[Avertissement pour ceux qui n’auraient vu aucun Nosferatu, il pourrait y avoir des spoilers ; pour les autres, non ]
Si l’on excepte les photogrammes du Drakula Halála de Károly Lajthay, seules traces de ce film hongrois co-écrit avec Michael Curtiz en 1921, la première adaptation du Dracula de Bram Stoker encore visible reste bien celle de Murnau (1922). Elle ne porte donc pas le nom du Comte mais adopte le terme du nosferatu, le non-mort (1). Les raisons pour lesquelles Murnau ne reprendra pas le titre éponyme sont purement des questions de droit il changera d’ailleurs tous les noms des personnages, et transposera le lieu de l’action en Allemagne. De Tod Browning à Terence Fisher, en passant par toutes les adaptations à travers le monde (l’Italie, le Japon, Le Mexique, le Pakistan…), le Dracula de Stoker va devenir le théâtre des variations, du fantasme qu’il génère ; le reflet d’un inconscient individuel ou collectif. Quelques-uns chercheront à revenir au roman. Le génial Dracula de Coppola puisera régulièrement aux origines, rendant enfin justice à Stoker, et s’en éloignera aussi notamment dans un romantisme échevelé qui n’a rien à voir avec la sécheresse victorienne de Stoker. Ce sont d’ailleurs souvent les adaptations les moins connues qui collent le mieux à l’esprit de Stoker : Dan Curtis avec Jack Palance, Jess Franco avec un Christopher Lee à mille lieues de la Hammer, ou encore Philip Saville avec la magnifique série de la BBC de 1977 et Louis Jourdan dans le rôle-titre.
Avec le temps, Dracula devient une référence encore plus cinématographique que littéraire : les cinéastes opèrent des variations autour des films eux-mêmes, avec pour apogée le Francis Coppola qui ambitionne de rassembler tous les films de vampires en un seul : une histoire du cinéma de vampires, citant tout autant F.W. Murnau que Werner Herzog et même Jess Franco – la fabuleuse mélodie de Wojciech Kilar venant même reprendre quelques phrases de la partition de Bruno Nicolaï.
Si l’on devait différencier les Nosferatu des Dracula, on pourrait opérer un raccourci à la fois superficiel et réel. Nosferatu est en quelque sorte la part sombre de Dracula, son versant totalement macabre. Par cela même, il réussit à installer une mythologie qui lui est propre, presque aussi forte que celle du roman ; un déroulement narratif autonome avec ses étapes obligées et ses motifs : la silhouette démesurée et disproportionnée se répandant sur le mur, l’importance particulière du voyage du Demeter avec les apparitions du Comte sur le bateau, le repas de Jonathan, les errances de Lucy/ Ellen sur la plage ; et surtout, la mort du monstre lorsque la fiancée de Jonathan/Thomas (2) finit par faire oublier à Dracula le lever du jour et succombe à son tour à ses morsures. Comme le fit Herzog à son époque Eggers va opérer des variations autour de son héritage sans l’éluder, nous entrainant en terrain connu tout en effectuant des écarts subtils entre fidélité et renouveau : une lecture passionnante du roman à l’aune de notre temps. Il se réapproprie le matériau, le fait sien. Mieux que citer ses prédécesseurs, il les intègre avec une fluidité étonnante. Après Murnau et Herzog, il faut désormais compter sur un troisième chef-d’oeuvre.
Alors que Christopher Lee, Gary Oldman, Frank Langella … frappent par leur charme et leur irrésistible attirance érotique, Max Schreck impose dès la première incarnation l’épouvante, ayant perdu toute aura séductrice. Le glamour contre le monstrueux. Il est une créature de la nuit repoussante mais qui ensorcèle ses victimes, les attire à lui, les hypnotise. Robert Eggers reprend tout cet aspect, ce sentiment de terreur du personnage qui abandonne sa splendeur physique et cet oxymore entre le Mal qu’il incarne et sa magnificence. Le Dracula pathétique d’Herzog dégageait une tristesse absolue, âme meurtrie, désespérée par la malédiction de sa vie éternelle. Ses tourments existentiels n’intéressent pas Eggers. Le Comte Orlok d’Eggers sera donc une bête qui se dissimule dans l’opacité, dont la force mentale inouïe supplante à son aspect physique repoussant. L’esprit pervers et manipulateur domine sa proie psychiquement avant de la posséder physiquement, refusant cet ensorcèlement hammerien qui la fait s’évanouir, se pâmer et lui succomber : « il est dangereux, mais qu’est-ce qu’il est beau ». On peut évidemment se demander ce qui a pu attirer Eggers dans cette nouvelle illustration d’un mythe mille fois traité, et comment allait-il l’injecter à son univers. L’explication tiendrait en deux termes : la femme et le païen.
Jamais Nosferatu n’avait paru aussi proche de la folk horror. Le cinéaste rejette l’ode traditionnelle au christianisme pour détruire le démon ; il croit bien plus au Mal qu’en Dieu, au fanatisme qu’à la foi. Son Nosferatu sera sauvage, iconoclaste et profane. On connaît le souci d’authenticité d’Eggers depuis The Witch ; avec The Northman, il était le seul cinéaste américain étant parvenu à traduire le climat des sagas scandinaves du XIIIe siècle, loin de l’heroïc fantasy. Cette appétence explose ici dans l’épisode dans les Carpates : le cinéaste « corrige » près de deux siècles d’erreurs historiques inaugurées avec Stoker. Jamais nous n’avions aussi bien ressenti la ruralité du décor, sa sécheresse. La Transylvanie, la vraie, semble ranimée dans son jus, ses costumes, sa musique communiquant ce saisissement du voyageur arrivant dans une contrée inconnue. Herzog l’avait tenté, mais l’aspect ethnographique de son Nosferatu était délibérément contemporain, anachronique. De cette atmosphère de choc des cultures, lorsque Thomas (Jonathan chez Stoker) arrive dans la région du Comte naît une autre terreur, insidieuse et enveloppante, une chute des repères, la peur d’une civilisation inconnue avec son propre fonctionnement. L’étudiant allemand distingué (confondu à la distinction britannique) peut oublier ses règles sociales et éducatives. Ici, elles n’ont plus cours. Même le christianisme a un autre visage en Transylvanie et lorsque Thomas sera recueilli dans le couvent, il subira un rituel de dépossession qui nous éloigne de l’imagerie chrétienne. L’atmosphère païenne de ce Nosferatu imprègne toute l’œuvre bien au-delà des monts des Carpates, dans cette folie frénétique qui le gagne graduellement et ces cérémonies magiques.
Eggers n’a pas rendu la tâche facile (comme dans The Vvitch) à son fidèle chef opérateur Jarin Blaschke, filmant en argentique 35mm, et exigeant un éclairage naturel souvent à la bougie, parfois presque dans l’obscurité, la direction photo devant s’adapter à cette contrainte, nous incitant à scruter l’obscurité, à s’y frayer un chemin épousant le point de vue de ses personnages. Par opposition avec Murnau et Herzog, où Orlok apparaît en « en pleine lumière », même lorsque sa présence est palpable, le Comte reste la plupart du temps dans l’ombre, poussant l’oeil à imaginer. La frayeur qu’il inspire tient à sa stature démesurée de celui qui rôde, glisse sur le sol, envahit les murs, ainsi qu’à la parcimonie avec laquelle Eggers dissémine ses apparitions et nous laisse entrevoir son visage, avec ses traits transylvaniens, sa grande moustache, sa peau émaciée déjà proche de la mort. L’épouvante s’amplifie dans le questionnement et le mystère. Pareillement, sa voix appartient peu au visible. Assourdissante, elle contamine la tête d’Ellen sans qu’il ne soit près d’elle. Le choix de Bill Skarsgård était discutable, et pourtant, totalement méconnaissable et transformé, il suffit qu’il se meuve, ou qu’on l’entende pour qu’il terrifie. Eggers le dirige de manière magistrale et le métamorphose en forme écrasante. Reprendre le flambeau d’Isabelle Adjani, extraordinaire et si fascinante chez Herzog, était chose difficile et Lily Rose Depp relève le défi avec brio, insufflant une dimension à la fois érotique et tragique à Ellen, sans jamais tomber dans le cliché de la sursexualisation. Bref, elle ne réitère heureusement pas sa géniale prestation de The Idol. Face à elle, Nicholas Hoult compose subtilement un Thomas touchant dans son incompréhension, amoureux fou, tentant de comprendre les attentes de sa femme, mais totalement impuissant et à l’arrivée anti-héroïque.
La méticulosité d’Eggers fait encore une fois mouche dans son souci d’authenticité historique, et son visuel hyper romantique aurait presque tendance à l’identifier à bien d’autres reconstitutions gothiques. Cette impression première de classicisme ne laisse en rien présager de l’expérience esthétique inouïe qui nous attend, éveillant tous nos sens.
Ce Nosferatu partage maintes affinités avec celui Herzog, notamment dans son onirisme, le sentiment d’avoir traversé la frontière, du côté des « enfants de la nuit ». Herzog installait un fantastique élémentaire et mystique proche du sublime burkien, où les personnages entraient en osmose avec la nature, se fondaient aux chaines de montagne, aux monts enneigés. Il puisait dans le romantisme allemand de Goethe, du Volkgeist ou de Friedrich, celui de l’homme avalé dans le paysage, posé sur l’horizon. Le krautrock de Popol Vuh soutenait de ses nappes synthétiques aériennes, planantes, nous abandonnant dans une suspension permanente. Il berçait de sa douceur lancinante baignant dans une irrépressible mélancolie.
Visuellement, Eggers prend la suite d’Herzog sur l’inspiration de C.D.Friedrich mais poursuit avec celle de la peinture anglaise, celle de Constable ou Grimshaw. Somme toute, une relecture à l’anglaise par un cinéaste américain d’un mythe irlandais transposé en Allemagne. Mais cette imagerie traditionnelle constitue un beau leurre pour mieux nous entrainer vers un terrain sépulcral, vers une nuit peut-être jamais atteinte jusque-là. L’aspect décoloré qui tire vers les bleutés pourrait renvoyer aux teintes du Murnau, mais en réalité, Eggers ré-invente une esthétique du mythe qu’on croyait exsangue. Il jette un voile opaque sur le monde, offre un cinéma de visions rare, souligné par un design sonore mettant en alerte en permanence notre ouïe, suspendue au moindre bruissement ou souffle. L’élégance de la mise en scène déguise une œuvre primitive centrée autour du refoulé et du désir féminin.
Pour la première fois, Nosferatu fait d’Ellen la protagoniste principale et met le monstre en retrait malgré son obsédante présence. Poursuivant l’approche féministe de The VVitch, Eggers érige Nosferatu en ode à Ellen Hutter et à son désir, inversant les codes du roman et de ses adaptations, le cinéaste s’intéressant bien moins au point de vue du vampire qu’à celui de sa victime. Même guidée par son indéfectible foi, chez Herzog, elle était loin d’être une héroïne passive et prenait en main toute la stratégie de destruction du vampire, face à un Van Helsing amorphe. Mais Eggers en fait véritablement son héroïne. La figure diaphane et passive disparaît (même si Coppola avait déjà abordé explicitement l’élan sexuel, mais partagé). Il s’inscrit également en digne héritier d’Häxan de Benjamin Christensen (y compris dans ses hallucinations esthétiques et ses visions infernales) lorsqu’il évoquait la manière dont l’homme avait construit des sorcières à partir de cas d’hystérie féminine. Mais la science a évolué depuis Christensen, d’autres tabous ont sauté. Lors de ces moments traversés de fièvre zulawskienne, l’état de possession d’Ellen est métaphorique, physiologique et surnaturel. Ce corps convulsé est celui d’une femme tentant de s’échapper d’un carcan, la manifestation de son insupportable mélancolie et de l’emprise d’un vampire qui la viole à distance. Partant, si cette agression invisible renvoie instantanément à L’Exorciste, elle est en réalité bien plus proche de L’Emprise de Sydney J.Furie. Mais les temps ayant changé et la science ayant brisé d’autres tabous, Eggers peut donc aller plus loin. Ellen est donc une femme faisant la propre connaissance de son corps et de son bouillonnement. Elle ne comprend pas le plaisir qu’elle prend à se caresser mais – vers le chemin de son indépendance – avoue la nécessité d’assouvir sa soif. Sa sexualité apparaît comme fondatrice d’un personnage qui se reconstruit, et une résurrection sous une forme inédite.
A la fois historique et contemporain, le Nosferatu d’Eggers recontextualise Ellen dans les mœurs étouffantes de son époque, tout en suivant cet appétit d’affranchissement. Apprendre à dire son désir, c’est apprendre à dire non à la bête. Point d’attirance pour le Comte qui la répugne et la terrifie, l’unique fascination étant liée à sa chair qui réclame et que seul le Comte Orlok lui propose d’assouvir, attendant en vain le réveil de la libido de son mari. Eggers expose deux prisons : celle du vampire qui n’est qu’harcèlement sexuel et appétit primal et celle d’une société judéo-chrétienne qui détruit toutes les femmes ne ressemblant pas à des poupées. Du reste, le scénario opère une révision surprenante du couple d’amis veillant sur Ellen durant l’absence de Thomas. Les Harding ont perdu de leur bienveillance et de leur générosité. Aaron Taylor-Johnson incarne un Friedrich antipathique à souhait, bel avatar du modèle patriarcal. Par ses accès de folie et de désespoir, s’échappant de la place qu’il lui est dédiée, elle attire le regard et le jugement au risque d’être diabolisée. Le professeur Van Helsing (enfin, son équivalent, Albin Eberhart von Franz) incarné par un Willem Dafoe halluciné est – c’est une nouveauté – montré sous un jour totalement négatif, loin de Peter Cushing ou Anthony Hopkins. Si en tant qu’habitués, sa nature fantasque d’être un peu fou et marginalisé nous laisse entrevoir l’habituelle sympathie du sauveur, il endosse ici l’habit du fanatisme religieux et du calme social, n’ayant jamais eu comme autre stratégie que celle d’utiliser Ellen comme appât et victime expiatoire.
Si Ellen, à l’instar des autres versions (3), mourra quand le jour se lève, contrairement aux précédentes incarnations du personnage, elle aura choisi de lui ouvrir sa porte après maints refus, l’unique possibilité pour mettre fin à cette malédiction étant ce suicide libérateur. Nous n’envisagerons pas de démêler l’ambiguïté du concept de sacrifice, mais Ellen apparaît alors bien plus comme une insurgée qui sauve le monde que comme une victime. Eggers traduit tragiquement cette incapacité de la femme à survivre dans une société qui lui dénie le droit au désir et la prend en étau entre ses aspirations identitaires et son statut social. Si Ellen se retrouve confrontée au vampire, c’est que l’éveil de ses sens et la conscience de sa sexualité – contrairement à son amie Anna, épouse docile et mère attentive soumise aux règles sociales – l’ouvrent aussi à l’abîme. L’idée qu’une femme ouverte au plaisir s’expose aux dangers d’une agression sexuelle entre évidemment en résonance avec bon nombre de débats modernes, mais la démarche du cinéaste n’est pas opportuniste car elle propose une puissance d’analyse évidente des grands mythes vampiriques. Qu’on se souvienne de l’ambiguïté géniale du Carmilla de Le Fanu, dans lequel la vampire éponyme s’apparentait à un personnage maléfique et libérateur, meurtrier et insurrectionnel. Eggers amplifie cette dimension en associant paradoxalement Ellen à cette sororité surnaturelle.
Nosferatu constitue le négatif du Dracula de Coppola, rejetant la flamboyance, l’arabesque, l’apparat, la vivacité héroïque. Entre bestialité et nature morte. Eggers n’offre pas l’utopie de l’amour immortel mais le spectacle du chaos et de la décomposition. Et pourtant, romantique, Nosferatu l’est incontestablement. Face à une thématique affadie et réduite aux lyriques élans amoureux, il convoque l’une des essences essentielles du romantisme, sa substance frénétique et noire, sa part baudelairienne de poésie corrompue. Désormais le vampire n’attaque pas le cou, mais plante directement ses dents vers le cœur. A l’image de cette réinvention de la morsure par Eggers, son Nosferatu nous étreint sauvagement, nous laissant anéantis et exsangues, grisés par tant de noirceur et de beauté. Il nous conduit dans un voyage inéluctable sur les rives du néant.
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[1] La signification de vampire ou non-mort part d’une erreur de traduction de Stoker, nosferatu pouvant être traduit du roumain comme « innommable », « démon », le « diable »
[2] Pour faciliter la lecture du texte nous adoptons les prénoms utilisés par Eggers qui sont sensiblement les mêmes que chez Murnau. Pour rappel, voici les équivalents avec Stoker.
- Dracula -> Comte Orlok (Murnau et Eggers), Dracula (Herzog)
- Mina Harker -> Ellen Hutter (Murnau et Eggers), Lucy Harker (Herzog)
- Jonathan Harker -> Thomas Hutter (Murnau et Eggers), Jonathan Harker (Herzog)
- Lucy Westenra -> Anna Harding (Murnau et Eggers), Mina (Herzog)
- Arthur Holmwood -> Friedrich Harding (Murnau et Eggers), Schrader (Herzog)
Rappelons que dans de nombreuses adaptations, de Herzog à Badham, le nom de l’héroïne Mina est interverti avec celui de Lucy, cette dernière devenant régulièrement fiancée à Jonathan Harker, tandis que Mina devient l’amie, la première à être vampirisée par Dracula avant de subir le pieu de Van Helsing.
[3] C’est encore une des grandes différences entre Nosferatu et Dracula, ainsi qu’avec le roman de Stoker qui laisse à Mina la vie sauve.
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