Le mouvement est constitutif du cinéma d’Andrea Arnold. Qu’il accompagne une quête, une émancipation, un élan amoureux, il est toujours le moteur d’une narration qui se construit avec lui. Dans American Honey, cette dynamique s’incarne dans le minibus qui transporte les protagonistes à travers le Midwest afin de vendre des magazines en porte-à-porte. Ils sont jeunes, blancs et sans attache. Lorsque Star les rejoint après avoir été « embauchée » par Jake, le film prend la route.
Fruit d’un longue préparation, le plan de travail suit un itinéraire précis qui permet à l’équipe réduite de progresser de motel en motel comme le font les personnages du film. Tourné en priorité dans l’ordre chronologique, American Honey permet aux jeunes comédiens, majoritairement débutants, d’évoluer avec l’histoire et ceux qu’ils incarnent. Tournage et récit prennent ainsi une trajectoire similaire et renforcent l’identité d’un long métrage dont le format 4:3 donne à la caméra, comme toujours chez Arnold, un regard photographique. Mouvements souples, légers recadrages, plans fixes et inserts montrent ce que l’œil de la cinéaste ou celui de son héroïne voient. Les paysages, rues et villes aperçus par les vitres du minibus illustrent les contrastes des régions traversées, le Dakota du Nord et ses terrains pétroliers, le Dakota du Sud et ses réserves indiennes esseulées, Kansas City dont les gratte-ciels impressionnent les passagers. La chaleur est écrasante, la lumière éblouissante, les plaines désertiques.
Au cœur du film, presque candide, ne préjugeant de rien, semblant parfois prendre des risques alors qu’elle n’y pense pas, Star avance sans se retourner. Son comportement, sa franchise et son refus du mensonge donnent à son personnage une innocence non feinte. D’abord séduite par Jake, trouvant dans l’attirance qu’elle ressent une première motivation, elle suit son propre mouvement dans le mouvement du film, électron libre, étoile sans orbite allant et venant au gré des envies.
American Honey dresse le portrait de cette Amérique blanche et pauvre tant évoquée lors des dernières élections. Rien n’est dit sur les personnages sinon leur origine géographique, mais le parcours de Star permet d’imaginer les motivations de jeunes adultes qui trouvent dans le groupe une famille qu’ils n’ont plus. S’il semble incroyable que le porte-à-porte existe encore et de manière si précaire, le caractère obsolète et dérisoire de l’activité montre que les vendeurs n’ont rien à perdre. Lorsque Krystal, la chef d’équipe, présente pour chaque terrain de vente le panel de ses résidents, elle cartographie une Amérique presque coupée de tout, enclavée et loin des océans. Les banlieues exprimant toujours mieux que les centres la sociologie d’une ville, le van et ses occupants font en quelque sorte office de révélateurs.
Pourtant l’équipe fonctionne principalement en vase clos. Les chambres sont partagées, tous embarquent dans le minibus avant d’opérer en binôme, personne n’est jamais seul. Si Star prend des libertés et vit réellement chaque rencontre, les autres ne se confrontent à l’extérieur que dans le cadre du travail. Le reste du temps se passe dans cette famille improvisée qui a tout d’une meute. L’insouciance procurée, comme un retour d’enfance pour ces jeunes adultes sevrés trop vite, est préférée à toute remise en cause du management de Krystal. Chacun vit l’instant comme s’il était conscient de sa fragilité, préférant le groupe à tout au monde. Véritable maison sur roue, comme une cabane, le minibus est l’espace protégé dans lequel tous peuvent exister pleinement, rire, écouter de la musique, chanter, se faire des cadeaux.
Refusant fermement l’appellation « white trash », écartant de fait tout misérabilisme, Andrea Arnold privilégie une approche humaniste et positive. Elle ne se contente pas de regarder ses personnages vivre, elle vit avec eux, et mettant en lumière la puissance des liens fraternels, choisit l’espoir plutôt que la défaite. Si, pour évoquer leur romance, le récit extrait régulièrement Star et Jake du groupe, les autres membres de l’équipe, interprétés par des acteurs souvent proches de leurs rôles, nourrissent le film de leurs singularités et s’imposent sans jouer les faire-valoir. La musique, très présente à l’intérieur du van et souvent très signifiante, a d’ailleurs été choisie en accord avec les comédiens.
Le rythme est celui des personnages et la durée du long métrage permet à chacun de respirer. Si l’esprit de Kerouac n’est pas loin, le film s’inscrit pleinement dans l’Amérique contemporaine : l’utopie n’est plus de ce monde, il faut gagner de l’argent, si possible du cash. American Honey ne vitupère pas à coup de grandes scènes édifiantes mais se démarque au contraire par une profonde douceur. Toute projection dans un futur meilleur est difficile, l’espoir est mince mais la vie continue et c’est elle qui prime.
Fidèle à l’approche naturaliste de son cinéma, Andrea Arnold tourne avec le soleil. Intensément lumineuse en journée, puis orangée avant de plonger dans le noir, l’image adopte le rythme des jours. L’œil de la cinéaste, la justesse du cadre et la précision du travail sonore donnent à chaque plan la beauté unique d’un instantané. À l’instar de ses personnages, le film avance et ne revient pas en arrière.
De quasiment tous les plans et comme l’affiche le suggère, Sasha Lane est le porte étendard du film et par extension la porte parole d’une population muette. Magnétique et sensuelle, la jeune comédienne, dont c’est le premier rôle, incarne Star avec évidence. Séducteur ou falot, Shia LaBeouf compose un personnage inconstant que le côté enfantin rend attachant. Belle et castratrice, Riley Keough fait de Krystal une sorte de gourou ultra-libérale aussi séduisante qu’effrayante.
Andrea Arnold réalise là son film le plus lumineux. Loin de la noirceur de Red Road, se rapprochant d’avantage de Fish Tank par son ancrage romanesque dans le réel et renouant avec la sensualité et la puissance poétique de Wuthering Heights, American Honey donne à son cinéma une ampleur nouvelle. Toujours admirablement maîtrisé, son travail s’adapte encore une fois parfaitement à son sujet, les grands espaces du Midwest lui offrant une légèreté qui pourrait sembler paradoxale mais qui nourrit le parti pris résolument positif d’un long métrage généreux et vibrant.
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Dominique crooners
un film magnifique qui partant d’une réalité dure,extremement dure, la transforme en moments de beauté pure, la sublime par des images splendides, poétiques. boulversant !
ANNE MACAIRET
Cette critique sur le film « American honey » fait du bien, (surtout après avoir lue celle publiée sur Le monde qui ne transmet que haine et jalousie.)