Oglio Records ressort un album de démos rares de Margo Guryan, album augmenté de deux nouveaux titres. C’était donc l’occasion, à travers la chronique de cette compilation, d’évoquer la carrière d’une des chanteuses pop américaines parmi les plus talentueuses des années soixante et, paradoxalement, parmi les moins connues. On trouvera également sur Culturopoing, en parallèle à ce texte, une longue interview de Margo Guryan dans laquelle celle-ci revient sur son trajet musical.
Il y a quelques choses de profondément touchant dans le trajet de Margo Guryan : celui d’une jeune femme talentueuse qui aime le jazz et la musique pop, est capable d’écrire de magnifiques compositions dans l’un et l’autre domaines mais qui ne veut pas devenir pour autant l’interprète de sa propre musique. C’est donc un peu malgré elle qu’elle devient chanteuse. En effet, dans les années soixante, il était courant que les auteurs-compositeurs enregistrent des démos de leurs chansons dans le but de les vendre auprès des artistes et de leurs producteurs. Ces démos étaient réalisées généralement avec peu d’argent mais avec l’ambition de faire percevoir leur potentialité commerciale. Parfois, les chanteurs engagés pour ces démos étaient choisis parce que leur voix étaient proches de celle de l’artiste visé, avec le risque de se retrouver avec un titre invendable si l’artiste en question ne l’aimait pas. Parfois, ces démos étaient tellement bonnes qu’elles servaient de bases aux masters qui en étaient tirés.
C’est ainsi que Margo Guryan, lorsqu’elle travaillait pour April/Blackwood, la branche « édition musicale » de Columbia Records, s’est retrouvée à enregistrer elle-même ses propres compositions. Quelques-unes sont simplement accompagnées par un piano, d’autres avec une section rythmique. Enfin, pour certains arrangements, Margo Guryan pouvait introduire des parties de violoncelle, de clarinette ou de flûte. Il suffit d’entendre les versions de ses titres les plus connus figurants parmi les vingt-sept démos rassemblées ici, celles de Sunday Morning ou de Think of Rain notamment, pour se rendre compte combien les propositions d’arrangements de Margo Guryan ont été suivies par la plupart des producteurs des versions finales. C’est d’ailleurs ce qui donne un prix à cet album : loin d’être de simples esquisses des enregistrements qui en seront faits ultérieurement, cet ensemble de chansons constitue une splendide découverte de l’univers musical de Margo Guryan. Sa voix, cette voix très belle que pourtant elle n’aimait pas, y est mise à nu, plus et mieux que dans son unique album Take A Picture datant de1968. On peut évidemment avoir une préférence pour le travail délicat de John Hill, producteur de Take A picture, sur des titres comme Can You Tell ou Love Songs, tout en admirant néanmoins les démos initiales. On peut également, pour un titre comme What Can I Give You, trouver la démo de Margo Guryan plus séduisante que la version enregistrée sur son album. Dépouillée de l’ornementation sonore très sixties faite de cris et de rires introduite par Hill, la chanson, dans sa version démo, gagne en simplicité et en émotion directe.
Les quinze premiers titres de 27 Demos appartiennent donc à cette période où Margo Guryan écrivait pour April/Blackwood. Comme signalés précédemment, un certain nombre d’entre eux se retrouvent sur son album Take A Picture. D’autres sont restés à l’état de démos comme la belle ballade folk Most Of My Life ou la laconique It’s Alright Now à propos de la fin d’une histoire d’amour. A la suite de ces quinze chansons, la dizaine de morceaux qui suit a été enregistrée dans les années soixante-dix. On y entend une chanson écrite pour Cass Elliot, I Think A Lot About You, et une autre pour Mae West, I’d Like To See The Bad Guys Win. On peut aussi y découvrir les trois curieuses chansons qu’elle a consacrées au Watergate. Ecrites en 1973-74, The Hum, Please Believe Me et Yes I Am abordent le contexte politique de l’époque avec un ton sarcastique. Lorsque nous lui avons demandé pourquoi elle avait composé ces chansons, Margo Guryan nous a répondu que, durant les années Nixon, il était difficile de trouver un meilleur sujet d’inspiration et que l’humour, selon elle, restait la meilleure façon de protester contre qui ou quoi que ce soit.
Enfin, la nouveauté de 27 Demos réside dans l’ajout de deux titres que Margo Guryan n’a pas composés mais sur lesquels elle chante. Why Do I Cry et Under My Umbrella ont été écrits par Bobby Weinstein (connu pour être l’auteur du célèbre Going Out of My Head), avec l’aide de Mickey Leonard pour la première chanson et de Lou Stallman pour la seconde. Les trois musiciens travaillaient pour April/Blackwood au même moment que Margo Guryan et avaient besoin d’une chanteuse pour enregistrer les démos, ce qu’elle a accepté. Il s’agit d’un rare exemple de travail de Margo Guryan avec d’autres musiciens, même si elle ne fait ici que prêter sa voix aux enregistrements.
En effet, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Margo Guryan nous dit combien elle a toujours éprouvé des difficultés à collaborer avec d’autres musiciens. Elle a toujours préféré écrire seule en pensant à l’artiste qui devrait interpréter sa chanson. Un titre de la compilation échappe pourtant à cette règle. California Shake est la seule chanson que Margo Guryan a co-écrite. Lorsque David Rosner, le mari de Margo Guryan, a déménagé avec elle à Los Angeles pour poursuivre sa collaboration avec Neil Diamond, Richard Bennett, le guitariste de Neil Diamond, a alors proposé à Margo Guryan l’écriture commune d’une chanson dont il avait la mélodie. Margo Guryan lui a dit que celle-ci lui évoquait une chanson qui parlerait d’une catastrophe. Avec cette idée en tête (et la peur des tremblements de terre une fois installée à Los Angeles), Margo Guryan a ensuite composé avec Richard Bennett California Shake. Enregistrée avec les musiciens de Neil Diamond, la chanson est plus sombre que le reste du travail de Margo Guryan. La ligne de basse de Bennett y est magnifique, la voix de Guryan lasse et prenante, les arrangements d’une étonnante modernité. California Shake laisse imaginer ce qu’aurait pu être un second album de Margo Guryan. Il reste à écouter et réécouter ce titre hypnotique, ainsi que le reste d’une oeuvre à l’image de ces tremblements de terre qui bousculent Los Angeles : brève, secrètement enfouie, mais dont les ondes nous parviennent encore à travers le temps pour nous toucher, avec intensité.
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