Sur l’échiquier rap game, nombreux sont les outsiders et espoirs en mesure de basculer du côté des têtes d’affiche à la faveur d’un projet (Laylow et Freeze Corleone en 2020 par exemple), d’un tube (Dosseh avec Habitué)… Les jeux ne sont pas figés. Certains artistes dont nous allons parler seront peut-être dans quelques mois en pleine lumière, d’autres préfèreront conforter et soigner leur art sans courir après un tout relatif succès. Pourtant, chacun à leur échelle, ils ont impulsé une énergie singulière sur 2024.
Shay détonne quelque peu dans cette section dans la mesure où elle pourrait aisément trouver sa place dans les têtes d’affiche, de par son ancienneté, son passage en tant que jurée à Nouvelle École, ou encore sa notoriété et son influence sur les réseaux sociaux. Cependant, son troisième album, Pourvu qu’il pleuve, aura aussi confirmé un décalage entre son aura et son poids réel dans l’industrie, attestant une fois de plus de la difficulté pour une rappeuse d’exister au premier plan, quand bien même celle-ci est la mieux lotie. Comparativement à ses deux prédécesseurs, ce nouvel opus bénéficie d’une homogénéité bienvenue et pourrait même sembler, dans sa forme, être son projet le plus complet à ce jour. Néanmoins, contrairement à Antidote et Jolie Garce, il manque ce petit banger (Jolie, PMW, Thibaut Courtois) qui ferait la différence, qui inviterait véritablement à la réécoute. Au sample décevant (trop facile et sans réelle plus value) de Dilemma de Nelly (Shooter), on préfère l’intense ouverture, Partie Hier. Titre redoutable sur lequel elle pose ses règles entre mélodie et kickage, qui laisse entrevoir la rappeuse qu’elle pourrait être si elle choisissait une direction plus franche. Côté invités, à la nouvelle collaboration avec Niska (moins marquante que la précédente), Sans Cœur, on accroche nettement plus à À l’Envers featuring Gazo, qui rappelle dans sa vibe à un rap US tendance première moitié 2000, ensoleillé et entêtant. Mention également pour Paradis aux côtés de son ex-collègue de Nouvelle Ecole, SCH, qui l’emmène sur un registre plus chiadé lyricalement. Plus globalement, visuellement, Shay ne manque pas de personnalité, paradoxalement sa musique tend trop à une forme générique qui efface trop souvent ses singularités.
Depuis son apparition au sein du 92i, Green Montana a toute notre attention. Musique planante et flow aérien, si sa progression est avérée, sa formule s’est davantage optimisée que renouvelée. En ce sens, SAUDADE tient à la fois de la forme finale et de la fin d’un cycle (il devrait voler de ses propres ailes ou changer d’écurie pour son prochain projet). Dans les thèmes, rien de nouveau (argent, filles, luxe et détente), dans les faits, un opus léché et très bien produit que l’on a beaucoup écouté à sa sortie (vers lequel nous sommes en revanche peu revenus). Dans le détail, on retient notamment une nouvelle excellente collaboration avec SDM sur barcelona92 mais aussi bank ou oseille mon amour. Green n’a pas plus déçu qu’il n’a surpris. Il s’est contenté de conforter une proposition, certes singulière, sans prendre le risque de la réinventer. Cela n’empêche pas SAUDADE d’être extrêmement plaisant.
On attendait avec curiosité le premier album solo de ZED après plusieurs featurings et EP (SOIXANT3) prometteurs. Après la réussite en solitaire de son acolyte de 13 Block, Stavo, le rappeur s’est révélé largement à la hauteur de cette attente. Défricheur de flows et de mélodies au sein du BLO, Zed a fait preuve sur Malcom, d’audace et d’acuité. S’il n’a pas abandonné la trap, en atteste l’excellent #ZEDEUDÉ (60) ou Mauvaise mine (feat. Ziak), son horizon se montre nettement plus vaste. Le panel d’invités (Laylow, Green Montana, Josman…) qui l’accompagnent sur le projet, illustre un désir de diversité et une envie de se mettre en difficulté, sans renier ses atouts. Shaggy aux côtés de Nekfeu (très en forme), est en ce sens à l’image de l’album, partiellement familier tout en étant fréquemment inattendu, il témoigne d’une fluidité musicale à toute épreuve où l’amour des sonorités « neuves » transcende les éventuelles limites. Zed sait aussi se montrer redoutable en solo (F.A.M, Celle-ci) et affiche constamment une polyvalence micro en main qui engendre un constat sans appel. Malcom mêle plaisir musical, cohérence et exigence dans sa direction artistique, pour se poser parmi les propositions les plus stimulantes de l’année.
Avouons en préambule que pendant longtemps (avant les sorties des deux projets de SCH), SOLSAD était certainement notre disque préféré de l’année. Ce fut d’autant plus une surprise que nous méconnaissions jusqu’ici le travail de Zamdane. Dévoilé en deux temps, double album oblige, ce fut la rencontre avec un artiste arrivé à maturité et à la pleine maîtrise de sa discipline. Sans recette ni formatage, SOLSAD mêle tristesse et euphorie dans un dessein limpide oscillant entre l’introspection frontale, les envolées mélodiques et l’exploration intime de racines musicales. L’impression de découvrir des morceaux qui n’ont pas été entendus des centaines de fois au préalable, s’accompagne d’une plume affûtée et d’un casting ambitieux où se croisent Kekra, So La Lune, Josman, TIF mais aussi Niska (sa meilleure prestation de 2024), Zaho ou Pomme. Générosité contagieuse, capital sympathie immédiat, Zamdane tient un rap doux et profond, personnel et ouvert, farouchement ancré dans le réel, délibérément délesté de codes et postures galvaudées. Un grand en devenir qui a déjà tout pour lui.
Plus brièvement et en vrac, on a également aimé :
Quelques mois après son album 24, l’un de nos projets préférés de 2023, La Fève revenait avec la mixtape BIGLAF. « J’continue ma petite route » dit-il fièrement sur ETC, annonçant la couleur d’un opus court, marqué par une faim intacte, assurant la transition avant un prochain disque, tout en offrant une nouvelle salve de pistes pour patienter. Avec Time Out 3, Sto a signé le meilleur volume de sa trilogie (qui forme désormais un ensemble de près d’une heure et demi et s’est agrémenté de titres bonus en ce début 2025) s’ouvrant davantage en featurings (connexion extrêmement fluide avec HOUDI mais aussi Level Santana ou Bianca Costa) pour parvenir à sa forme la plus aboutie. Son dessein atypique et fédérateur, cherchant (et trouvant) une sorte de transe étrange et galvanisante, entremêle rap au sens le plus classique du terme à des sonorités électroniques rugueuses. Talent précoce et mystérieux, Luther continue d’avoir notre attention grâce à Exit qui vient réaffirmer sa position au sein de la New Wave. Désinhibé et consciencieux, il délivre un rap faussement détaché aux textes pertinents, créant une proximité inconsciente et pourtant bien directe. Entre questions (qui est au fond ce jeune homme ?) et constats (assurément un artiste doué), voix pure et autotunée, il n’a certainement pas dit son dernier mot. De Lala &ce, nous avions adoré le précédent opus long Everything Tasteful. Trois ans plus tard, SOLSTICE sorte de vrai/faux premier album dénote d’une volonté de monter en puissance, à l’instar de son envie de storytelling et d’une appréciable prise au sérieux du format. Exploration intime de ses sentiments et émotions, dominée par le spleen, l’ensemble nous a semblé manquer d’un petit quelque chose pour que nous puissions être pleinement conquis. Peut-être un « déficit » de fulgurances (en comparaison au projet précédent) au sein d’un ensemble très (trop ?) équilibré ? Ce qu’elle gagne en cohérence, elle le perd légèrement en pouvoir de séduction immédiat. Cependant, Lala &ce reste une artiste qu’on aime et SOLSTICE un projet solide que l’on espère revoir à la hausse en le réécoutant à froid.
Reprise de l’année sur les plateformes
Tandis que l’on attend toujours inlassablement l’arrivée sur les plateformes de streaming des Princes de la ville du 113, c’est un autre classique du rap français qui a refait surface, Le Code de l’honneur, premier album de Rohff. Avant l’explosion commerciale avec Qui est l’exemple ?, avant son double-album entré dans l’histoire (La Fierté des nôtres), avant les démêlés judiciaires, avant les clashs médiatiques. Chef-d’œuvre fondateur d’un MC surdoué qui tient presque déjà sa forme finale rapuellement parlant, tant ce projet contient en substance tous les atouts et toutes les limites (la dichotomie entre le grand frère limite moralisateur et son impuissance à appliquer ses principes) à venir de son auteur. Avec une authenticité de tous les instants, Rohff se présente aux auditeurs paré d’une technique impressionnante et de bons instincts quant aux choix de productions. Jonglant entre une mission de porte-parole des quartiers, une volonté de « dire » et un besoin de se raconter, il se fait le reflet d’une jeunesse désœuvrée, décidé à bousculer l’ascenseur social et prendre le pouvoir grâce à un art qui lui appartient. Seul ou en bande (113, Intouchable,…), il se livre à un rap haut de gamme réussissant la jonction entre un héritage américain façonné par Mobb Depp et des codes qui vont faire l’identité du hip-hop français (notamment un rapport plus appuyé à l’écriture). S’il signera évidemment d’autres albums majeurs par la suite, la différence se fera davantage au niveau des directions artistiques empruntées que dans sa manière d’appréhender le rap qui restera quasiment inchangée, jusqu’à, malheureusement, devenir has been à force d’inflexibilité sur ses principes. La redécouverte du Code de l’honneur n’en est que plus appréciable a posteriori.
L’année 2024 du rap français dans le rétroviseur [2/4] : Le couronnement de SCH
À venir – L’année 2024 du rap français dans le rétroviseur [4/4] : L’Avenir est à eux
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