Et si l’avenir proche était un grand possible : un endroit où vous trouveriez votre corps jeune pour toujours (et tant pis pour ce que cela coûte, financièrement comme humainement), où la solitude des enfants s’éradiquerait grâce à un robot chat (so long pour la tristesse de l’abandon), où les fantômes ne nous quitteraient jamais vraiment (déso, les secrets de familles), où le chomage serait définitivement éradiqué grâce à la flexibilisation du travail (oui, bon, même si ca vous coûte physiquement un rein ?), où la mondialisation offre des opportunités inédites (et son lot d’explosion de centrales), où le genre poussera sa fluidité jusqu’à l’inversion, où l’art deviendra interplanétaire. Où la misère restera la misère.
Demain : c’est à cet horizon si proche que s’attaque Catherine Dufour, grande écrivaine SF, dans cet « L’Arithmétique terrible de la misère », tout juste paru chez le Bélial’, recueil engagé de nouvelles (parues à des époques différentes, mais qui forment un étrange panorama), toutes écrites dans une économie et un horizon restreint, micro pièces qui s’attaquent, par le front ou par l’humour souvent désespéré à ce qui suinte sous la surface des révolutions tech, miroir brusque face à nos aveuglements.
« Des vies entières étaient émiettées – nom, âge, adresse, recherches, achats, renoncements et listes d’envie, mais aussi prix au mètre carré de l’habitat principal, fréquence et durée des connexions, type et prix du matériel utilisé et de l’abonnement au réseau, rapidité de frappe et nombre de fautes d’orthographes. »
- Humains trop humains
« Des vies entières étaient émiettées » : il ne faut pas que la gaudriole des premiers textes du recueil et leurs oralités parfois trop appuyées (gâchant un peu la lecture et son style dans les facilités, alors que le style se fait percutant et brillant ailleurs) ne masque pour le lecteur la charge violente qui court sous tout le recueil : ce qu’est notre monde et comment nous pouvons l’habiter, demain comme dès aujourd’hui.
« Un peu plus loin et plus haut, assise dans le noir sur le canapé trop grand, Jack&Line pleurait dans ses mains en écoutant, sur sa messagerie, ses mères lui souhaiter un joyeux anniversaire à soixante millions de kilomètres de distance. Au ras de l’horizon, Mars la rouge scintillait. »
De la prospective à tout va (Wesip) à la mondialisation désincarnée (une fatwa de mousse de tramway), de la tyrannie de la surconsommation et du monitoring (La mer monte dans la gamelle du chat) à la domination masculine (Un temps chaud et lourd comme une paire de seins et La tête raclant les murs) ou au déclassement social face au vulgaire (L’arithmétique de la misère), Catherine Dufour fait feu de tout bois pour accoucher une SF politique et engagée, bien moins interessée par une SF de prospective lointaine qu’un état sale de notre quotidien, augmenté et à peine voilé.
Brutes et brutales, comme autant d’éclats, le recueil se teinte même, au-delà de sa cruauté, d’une certaine mélancolie quand il vient à toucher l’intime et à interioriser les conflits : s’ouvre alors un versant triste (« Sans retour et sans nous », où des enfants abandonnés par leurs parents transfèrent leur amour sur des IA), hanté (Enemy isinme, où un enfant, programmant une application de réalité augmentée pour superposer au réel les morts par accident ou meurtre voit apparaitre son propre fantôme, croit-il) voire complètement bouleversant (le chef d’œuvre « En noir et blanc et en silence », sur le clonage et la filiation).
« Ça me hante, vous savez ? Je l’imagine tout seul dans la nuit, dans la rue. Je le vois, avec sa puce pleine d’anges sous la peau. Un gosse de treize ans en train de marcher au milieu d’une nuée de fantômes dont l’un est lui. »
Cette intériorisation ne perd jamais son absurde mordant, comme dans le séminal « Pâles mâles », où la flexibilisation du travail (le Flexemploi) pousse chacun à la misère, repoussant les frontières du corps (virtuellement, tout d’abord, puis dans la prostitution ou la location d’organe) jusqu’à l’effroi cynique : la mort, comme une cash machine inespérée.
Cette nouvelle, au fond, résume à elle seule les enjeux à l’œuvre : comment voulons-nous bâtir notre place, demain ? Jusqu’où placerons-nous les limites, nous qui adoptons avec un sourire béat chacune des évolutions, en particulier technologiques ?
« Je pleure et ca me fait tellement de bien ! Je lui laisse un émojicoeur,un gros. Et EVIDEMMENT, il y a un blaireau dans les comments. « Mectow : Va manger tes morts !!!!!! non mais ho !!!! Tu mértie une salade de falanges lol… » Je m’enfuis par un lien dans les comments et je vais faire un tour chez mes copines de Mad’ où j’apprends qu’il y a un nouveau bounce pour le Beauty Blender ! Merci de prévenir ! Je suis et j’atterris je ne sais comment sur le forum Doctissimo/Forme-beauté, topic Front gras qui m’emmène vers une chaine youtube, sur un tuto visage DIY pas terrible mais très frais, très bonne volonté. Je passe au suivant mais Mectow et sa salade me tournent dans la tête.
On va faire ca.
[…]
Comme il se doit, il est allongé sur la table, ficelé avec de l’adhésif, les bras au-dessus de la tête, les genoux un peu pliés et les cuisses bien écartées, comme chez le gynéco. Le Grazia du jour est enroulé en tube et enfoncé dans sa bouche. J’ai fixé une batterie à sa queue qui est maintenant assez noircie. Je retire les pinces et leur fait mordre en même temps les deux testicules. Il a un sursaut dément, je vérifie d’un œil que l’adhesif tient bon. Il s’étouffe et mord dans le Grazia, pour un peu, il en cracherait des pages ! Il s’évanouit à nouveau pendant que je me marre. Ses orbites sont remplies de larmes, elles coulent sur ses tempes et y délayent le sang. »
L’arithmétique terrible de la misère est une lecture compliquée, complexe, parce que cet état du monde accepte dans un même mouvement l’intime et la vulgarité (les pages Glamourissime, qui scandent les nouvelles), l’obscène même (l’insupportable Coucou les filles), plaçant au regard avec brutalité toute la complexité des enjeux sous-jacents.
Si certaines nouvelles paraissent assez anecdotiques voire ratées, elles participent toutefois à un panel assez inquiétant de notre humanité : c’est que loin de tisser des grandes épopées, Catherine Dufour procède plutôt par flash quasi documentaires. Un état des choses tout à la fois modeste et creusant pourtant jusqu’à l’os chacun de ses pans. Une écriture comme autant de coups de scalpel et de métamorphoses, du plus poétique au plus brutal, faisant œuvre de combat et non de moraliste, clairement et obstinément politique.
« Adzo débordait d’enthousiasme :
« J’ai décroché un CDD de deux semaines au musée Ricard ! Curateur d’une expo sur le patrimoine pre-réseaux. La partie « Travaux ménagers », hein ? Ce n’est qu’un seekfind, quand même. »
[…]
De l’autre côté de l’écran, l’avocat avait l’air professionnellement navré –et cette voix de benzodiazépine. Une pleureuse professionnelle. Embauchée pour son air suintant. Sûrement en CDI. Tas de merde »
Et s’il est des auteurs dont les thématiques et les positions se révèlent et se résument facilement (simplifiant la tâche du critique), Catherine Dufour n’est pas de ceux-là, se coulant plutôt à chaque fois dans la situation qu’elle explore, l’exploitant, l’interrogeant, la pervertissant, se réinventant la nouvelle suivante comme pour mieux suivre et dénoncer l’amas informe de flux et sollicitations qui nous assaille dans notre quotidien. La lecture complète du recueil devient alors à lui seul une expérience du monde, dont on ressort à la fois épuisé, vaguement perdu et un peu écœuré.
« Mais il est vrai qu’à une époque, le problème était surtout d’ordonner le trop plein. La pléthore de sons, de couleurs, de formes – la pléthore d’informations. »
Peut-on aimer le travail de Catherine Dufour ? Peut-on accepter le miroir qu’elle tend, jusqu’au repoussoir, à nos propres errements et à ce que, enfants endormis, nous oublions ce qui nous fait être humains, y compris dans l’anéantissement ?
« Il sourit enfin. Mon cœur de jeune fille s’émeut ; mon cerveau de vieille dame se souvient. »
Ce trouble est tout à la fois la réponse et le début de la question.
Le Bélial’, 384 pages, 19.90 euros. En librairie.
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