Ca a démarré par une affichette, ou une simple recommandation : des cours de théâtre gratuits, offerts par un inconnu du nom de John Smith. S’y retrouvent donc un groupe hétérogène : Rosie et Dennis, couple à la dérive de l’ennui, Angel, la nerd un peu maladroite, Lou, ouvrier sans amis, un manequin de nu, une grand mere et sa fille psychotique, une mere au foyer désespérée, une kiné doutant de son métier…

Toute cette cosmogonie de personnages fragiles psychologiquement va progressivement plonger, au fil des exercices, dans un étrange vacillement de leur monde, doutant peu à peu à de leur réalité et révélant leurs failles les plus intimes, dans le nouveau récit-monde (près de 270 pages tout de même) du petit génie Nick Drnaso, déjà repéré et récompensé pour ses deux précédents « Beverly » et « Sabrina ».

  • Middle class au bord de la crise de nerfs

Les lecteurs déjà « à l’aise » (ou devrait-on écrire au malaise) avec l’auteur retrouveront dans Acting Class ce qui fait son art : une certaine autopsie d’une Amérique middle class en bout de course (tous les personnages du cours pouvant être vus comme un de ses représentants), à la recherche d’un sens et d’un horizon alors que the pursuit of happiness semble être une coquille vide.

Une maitrise incroyable aussi du medium, lorgnant avec ferveur du côté de Chris Ware ou Daniel Clowes, découpant au scalpel la page en multiples cases, jouant de la froideur de son esthétique façon brochure d’avion (le parallèle n’est pas de nous, mais il semble magnifiquement pertinent, tant dans sa représentation que dans l’idée que ces fiches racontent toujours des catastrophes) pour plonger les individus hiératiquement dans des cases hurlant leur immobilité pour accentuer un malaise que l’auteur se plait à étirer de pages en pages sans jamais le faire exploser, donnant l’impression que chacun s’exprime dans une chambre sourde, exacerbé ici encore plus par ce thème de l’incommunicabilité.

  • histoires de nos solitudes

« Je t’entends et je me sens… » leur fait répéter John. Les êtres y naviguent sans but, espérant, grâce à ces exercices de self help réussir à percer la barrière de l’autre, à ne plus être seuls. Mais il y a un prix à cela, une horreur intime et dont on ne saisirait jamais, au fil de ces 300 pages, si le jeu en valait la chandelle. L’un sera libéré mais insaisisable, l’autre démoli, le troisième se rêvera en chien enfin aimé,…

Il y a, page 134, un moment de gêne (parmi une centaine) : Thomas, ébranlé par les visions qu’il a eu lors d’un exercice où il se révélerait un tueur, refuse brusquement de poser nu. La professeure accepte, bien que mécontente. Et il apparaît, page suivante, comme crucifié, les bras levés sous le regard des ombres.

Tout le projet du livre tient la (et cet exemple est arbitraire tant il se développe en fractale), dans ce jeu perpétuel entre ce que l’on dévoile, ce que l’on essaye d’ensevelir sous les vêtements ou les mensonges du quotidien, ce qui se révèle malgré tout, par hasard ou mégarde. Le regard des autres (amis, famille, anonyme, lecteur), comment ils nous dessinent, au propre comme au métaphorique, aussi, au fond.

Dans ce jeu de masques, contre masques, viol de l’intégrité psychique et explosion du surmoi laissant libre cours au « Ca » vont peu à peu contaminer les personnages, mais aussi le lecteur : sous leur immobilité, les décors se fondent, sursautent d’un endroit à l’autre. La narration se perce de décalages, où on ne comprend plus réellement où on se trouve, dans un ballet brillant de maitrise qui fait hurler l’une des participantes en chœur avec son lecteur : « Attendez, c’est pour de vrai ? »

  • Inland Empire

On pourrait continuer longtemps à déplier ce grand livre freudien : l’image de ces non-lieux autant mentaux qu’anonymes, la présence de John Smith, dont on ne saura jamais réellement s’il est un gourou ou l’incarnation de Drnaso, les images à la limite du surréalisme ou des rêves comme ce lac aux bordures infinies ou ces ombres qui passent dans les bords de cases, etc.

Célébrer encore la maitrise de Drnaso, l’extrême gêne et fascination que propose cette grande traversée quelque part entre Carver et Lynch.

Mais Acting class est de ces livres étranges et qui doit conserver son mystère. C’est un lac gelé, comme on en trouve dans certains pays : immobile et d’une solidité presque effrayante en surface, mais dont les micro-organismes grouillent et grognent sous le visible, et dont le malaise profond qu’il suscite chez le lecteur vient justement du fait d’y percer un carottage. On regarde de l’autre côté du rideau et on voudrait vite, vite, tout refermer.

Dans un délire, Beth, la jeune psychotique (à qui, tiens, tiens, reviendront les dernières cases), prononçant des phrases sans queue ni tête laisse échapper, a la demande de Gloria qui lui demande où nous sommes : « Difficile à répondre, quelque part entre royaume et représentation. »

Entre Royaume et représentation : magnifique manière de décrire toute l’œuvre et le travail de Drnaso.

Et d’ajouter, la case suivante : « mais qu’y a-t-il en dessous ? Peut on descendre à une altitude raisonnable ? ».

Eloge des profondeurs et des vertiges. Cette descente en dessous, même s’il s’y perd parfois (la faute à une tentative presque à rebours pour l’auteur d’humaniser les réactions de ses personnages) et que l’ensemble, par son ampleur, étiole un peu de la force du scalpel des précédents, Acting class s’y acharne avec un brio ébouriffant.

Editions Presque lune, 30 euros, en librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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