« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, sauf quand on a besoin d’avoir les mains libres. –Vieux dicton montagnard » (p.71)
Pour le lecteur moderne, perdu dans une époque de la performance et plus habitué à recevoir dans sa boite mail de multiples sollicitations saugrenues lui intimant de faire grossir son pénis dans le but de sauver de vieux canado-angolais cacochymes prêt à offrir leur fortune, il faut avouer qu’une brutale accroche comme celle qui court sur le présent ouvrage a de quoi décontenancer et demander vérification sur pièces : « Apprenez à ne rien faire ! ».
Préfacé par Georges Perec (ne nous mentons pas, après lecture l’espoir est assez maigre qu’elle soit intégré à sa Pléiade), voici donc Le cerveau à sornettes, publié en 1951 aux Etats-Unis et écrit par Roger Price, humoriste américain assez inconnu dans nos contrées, mais qui fut entre autre auteurs de sketchs pour Bob Hope et inventeur des Mad Libs, sorte de textes à trous que le lecteur aura charge de compléter à l’aveugle, créant de drôle de constructions non-sensiques, et qui semble-t-il continuent de connaitre un succès renouvelé dans le Nouveau Monde.
Partant lentement de l’origine du malheur, à savoir l’invention de la roue qui a poussé les hommes à être productifs et efficaces et a signé l’inévitable accélération du monde, Le cerveau à sornettes propose donc en opposition de théoriser assez succinctement l’Evitisme, sorte philosophie aquoiboniste qui organiserait la rencontre impromptue entre Bartleby et le Grand Duduche, et qui pourrait se résumer comme suit :
L’Evitisme est une philosophie nouvelle et optimiste conçue pour sauver l’homme moderne de lui-même. Le principe de l’Evitisme est simple : un Evitiste évite les choses, tout simplement.
Il les évite car le non-évitement conduit à l’implication, source de tous les problèmes de l’homme.
Descartes disait : « Je pense, donc je suis. »
L’Evitiste dit : « J’veux pas, donc j’march’rai pas. » (p.89)
Pastichant les livres de vie qui emcombrent les supermarchés, Le cerveau à sornettes avance donc quand bon lui semble sa drôle de pensée anti-productiviste, prétexte à diversions expérimentations non-sensique et fenêtre rafraichissante en ces temps de self-branding où l’occupation et le succès semblent être le sens unique de la vie moderne.
« Quand bon lui semble ». Car, à un stade plus littéraire, l’Evitisme devient l’éloge d’une forme de vagabondage digressif et amusé. Qu’il s’agisse d’un cousin demeuré à l’expédition en région de Popota de deux psychiatres rivaux cultivant le même amour libidineux pour une secrétaire, de lutter contre la publicité ou d’une méthode révolutionnaire de psychanalyse permettant au psychologue de s’éclipser durant la séance, Roger Price s’acharne avec élégance à parler de tout et de rien, surtout de rien.
Appliquant avec fierté sa philosophie, citant même en amorce de conclusion « Ce livre est presque fini. L’éditeur pensait qu’il était fini cinq chapitres avant» (p.208), il cultive avec art et manière la technique du surplace, transformant chaque sujet en prétexte à bon mots, chacun illustrés de croquis enfantins ou décalés, prétextes eux-même à digressions, etc.
Si ce voyage léger en absurdie donne dans un premier temps son élan au livre, il finit aussi, comme souvent dans ce genre d’ouvrage, par user son lecteur à force d’être systématisé et de n’offrir d’autres horizons que de noyer le poisson d’une idée qui ne semble pas aller plus loin que la pochade.
D’autant que, concernant le contrat initial de l’éditeur (« Un des livres les plus fous et les plus drôles de la littérature américaine », rien de moins), le bât blesse. Car si on savait l’humour culturel, on le découvre aussi temporel.
Non que les blagues y soient mauvaises, mais cet humour absurde fonctionnant par hiatus, c’est-à-dire opposant dans une même énumération propositions sérieuses et brutaux dérapages loufoques surprenants ou idiots (« où que je me rende, un flot continue de gens tourmentés et anvieux vient m’interroger : « Comment puis-je atteindre la paix de l’esprit ? « , « Comment puis-je trouver le bonheur et la sécurité dans ce monde complexe ? », « Où sont les toilettes pour hommes ? » (p.29) ) a pris en quelques décennies du plomb dans l’aile. Trop systématisé depuis, fond de commerce séculaire des écrits de Woody Allen et pillés par les générations suivantes, il y a perdu la force comique de la surprise, apparaissant aujourd’hui comme bien trop poli et n’arrachant bien souvent qu’un sourire. Ce qui n’est déjà pas si mal.
Manquant de flamboyance, malheureusement daté, pas désagréable mais jamais assez hilarant pour être autre chose qu’anecdotique, ce petit opus souriant se picore gaiement, lu dans la minute, oublié dans la seconde qui suit.
Qu’importe : et si, dans le fond, les quelques heures passées à ne rien faire en sa compagnie étaient déjà l’inoculation pernicieuse d’un Evitisme millénaire, premier pas vers l’état larvaire de la bienheureuse et espérée ataraxie ? Amen et débrouillez-vous avec ça.
Parution le 2 Avril 2015, aux Nouvelles Editions Wombat (collection « Les insensés »)
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