Paper Moon, de Peter Bogdanovitch (1973)
Invisible en salles depuis sa sortie en 1973, le film de Peter Bogdanovitch ressort aujourd’hui dans un sublime noir et blanc restauré. On y suit les péripéties d’un couple mal assorti, interprété à l’écran par Ryan O’Neal et sa très jeune fille Tatum, dans le Kansas des années 30 avec, en arrière plan, le spectre de la grande dépression. Ode ludique à la débrouillardise d’un burlesque très enlevé et histoire d’une paternité peu orthodoxe, Paper Moon ne se réduit pas à son iconographie rétro ni à un sage projet de reconstitution, comme on serait tenté de le penser de prime abord. Si Bogdanovitch s’inscrit volontiers dans la tradition d’un cinéma populaire, entre slapstick, fresque intimiste et bien-sûr, screwball comedy, il y insuffle une irrévérence de ton et une modernité de mise en scène résolument contemporaines. Ce subtil balancier, littéralement anachronique, et son absence de prétention, font tout le charme et la singularité du sautillant Paper Moon.
On ne sait plus si c’est la chanson qui donne son titre au film ou les pétaradants à-coups d’une auto qui nous cueillent à la sortie du générique. Moses Pray, fringuant mais peu reluisant escroc (Ryan O’Neal), qui vivote d’un commerce de bibles, se rend aux funérailles d’une ancienne maîtresse. Autour de la fosse, en rangs dispersés, deux vielles voisines, la petite Addie (Tatum O’Neal) et le prêtre, bientôt troublés par ce visiteur aussi impromptu qu’indiscret. Une ressemblance morphologique incongrue, de menton, fait dire aux vieilles dames que Moses pourrait bien-être le géniteur de la petite Addie. Malgré ses dénégations, celui-ci devra amener avec lui l’orpheline afin de la confier à une tante, seul lien de famille avéré, vivant dans un état éloigné. Lesté de ce ballot encombrant et excédé par une paternité qu’il ne veut pas entendre, Moses découvrira malgré lui, que la petite orpheline peut être une « associée » très profitable à son commerce illicite, car elle sait susciter la fibre compassionnelle des veuves éplorées. Le voyage durera donc un peu plus que prévu, Addie ne cessant d’inventer de nouveaux subterfuges pour en retarder le dénouement, à défaut d’obtenir un aveu de paternité et surtout, de tendresse.
Bootleggers, shérif véreux, effeuilleuses, rednecks crasseux et édentés… toute la panoplie des « misfits » américains passe dans ce film de route à l’allure désinvolte où chaque personnage s’emploie à donner le change sur sa propre condition, Moses Pray le premier. Un simple postiche de dent en or et le tour est joué pour se donner des allures d’homme de foi respectable. La fête foraine, qui inspirera aux premiers distributeurs le titre francisé « La Barbe à Papa », opère comme un leitmotiv et une métaphore de cette existence marginale. Le couple Moses / Addie aime s’y ressourcer, l’un pour s’approvisionner en cocottes qui n’ont de cesse d’exploiter sa nigauderie, l’autre pour y consommer ce substitut de douceur paternelle. Ce poster de famille des déclassés de l’Amérique, renvoie, sur un mode pétillant, à la fameuse pochette des « Basement Tapes », si ce n’est que la farce ne tombe jamais résolument dans le grotesque ou le pathétique. Moses et Addie animent leur propre théâtre d’illusion juste par réflexe de survie pour échapper à la médiocrité d’existence que pourrait leur renvoyer leur miroir. Ailleurs, ce sont quelques paysans en exode, comme échappés d’un cliché de Dorothea Lange, que l’on trouvera en bord de route, sans que Moses ne consente à leur porter secours, dans un mélange confus de cynisme et d’auto-préservation. Le film brode donc sur le standard Paper Moon et son crooning sur fond de swing orchestral années 30, déclinant les rêves de réussites et les motifs de solidarité entre les deux personnages qui, à l’instar des artistes de music-hall, se font les entertainers de leurs propres existences afin de mieux échapper à une misère dont ils préfèrent, par politesse, taire le nom. Said it’s only a paper moon / Sailing over a cardboard sea / But it would’nt be make believe / If you believed in me
Il serait donc tout aussi faux de dire que Paper Moon est un film du Nouvel Hollywood qui distille sa contre-culture sous un habillage classique que de le réduire à une tentative néo-classique de reconstitution. Le film porte assurément en lui l’amour des comédies américaines des années 30 et du burlesque muet, mais sans nostalgie ni académisme. S’il instille des thématiques sociales et un désenchantement, qui pourraient être l’exact reflet de la place accordée dans le cinéma des années 70 aux grands naufragés du rêve américain qui subissaient de plein fouet le retour de bâton des années de permissivité, il s’en distingue aussi par une forme d’apolitisme individualiste qui dénie toute forme de moralisme. Cet entre-deux choisi, aura paradoxalement suscité le succès public du film et un reproche critique durable vis-à-vis de l’œuvre de Bogdanovitch, jugée trop référentielle, campée dans des imaginaires fabriqués et un peu trop distanciée des réalités politiques. Ces apparentes contradictions, on les retrouve également dans la mise en scène, qui joue en équilibriste les confrontations de registres, tout en se gardant de tomber, trop frontalement dans l’un ou dans l’autre. Ni pure reconstitution, ni franche parodie, ni drame, ni stricte comédie, mais plutôt un moyen-terme enfantin qui célèbre l’immaturité des personnages et la relation de tendresse conflictuelle qui les unit.
Au final, c’est peut-être dans la grâce de son montage et dans ses audaces de cadrages que Bodganovitch, aidé de l’admirable chef opérateur
László Kovács, se distingue le plus. Dans la confrontation entre Moses et Addie, nombreuses sont les ruptures d’échelles de plans, nous faisant passer d’un plan pied ou d’ensemble, à de très gros plans quasi déformés qui produisent un effet de comique consommé et orchestrent à merveille le conflit, à force réparties, entre le père supposé et indigne, et son insolente progéniture. Ces effets d’accélérations visuelles, qui écrasent la profondeur de champs, ne sont pas sans rappeler le langage cinématographique d’un Orson Welles, dont on sait que Bogdanovitch fut l’un des proches collaborateurs. L’un des grands mérites du film est d’allier une modernité cinématographique et une acuité contemporaine, à une forme ouvertement populaire et divertissante, avec beaucoup d’élégance et de subtilité.
Un film, donc vital, pour déjouer les crises d’hier et d’aujourd’hui…
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