Les Éditions Tamasa viennent de sortir un coffret Alberto Sordi. Il en sera très bientôt question sur Culturopoing. L’un des films le composant, L’Agent (Il Vigile, 1960), est sorti mercredi dernier sur les écrans. Concentrons-nous un moment sur lui, aujourd’hui.

Luigi Zampa est né en 1905 – De Sica en 1901 ; Rossellini et Visconti en 1906 ; d’autres personnalités comparables à Zampa, comme Comencini ou De Santis, respectivement en 1916 et 1917.
Zampa a commencé par écrire des pièces de théâtre avant de se tourner, rapidement, vers le cinéma, plus précisément la rédaction de scénarios. Il étudie au fameux Centre Expérimental de la Cinématographie de Rome – attention à des fiches « Zampa » comme celles que proposent les sites de La Cinémathèque Française ou d’Imdb, qui évoquent sans précisions suffisantes une période allant de 1932 à 1937, car le Centre a été créé en 1935… (1)

Zampa travaille, entre autres, pour des cinéastes comme Carlo Ludovico Bragaglia – le frère d’Anton Giulio – et Mario Soldati ; ou encore pour le maître de la comédie italienne de l’époque : Mario Camerini – Centomila dollari (Cent mille dollars, 1940).
Il passe à la réalisation en 1941, et tournera plus de 35 films au long de sa carrière. Sa période la plus remarquable est celle de l’après-guerre, où, emporté par le mouvement néo-réaliste, il réalise Vivere in pace (Vivre en paix, 1947) et L’Onorevole Angelina (L’Honorable Angelina, 1947). Il faut également retenir ses œuvres mordantes sur le fascisme : Anni difficili (Les Années difficiles, 1948), Anni facili (Les Années faciles, 1953), Anni ruggenti (Les Années rugissantes, 1962). Pour les deux premières, Zampa bénéficie de la collaboration de l’écrivain Vitaliano Brancati.

À travers ces films ayant pour cadre le régime mussolinien, Zampa épingle l’hypocrisie et l’attentisme de ses concitoyens, notamment ceux des notables. À travers d’autres, ce que l’on appelle très précisément en Italie le transformisme – l’opportunisme, parfois systématique, en matière de politique – : L’Arte di arrangiarsi (L’Art de se débrouiller, 1954), avec Alberto Sordi. Il dénonce aussi et plus généralement, la corruption et l’esprit mafieux – Processo alla città (Les Coupables, 1952), Il Medico della mutua (Le Gynécologue de la mutuelle, 1968), Bisturi, la mafia bianca (Bistouri, la mafia blanche, 1973)… Et il le fait souvent sur le mode de la comédie satirique.
Jean-François Rauger décrit bien la démarche et le style du cinéaste : «[Zampa entend] démontrer comment les Italiens ont toujours su trouver des accommodements avec le pouvoir, quel qu’il soit, fût-il celui du parti fasciste. Ces films entreprennent tous une description féroce de la lâcheté et de l’opportunisme, de la manière de composer avec le vent de l’Histoire et d’accepter les combinazioni qu’imposent la survie et l’ascension sociale ». Rauger qualifiant avec justesse le réalisateur de «  moraliste angoissé » et d’ « observateur froidement sarcastique » (2).

Otello, le héros de L’Agent, est incarné par Sordi. Il faut le voir se pavaner théâtralement à travers les rues grises et sales de son quartier, dans sa veste d’intérieur tape-à-l’oeil ! Un peu fanfaron, un peu Vitellone – Vieux Veau -, Otello est un oisif. Il accepterait à la rigueur de travailler, mais s’il peut faire ce qui lui plaît : de la moto.
Avec l’aide de son fils fort débrouillard, plus que lui d’ailleurs – notamment en matière de mécanique automobile -, et à force d’importuner les fonctionnaires de sa ville, y compris le très classieux Maire de la ville où il habite, incarné par Vittorio De Sica, il réussit à entrer dans la Police Municipale.

Il a été la risée de son quartier pendant quelques années ? Qu’à cela ne tienne, il est maintenant un Grand Chef, au moins à ses propres yeux et à ceux de quelques membres de sa famille, dans son costume que Zampa fait concevoir et filme de manière lui donner la dimension d’une armure ronflante de samouraï. Ses concitoyens n’ont qu’à bien se tenir !

Le film joue d’abord sur le manque d’habileté et d’expérience du néo-policier, sur son côté balourd et étourdi, sur une certaine forme d’inculture qui le caractérise – il lui arrive de parler de « pisychologie humaine » (sic / c’est notre traduction, cependant, les sous-titres ne reproduisant pas ce défaut de prononciation) (3). Sur sa tendance à enchaîner les bourdes. En une scène mémorable, Otello crée par exemple lui-même l’un de ces embouteillages qu’il est censé prévenir ou régler. On remarque cependant très vite une qualité du personnage : son honnêteté – il reconnaît ses erreurs auprès d’un automobiliste qu’il a contrôlé. Honnêteté relative et bien provisoire, cela dit…

Ébloui par une célèbre actrice de cinéma, dont la voiture est immobilisée suite à une panne, et qui n’a pas les « documents » de sa voiture, Otello faillit exceptionnellement à ses devoirs. Il ne la verbalise pas. Cela se sait. Il est sermonné par le Maire, sur les ordres du Préfet, pour le favoritisme dont il s’est rendu coupable.

Alors, Otello prend les autorités aux mots et fait preuve d’un très, très grand zèle ; au point de verbaliser le Maire lui-même lorsqu’il lui arrive, un jour, de ne pas respecter le Code de la route. Et c’est là que le noyau du film apparaît en toute sa force. Il est évident que, dans la société dans laquelle vit Otello, l’application de la Loi doit être à géométrie variable. Mais le policier ne le comprend pas ou ne veut pas le comprendre. Il agit en ces circonstances comme s’il était une mécanique appliquée sur le vivant qu’il est réellement (cf. évidemment Bergson et son travail sur le « rire »).

Mais, attention, la machine va s’emballer !

Les politiciens, les notables, les fonctionnaires que Zampa mette en scène sont tous des hypocrites, plus ou moins véreux. Il y a d’un côté le discours, la façade, et de l’autre la réalité, les coulisses. Les huiles et les caciques sont fondamentalement des démagogues, et ils occupent la place qu’ils occupent parce qu’ils le sont. Zampa, a l’aide d’Otello, va placer tout cela sous les projecteurs. Il le fait en ce film comme il l’a fait et le fera en d’autres. Mais ce qu’il révèle aussi, et qui va se retourner contre Otello, c’est que tous les Italiens fonctionnent à leur niveau, à la place où ils sont, un peu de la même manière. Y compris les citoyens lambda. Ils s’arrangent. Et Otello va finalement s’adapter, jouer le même jeu que les autres, mettre de l’eau dans son vin, en rabattre sur ses idéaux. Pour survivre, et parce que le système est ainsi fait, et qu’il faut bien survivre en lui !

La force de Zampa vient cette capacité à dénoncer les travers de la société dans laquelle il vit, la cruauté dont fait preuve la Patrie envers ceux qui l’ont humblement servie. À cerner l’âme italienne – avec ses défauts et ses qualités, sa force et ses faiblesses ; en toute sa savoureuse ambivalence. À décrire le fonctionnement humain en général (4).
À titre personnel, nous le trouvons nettement moins à l’aise quand il s’agit de créer des situations purement comiques, des gags ; quand il veut faire rire le spectateur à travers les gesticulations et les rictus de ses acteurs, au travers de situations clairement abracadabrantes.

Nous l’avions déjà ressenti en comparant Gli Anni ruggenti, qui est censé faire rire, mais qui nous a personnellement laissé de marbre – pauvre Nino Manfredi, qui fait bien pâle figure à l’écran -, et ce merveilleux Arte di arrangiarsi qui travaille davantage sur un rythme narrativo ou thématico-fimique, lequel est très bien mené, passionnant, que sur des ressorts spécifiquement comiques ou burlesques.

Que ces réserves n’effraient pas le lecteur. L’Agent vaut bien le détour… mais attention, surveillez la vitesse de votre déplacement !


Notes :

1) http://www.cinematheque.fr/cycle/luigi-zampa-180.html

2) En 1932, on commence à enseigner le cinéma à l’École Nationale de la Cinématographie – une section de l’Académie de la Musique, dépendante du Ministère de l’Éducation Nationale. Cette École est dirigée par le cinéaste Alessandro Blasetti. C’est Luigi Chiarini qui va diriger le Centre Expérimental de la Cinématographique… Une véritable École de cinéma autonome, mais dépendant plus étroitement du Pouvoir fasciste et de Luigi Freddi qui est à la tête de la Direction Générale de la Cinématographie, laquelle est une branche du Sous-Secrétariat d’État pour la Presse et la Propagande, créé en 1934.

3) L’inculture d’Otello est toute relative, puisqu’on l’entend réciter à un moment une poésie de Giosuè Carducci, Il Bove (1872). Il en va de même pour la scène où sa femme lui fait remarquer qu’il ne comprend pas les mots d’un discours qu’il a à prononcer, lorsqu’il se lance momentanément dans la politique, et où il évoque quelques instants après les origines socio-professionnelles d’un Mao ou d’un Truman. Mais peut-être s’agit-il là d’une inconséquence de Luigi Zampa et de ses co-scénaristes.

4 ) On appréciera aussi le portrait partiel mais convaincant que fait Zampa de l’Italie du Boom : l’intérêt notamment des habitants de la Péninsule pour le cinéma, la télévision, les journaux à potins.

 

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A propos de Enrique SEKNADJE

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