« Rester Vivant », m.e.s. Yves-Noël Genod

« Je suis de mon cœur le vampire,

_ Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés,

Et qui ne peuvent plus sourire« ,

L’Héautontimorouménos, « Les Fleurs du Mal », Charles Baudelaire

Dans le noir, on l’entendra crier.

Dans la petite salle, deux rangées de 25 sièges chacune se tiennent dos-à-dos face à une rangée de baffles noires, formant ainsi une sorte de long couloir très étrange. Au quatre coins des murs tombent de lourds rideaux sombres véhéments, la verticalité et les lignes partout contre la rondeur des enceintes.

Les spectateurs s’installent sans un bruit : c’est tout de suite et tacitement une petite cérémonie (et puis en plus il fait chaud, et puis en plus on leur a servi une coupette de champagne et puis en plus on ne sait pas trop à quoi s’attendre). Tout est très silencieux. C’est pour le coup un peu particulier mais finalement, ça va plutôt bien. Il n’y a pas à s’en faire. Et puis Yves-Noël Genod débarque, affûté qu’il est dans un pantalon très serré et lacéré, engoncé dans des vêtements sombres, du cuir et des choses plus transparentes : il est un peu gothique, le visage encadré  par ses longs cheveux blonds et la mine adolescente. Maigre, il déambule pressé : il a l’air stressé aussi parce qu’il joue avec ses mains constamment. Il regarde les spectateurs, trépigne comme un enfant sur le point de faire une bêtise. Il y a quelque chose de très gamin là-dedans et donc de touchant. Et puis pour renforcer cette chose d’une fragilité extrême, l’artiste nous explique le procédé de cette proposition si particulière, celle d’une expérience.

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Le spectacle durera environ deux heures vingt et sera donné dans un noir complet. En avertissement, il est évoqué l’aspect claustrophobique du procédé, « si certains ne se sentent pas à l’aise avec l’obscurité, qu’ils soient rassurés, ils pourront quitter la salle à leur guise ». Un jeu de lumières subtiles sera mis en place pour permettre aux malheureux que le noir éprouve, de fuir.

« Sous une lumière blafarde

Court, danse et se tord sans raison

La Vie, impudente et criarde.

Aussi, sitôt qu’à l’horizon

La nuit voluptueuse monte,

Apaisant tout, même la faim,

Effaçant tout, même la honte,

Le Poète se dit : « Enfin !

Mon esprit, comme mes vertèbres,

Invoque ardemment le repos ; 

Le cœur plein de songes funèbres,

Je vais me coucher sur le dos

Et me rouler, dans vos rideaux,

Ô rafraîchissantes ténèbres » ! « ,

La Fin de la Journée (Poèmes apportés par l’édition de 1861), « Les Fleurs du Mal », Charles Baudelaire.

Ce faisant, l’artiste singulier semble hésitant et place le spectateur ainsi que son confort au centre de son attention, ce qui est suffisamment rare pour le souligner. Il n’est pas rassuré et se soucie de tout. « A mi-parcours soit au bout d’une heure dix, une lumière rouge pulsera contre le mur vous indiquant la sortie. Bien que je préfère la seconde partie, vous pouvez toujours vous en tenir à la première car la deuxième sera dans le procédé, totalement identique à celle qui lui précède ».

« Bon spectacle ».

Le noir se fait. Il est complet. Dense. Il fait comme un poids sur tout et rend l’air difficile à respirer. On entend la salle pulser, battre comme un cœur conscient. Elle s’adapte, rentre dans une sorte d’harmonique commune que tous partagent. Il a été sonné comme un diapason contre un mur, l’auditoire se cale dessus, s’unifie. Le spectateur de droite bouge car il est mal assis, celle de gauche se racle la gorge et le « spectacle » commence. La voix de Yves-Noël Genod résonne tout autour et la poésie de Charles Baudelaire se pose sur tout, très précisément au-dessus des ténèbres qu’il finit par faire oublier pour peu qu’on y parvienne. Ce sont des enregistrements, c’est la voix aussi plus directe. C’est un peu tout ça en même temps.

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici ;

Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que les mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, 

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,

Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;

Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,

Et comme un long linceul traînant à l’Orient,

Entends ma chère, entends la douce Nuit qui marche. » 

Recueillement, « Les Fleurs du Mal », Charles Baudelaire.

Des sons disparates proviennent de là ou d’ici, ce sont des enfants qui crient ou bien encore le son de la pluie et du vent. La voix tourne autour du « spectateur » qui devient « auditeur », l’enveloppe. Elle crie, prie, puis susurre, chuchote, se place accrochée comme une plume, sur le pavillon de l’oreille. Elle devient soudain grandiloquente, s’accélère, fait peur, prend de la distance puis tempête. Elle emporte tout. Des flashs lumineux ponctuent le son, crève les yeux. Ce sont des fantômes fugaces qui arrachent les pupilles. On y voit Yves-Noël Genod y surgir, déambuler parmi les rangées ou bien il s’agit d’une comédienne dans une longue robe rouge et le noir, revient.

« C’est très compliqué, maintenant, de pouvoir travailler dans le noir complet, à cause des normes de sécurité. Pourtant le théâtre, c’est, par définition, la boîte noire. Il n’y a pas d’autre définition. Et je me souviens d’un entretien de Pierre Soulages avec André Malraux où ces deux-là parlaient des noirs de théâtre comme des noirs les plus profonds qui soient, les noirs velours. J’ai donné plusieurs spectacles dans le noir total dont celui qui a fait ma réputation : Le Dispariteur, à la Ménagerie de Verre, en novembre 2005. Le noir permet au spectateur un accès direct à son monde intérieur. C’est un temps de communion physique, comme ce qui s’est passé aux Bouffes du Nord, par exemple, avec 1er Avril (mon dernier spectacle). Mon travail avec les lumières et le noir est aussi un moyen de mettre les lieux en valeurs, de mettre en avant la sensualité des murs, des espaces, de donner vie au lieu même du théâtre. J’aime que le théâtre devienne, en fait, le seul et unique personnage de la représentation. C’était en tout cas le projet avec le spectacle des Bouffes du Nord. Le théâtre même. Le lieu. Le temple. « La Nature », dit Charles Baudelaire. Il y a les longs échos — dans un espace mental — des parfums, des couleurs et des sons« , Yves-Noël Genod sur Rester Vivant, propos recueillis par Agathe de Taillandier.

rester vivant

On retrouve dans ce spectacle beaucoup de points communs avec le travail du metteur en scène Claude Régy, et ce n’est pas anodin tant l’artiste, ce « distributeur de spectacles » comme il se définit lui-même, emprunte à son mentor. Du travail sur l’obscurité aux images mentales subrepticement convoquées, tout concourt de manière pertinente à placer le texte au centre de tout, transcendant l’expérience sensorielle en aventure avant tout textuelle.

« Je l’ai rencontré [Claude Régy] très jeune, adolescent. J’allais tous les soirs au théâtre dans la région de Lyon, j’adorais ça, c’était mon plaisir et ma vie — et, un jour, j’assiste, au TNP, à la première de Grand et petit, de Botho Strauss, mise en scène de Claude Régy. Les deux tiers de la salle sont sortis pendant la représentation ! Et moi, je suis resté presque seul sans applaudir car je ne savais pas du tout ce à quoi je venais d’assister. Pas du tout. Je ne savais pas si j’aimais ou pas. Puis, bien sûr, ça a travaillé. La « rémanence », dit Claude. Et je suis allé revoir ce spectacle de nombreuses fois. À l’époque, j’aimais tout ce que je voyais et, à partir de ce moment, je n’ai donc plus aimé que ça, voyez, comme ça arrive… Donc, oui, il a eu une influence énorme sur ma vie et ma façon de voir les choses. Et puis, comme je l’avais rencontré à l’occasion de débats, puis que j’étais descendu à Nice voir le spectacle suivant, Par les Villages, il m’a fait monter à Paris pour jouer un petit rôle à la Comédie-Française… « C’est drôle de vous voir ici, m’a-t-il dit dans le hall du Théâtre de Nice, je pensais justement à quelqu’un comme vous pour un petit rôle dans Ivanov et je ne savais pas comment vous joindre… » Le rêve de ma vie ! Dans une période de grande lucidité où mes parents m’avait chassé de la maison… J’avais pris ce train pour Nice… Aujourd’hui, je l’appelle quand je suis déprimé,quand j’ai des doutes. Il est très fort pour remonter le moral ! (En revanche, si vous l’appelez alors que vous êtes content de vous, il est sinistre. Je ne le fais plus.) D’un point de vue esthétique, il m’a apporté quelques secrets, quelques « équations », comme disait Marguerite Duras. Par exemple, il m’a dit très tôt que la mort et la folie étaient au centre du théâtre. J’ai entendu ça et ça m’est resté », Yves-Noël Genod sur Rester Vivant, propos recueillis par Agathe de Taillandier.

Peu à peu l' »auditeur » lâche prise et se laisse porter par les vers magnifiques de Baudelaire empruntés aux Fleurs du Mal et au Spleen de Paris. C’est une véritable expérience que de se laisser ainsi faire. Au sol, on voit parfois Yves-Noël Genod lui-aussi se laisser aller à l’épreuve, coucher qu’il est à même le parquet. Nous aurions aimé d’ailleurs nous aussi nous laisser aller à la position horizontale et nous mettre à voguer… Note pour plus tard : installer des transats…

Au milieu des images mentales, le rêve magnifique, celui d’un corps nu féminin fantomatique qui déambule au milieu de tous, érigé et érotique autant qu’inquiétant. Le temps s’arrête, tout se coupe : la peau capte l’obscurité et la place cède à tout sous ses pas phosphorescents. C’est impressionnant.

On l’aura compris, Rester Vivant d’Yves-Noël Genod est une expérience éreintante tout à la fois difficile et fascinante, qui révèle l’extrême sensibilité d’un artiste singulier à l’univers particulier.

A découvrir jusqu’au 31 décembre au Théâtre du Rond-Point dans le carde du Festival d’Automne à Paris.

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A propos de Alban Orsini

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