Il y a dans ce monde des territoires interdits, de ceux dont le simple fait de passer la frontière représente une mise en danger. La force de l’art, et entre autres du septième d’entre eux, se trouve dans sa capacité à donner à voir de l’autre côté de ces murs épais, de révéler aux yeux du monde l’intérieur d’un système vicié, périlleux, au pouvoir guidé par la violence et la corruption et, donc, par essence totalitaire.
Le documentaire Celluloid Underground d’Ehsan Khostbakht, en faisant du portrait d’Ahmad Jurganian son noyau dur, décrypte avec une certaine acuité la mécanique totalitaire du régime iranien actuel par le truchement de l’Histoire pas si ancienne du pays. D’une part parce que Khostbakht, menacé par la république islamique contemporaine, vit en exil à Londres (il habite dans la même rue que celle où vécut Alfred Hitchcock !) ; d’autre part car, comme nous le savons, l’Histoire est toujours prompte à être répétée, surtout et malheureusement quand elle est tragique.
Le film rend donc hommage à Ahmed Jurganian, personnalité secrète ayant sauvé de nombreuses pellicules, de nombreux films pendant la Révolution Islamique des années 70. Si le cinéma permet de traverser les frontières, la cinéphilie et la volonté d’ouverture ont permis au réalisateur de Celluloid Underground de pénétrer dans l’antre de cet homme renfermé, passionné au sens premier du terme, c’est-à-dire dont la vie est entièrement conditionnée par le cinéma. Les images de cet appartement envahi par les boîtes d’aluminium contenant des copies de films sauvés des griffes de la dictature et par une multitude d’affiches de provenances diverses saisissent par leur caractère dichotomique, rendues étouffantes par la prolifération des objets dans un espace toalement clos mais rassurantes par le caractère tout-puissant d’un art cinématographique émancipateur.
Sorte d’Henri Langlois iranien (les piles de bobines envahissant jusqu’au sol et aux étagères de sa salle de bains, évoquant une photographie célèbre du fameux conservateur français se baignant littéralement dans la peliicule), Jurganian se révèle être un résistant pacifiste face à l’oppression, ayant pour seule arme sa passion et son abnégation à faire persister la culture dans les esprits. En lui consacrant son documentaire, Ehsan Khostbakht prend son relais, faisant de sa propre cinéphilie parfois polémique (alors qu’il dirigeait un ciné-club dans sa jeunesse et qu’il avait programmé La Vache de Dariush Mehrjui [1969], il avait vu ledit ciné-club démantelé dès le lendemain) une façon de passer outre les injonctions du régime. Le problème du documentaire se trouve peut-être cependant justement dans cette cinéphilie : en s’identifiant totalement à son modèle fraîchement décédé, Khostbakht a parfois tendance à laisser son sujet au second plan pour se mettre en avant de façon trop ostensible, donnant l’impression trop tenace d’une forme d’égocentrisme un peu dérangeante. C’est dommage tant le personnage d’Ahmed Jurganian se suffit à lui-même et permet par son action doucement mais franchement contestataire d’évoquer l’absurdité d’une utopie totalitaire que n’aurait pas renié Alfred Jarry.
Programmé dans la section « Nouveaux talents », Kidnapping Inc. de Bruno Mourral visite moins une dictature qu’un pays empreint de chaos, Haïti, île gangrénée par une violence endémique faisant de l’insécurité la maîtresse de cette petite pastille de terre posée sur le globe. Le tournage lui-même fut une gageure, les gangs ayant enlevé et/ou assassiné quelques acteurs et techniciens impliqués sur ce projet mis à mal et dont l’aboutissement a lui-même posé question.
Difficile d’imaginer ce contexte de travail au regard de ce qui reste en apparence une comédie noire, avec toute l’énergie et le semblant de rire que cela suppose. Le film raconte les mésaventures d’un duo de pieds nickelés ayant enlevé le fils d’un homme politique local sur le point d’être largement réélu. Par inadvertance, ou plutôt à cause de la violence adolescente mal contrôlée de l’un d’entre eux, la victime meurt alors même que les deux gouapes doivent livrer leur colis à leur commanditaire. Ils croisent alors un homme soumis à sa femme enceinte, ressemblant comme deux gouttes d’eau au fils de l’homme de pouvoir ; pourquoi ne pas l’enlever à son tour pour le livrer à la place de ce sosie décédé ? Pendant ce temps, le député et sa belle-fille se battent pour rassembler la rançon pour la libération de ce jeune homme qu’ils croient toujours vivant…
Film apparemment fortement influencé par le cinéma de Tarantino (et plus particulièrement par Pulp Fiction [1994]), appliquant à la lettre les codes formels du cinéaste post-moderne américain (l’ouverture en contre-plongée sortant du coffre d’une voiture ne laisse place à aucune ambiguïté à ce sujet), donnant une place confortable à la conversation vide éludant allègrement l’intrigue pour mieux la laisser monter en pression et lui permettre d’exploser soudainement, Kidnapping Inc. est en surface un divertissement d’une belle efficacité, drôle et enlevé. L’entrelacs des divers arcs narratifs fait montre d’une maîtrise d’écriture certaine, certes parfois un peu chaotique mais tout à fait à l’image du marasme haïtien, formidablement décrit et inspirant un désespoir profond, paradoxalement surligné par ce rire salutaire loué en son temps par cet autre désabusé rigolard qu’était Beaumarchais.
Parce que le vrai sujet du film se trouve moins dans l’intrigue de ce polar frénétiquement comique que dans la peinture terrible, presque inimaginable, que Mourral dresse de son île. La femme enceinte enlevée en même temps que son compagnon par les deux mauvais gangsters n’a qu’une obsession : accoucher hors d’Haïti, de sa violence, de sa pauvreté et de ce que cette dernière peut provoquer, de sa population aux abois et par là même menaçante. De son anarchie, la police se révélant inapte à endiguer le fléau de l’insécurité et s’échinant même parfois à l’encourager (le personnage du chef de la police fait de ce point de vue très peur). De sa corruption généralisée permise par tous les éléments cités ci-dessus, et de sa démagogie politique s’appuyant sur les fragilités de tout un peuple et représentée par le père député de cet homme enlevé, se servant des malheurs de son fils à des fins électoralistes. Kidnapping Inc. met en scène un pays fait de cris, de sang et de larmes, le film dissimulant son désarroi derrière une influence esthétique américaine, tout comme la Floride reste l’horizon presque inaccessible d’Haïtiens fantasmant leur exil. La dernière scène du film, poignante, corfirme l’idée force du film : nous avons bien ri pour éviter, en vain, de pleurer.
Il n’y a pas que les dictatures ou les systèmes anarchiques qui cherchent à invisibiliser le monde qu’ils règlent, ou plutôt qu’ils dérèglent. Au sein des pays dits démocratiques se trouvent des îlots d’utopie totalitaire, des lieux empreints d’impunité alors même qu’ils servent à surveiller et punir (pour paraphraser Michel Foucault) : les prisons, et plus encore les prisons américaines, au fonctionnement très particulier. La Corruption, l’ordre et la violence, film de Tom Gries (The Glass House, 1972), en dépeint le fonctionnement terrible, finalement pas si éloigné de celui régissant la vie sans lois des rues de Port-au-Prince dans le film de Bruno Mourral.
Jonathon Paige (Alan Alda), professeur de sciences politiques dans l’enseignement supérieur, est mis en prison après avoir accidentellement tué un homme. Il est vite alpagué par le détenu le plus influent de la taule, Hugo Slocum (Vic Morrow, absolument terrifiant), cherchant à le mettre sous sa coupe pour ne pas perturber ce petit système anarchique dont il est l’empereur. Paige, s’y refusant, se crée de vrais ennuis, d’autant que le réseau de Slocum, contenant une partie des prisonniers et des gardiens ainsi que la direction de l’établissement pénitentiaire tacitement complice, s’avére très étendu.
Film réalisé à l’époque pour une télévision beaucoup moins frileuse qu’elle ne peut l’être aujourd’hui, tourné dans une véritable prison d’Etat américaine et employant ses détenus comme figurants, La Corruption, l’ordre et la violence saisit par sa violence inéluctable, par sa façon de montrer que toute révolte face à cet ordre établi aussi injuste et inique que cruel et inhumain se voue par essence à l’échec, que le totalitarisme de ce lieu enchâssé dans un système des plus démocratiques (les Etats-Unis sont un état de droit, les détenus de la prison ont été jugés avant d’être jetés dans l’anarchie la plus absolue) se caractérise par une sorte d’invulnérabilité révoltante. Oeuvre mise en scène avec une sécheresse toute lumetienne, sans aucune facilité et sans aucun gramme de graisse inutile, précurseur de grands films populaires du cinéma carcéral (on peut penser plus d’une fois aux Evadés de Frank Darabont [1994], dont le long métrage de Gries serait un prémisse anti-spectaculaire), La Corruption, l’ordre et la violence, trop méconnu, pourrait prétendre au statut d’exemple et de mètre-étalon du genre. Et sa prison être considérée comme un double des pays oppressés par leur système politique ou par une violence endémique qui n’en est pas moins fondamentalement totalitaire dans l’exercice de son pouvoir sur les êtres.
(Nous aurions pu évoquer dans ce compte-rendu le documentaire Riverboom du Suisse Claude Baechtold, étonnant road movie journalistique en terres talibanes au lendemain des attentats du 11-Septembre 2001 et de l’intervention américaine en Afghanistan, dont nous reparlerons plus longuement lors de sa très prochaine sortie en salles le 25 septembre 2024)
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