Le premier choc de la trentième édition de L’Étrange Festival s’est présenté sans crier gare au quatrième jour de la compétition internationale. Il y aurait beaucoup à dire sur Les Âmes propres, d’Anja Kreis, mais le film fait partie de ceux dont la complexité labyrinthique trouve une évidence dans sa fluidité et sa synthèse idéale entre tous les éléments qu’il hybride. Son effervescence agit encore et encore après la projection pour faire se rejoindre les détails infimes et les bribes de dialogue nous revenant en mémoire.
Il est peu commun qu’un film de genre assume la philosophie comme matière première de son langage thématique. Ici, le nihilisme de Nietzsche tient les rênes de l’intrigue, qui s’ouvre sur une scène où Varvara, professeur de philosophie dans une université moldave, explique à ses étudiants les tenants et aboutissants du célèbre « Dieu est mort ». Puis, le scénario nous présente Angelina, sœur de Varvara, gynécologue fraîchement débarquée de Moscou dans cette petite ville. L’une est blonde et partage la théorie, l’autre est brune et se situe dans la pratique. Les deux femmes, fortes d’un statut d’élite, vivent dans le même appartement et traceront le sillage de deux destins complètement distincts. Nietzsche restera, jusqu’au bout, le fil rouge discret de la tournure des événements, à travers tous les mondes de valeurs qui s’affronteront sourdement sous le regard d’une caméra implacable. La mort de Dieu implique aussi celle du Diable, et sous-entend une reconstruction du système d’idées prédéfini…
L’universitaire reste éloignée des relations sociales, et cherche à comprendre d’où viennent les appels anonymes que reçoit Angelina, tandis qu’elle est suivie continuellement par un étudiant pieux qui ne comprend pas pourquoi elle l’a recalé aux partiels. Angelina, de son côté, se laisse embrigader dans un programme pro-life, mené par le maire et les autorités religieuses, afin de limiter le nombre d’interruptions volontaires de grossesse. La venue au cabinet d’une femme demandant à se faire avorter de l’Antéchrist, selon ses dires, va chambouler certaines certitudes chez la femme médecin et, par capillarité, chez Varvara, qui va s’intéresser au passé d’Angelina…
Les Âmes propres est façonné à partir d’une dualité plurielle, relative et absolue. En premier lieu, de celle des deux sœurs, initialement suivies par la caméra dans leurs chemins à pied, au rythme du bruit des talons, laissant secondaire le hors-champ de leur horizon visuel. Par une magnifique idée de cadrage, leur visage ne se place jamais face à leurs interlocuteurs, ni l’une par rapport à l’autre, ni l’une ou l’autre par rapport aux autres personnages. Leur visage prend peu à peu plus de place à l’écran à mesure que le scénario se déploie. De figures divines intouchables, elles deviennent simples mortelles dont les traits trahissent l’humanité. Bien qu’elles se rejoignent le soir à leur domicile, leur impossibilité à communiquer les place en obstacles mutuels. Leurs destins parallèles et pourtant liés s’entrechoquent et s’éloignent en raison des non-dits. Les deux formidables actrices qui les incarnent (Maria Chuprinskaïa et Dana Ciobanu) réussissent un miracle d’impassibilité des expressions, une résistance, par le seul jeu, aux défis patriarcaux qu’elles subissent, dans une société où les hommes décident à leur place. L’une des premières scènes, où Angelina voit son bureau squatté par ses confrères praticiens, à qui elle doit demander de se présenter un à un, est à ce titre édifiante. Les hommes parlent sans qu’on le leur demande. En tant que femmes, elles ont nécessairement tort.
Cette dualité « sororale » (qui ne va non plus jusqu’au concept du double maléfique, puisque le bien et le mal n’ont plus cours ici) nourrit à son tour la dualité des valeurs. Angelina la gynécologue, est censée être le soutien d’une science à la merci des obscurantismes religieux, mais fricote (contre des pots-de-vin) avec les opposants idéologiques de sa profession. Varvara est rappelée à l’ordre par son directeur pour ne pas avoir respecté les croyances religieuses d’un étudiant farouchement défiant envers Nietzsche. L’effondrement des rapports et des perceptions va de pair avec la moralisation / démoralisation / remoralisation des interactions humaines. Le double discours et l’hypocrisie politique viennent flouter les contours moraux. La soirée qu’Angelina organise chez elle(s) avec ses collègues et le pope constitue sans doute le sommet de cette confusion entre valeurs prônées et valeurs appliquées.
Plutôt que d’entrer dans une stratification des points de vue, la réalisatrice Anja Kreis garde le cap de ses deux interprètes principales, au moyen d’une immense maîtrise formelle, sans expliquer les véritables enjeux qui s’en dégagent. Impossible de ne pas identifier, dans ses suffocants plans-séquences, de filiation avec le cinéma méthodique de Cristian Mungiu et de Michael Haneke, où le contexte peu explicite se révèle par les états de personnages sur-représentés. La puissance des images, à la froideur quasi-clinique, ne sert que de tremplin à la parole, qui, par sa trivialité apparente, souligne des vérités bien plus intimes. De ce point de vue, le théâtre de Tchekhov n’est pas en reste parmi les inspirations du film. Une question demeure ouverte : le fantastique est-il présent dans Les Âmes propres, étant donné le réalisme de son univers et la place donnée au discours (et donc potentiellement au mensonge) ? Le fait même de ne pas pouvoir y répondre multiplie les pistes de lecture d’un film dont nous espérons tout le meilleur pour une carrière méritée en salles.
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