De la version de Norman Z. McLeod avec W.C Fields dans le rôle d’Humpty Dumpty à celle catastrophique de Tim Burton en 2010 en passant par le célèbre dessin-animé des studios Disney, Alice au pays des merveilles fait partie de ces œuvres régulièrement adaptées au cinéma.

En 1988, le roman de Lewis Carroll donne l’occasion au grand cinéaste tchèque Jan Svankmajer de passer le cap du long-métrage et de mêler prises de vue réelles et animation.

Dès la séquence d’ouverture, Svankmajer adopte un parti-pris qu’il maintiendra tout au long de son film : Alice est au bord d’un ruisseau et elle est cadrée de manière à ce que le spectateur ne voie pas le visage de la grande personne qui se tient à ses côtés. Ce point de vue « à hauteur d’enfant » fera office de règle par la suite et c’est la fillette qui endossera le rôle de la narratrice en énonçant les dialogues des créatures fantaisistes qu’elle rencontrera pendant son périple (le vieux lapin blanc en premier lieu).

Ce point de vue unique va finalement devenir l’un des principaux enjeux de l’œuvre où, pour le dire de manière schématique, tout est question de taille et de proportions. Plutôt que de jouer sur un univers totalement fantasque et imaginaire, Svankmajer utilise des objets et lieux familiers qui deviennent étranges parce qu’ils sont passés au prisme de l’imagination d’une petite fille. Alice se trouve confrontée soit à l’étroitesse des choses (son corps semble prisonnier et engoncé dans une petite maison de poupée), soit à leur immensité (en mangeant un gâteau ou en buvant de l’encre, la fillette devient littéralement une petite poupée). L’intelligence du cinéaste, c’est de faire naître la fantaisie d’un environnement familier. Les objets les plus banals (un arrosoir, des bocaux, des ciseaux…) prennent soudainement des allures étranges, insolites voire inquiétantes. Du coup, on comprend que tout le film peut se lire comme une fable venue directement d’une imagination enfantine qui redéfinit les contours de son environnement : ses peluches et pantins mécaniques deviennent des personnages à part entière, la cave et le grenier de sa maison se transforment en terres inconnues (une promenade à travers du linge qui sèche devient une véritable expédition) et tous les objets du quotidien sont chargés d’une nouvelle signification. On pense alors à ce qu’écrivait Paul Nougé, surréaliste belge, lorsqu’il définissait une théorie de « l’objet bouleversant » : « ainsi apparaît la nature véritable de l’objet : il doit son existence à l’acte de notre esprit qui l’invente ».

Alice2

Le film de Svankmajer parvient à traduire cet imaginaire enfantin en mêlant une certaine tradition surréaliste (il fit partie du mouvement tchèque) et une naïveté qui naît de ces bricolages animés image par image et confectionnés à l’aide d’objets banals. Le côté désuet des techniques d’animation confère au film une véritable poésie (les larmes d’Alice qui changent la pièce où elle séjourne en une véritable piscine). Par ailleurs, le cinéaste parvient avec presque rien à faire sourdre une sorte d’inquiétude  : une punaise dans un pot de confiture, des clous plantés dans un petit bout de pain, des bestioles imaginaires composées à partir de véritables ossements d’animaux…

Alors que beaucoup de cinéastes confondent enfance et infantilisme, Svankmajer nous plonge au contraire dans des contrées où l’imagination se mêle aux angoisses et à la terreur. Il n’est d’ailleurs pas interdit de voir dans le « procès » d’Alice (la reine veut lui trancher la tête et on l’oblige à avouer ses crimes) une sorte de réminiscence des purges staliniennes. Le pouvoir de l’imagination fut toujours une des voies royales pour critiquer de manière métaphorique les régimes totalitaires (voir le génial Valérie au pays des merveilles de Jaromil Jirès).

Si l’on devait émettre une petite réserve sur Alice, c’est du côté des procédés narratifs qu’il faudrait se tourner. Comme je le disais plus haut, c’est la fillette qui prend en charge tous les dialogues du film en ajoutant à chaque réplique un « répondit-il » ou un « dit-il ». A ces moments, Svankmajer filme toujours de la même manière, à savoir en insert sur la bouche de l’héroïne. A partir du moment où le spectateur a compris le principe, on peut trouver ce procédé un peu lourd et redondant. Le merveilleux qui naît des collages surréalistes du cinéaste finit par être affaibli par cette voix-off.

Par chance, le cinéaste n’y recourt pas trop souvent, nous permettant ainsi de savourer à sa juste valeur ce voyage onirique et fantaisiste au pays de l’imaginaire enfantin…

Alice (1988) de Jan Svankmajer

Editions Malavida

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A propos de Vincent ROUSSEL

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