducation « ouverte » qui vous pousse vers des personnages aux antipodes de tout ce que vous avez connu ?
Oui, c’est logique puisque je suis un pur produit du déterminisme, c’est à dire d’une bonne famille. J’ai été scolarisé, j’ai fait du piano, du violon, des langues dans la mesure du possible, car j’ai quand même grandi sous le communisme, ça n’était pas facile. Après je me suis naturellement dit que j’avais le devoir de regarder comment ça se passe chez les gens qui n’ont pas eu autant de chance que moi et je n’ai pas voulu rester dans un « entre soi ». C’est normal de vouloir aller vers d’autres horizons et de s‘intéresser à ceux qui vivent à côté de nous mais n’ont pas le même destin.
J’ai beaucoup ressenti une influence du cinéma des frères Coen dans ce film en particulier, avec cet humour noir et la descente aux enfers des personnages. Est-ce que leur cinéma vous inspire ?
Je connais leur cinéma mais je ne peux pas dire qu’il m’a fortement inspiré. Je l’aime bien mais je ne crois pas. Je me suis quand même formé avant les frères Coen ! Ce sont des contemporains. Or je pense qu’on est influencé par des films plus anciens, les films qu’on voit quand on est adolescent.
Vous vivez en France. Est-ce qu’à la fois la recherche d’un ailleurs, la situation et les choses que vous vivez ici pourraient vous décider à tourner un film qui se passerait ici ?
Ah bien sûr! J’ai beaucoup eu l’envie de tourner ici. J’ai connu des défauts de parcours, des catastrophes où je n’ai pas pu monter les projets. J’en ai dans l’avenir… Ça c’est passé comme ça, mais ce n’était pas vraiment ma volonté de ne pas tourner en France. Pour Zaneta, j’ai rencontré un producteur qui a voulu tout de suite faire un autre film. Mais bien sûr, il y a des scénarios dans les tiroirs et des projets que je suis en train d’écrire.
En attendant Nous ne somme jamais seuls brille par son universalité. Les propos du maton hélas…
On voit qu’on partage plus ou moins les mêmes peurs, les mêmes craintes et les mêmes folies. Même durant le rideau de fer. Quand vous regardez avec le recul les années 80, les années 60, l’Europe partageait déjà les mêmes sujets.
Entretien réalisé pour Culturopoing et Radio Escapades. Prise de son : Aïssa Deghilage. Moyens techniques : Radio Escapades. Remerciements Festival Itinérances, en particulier Julie Plantier, Julie Uski-Billieux et Eric Antolin, ainsi que Patrice Terraz et Alix Fort pour les portraits de Petr Vaclav.
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