Le FEMA, festival La Rochelle Cinéma, fêtait son 50ème anniversaire du 1er au 10 juillet dernier et venait confirmer ce qu’on pensait depuis longtemps : il est bien le premier et le meilleur festival de cinéma français ! Il réussit en effet le pont entre des classiques du cinéma devenus populaires et le cinéma d’auteur le plus pointu, en passant par sa section animation bien fournie. L’hommage du 50ème anniversaire était ainsi consacré à Alain Delon avec une sélection de 21 films majeurs du comédien ou quelques films moins passés à la postérité (Le chemin des écoliers ou Quelle joie de vivre présenté l’année précédente lors d’un hommage à René Clément) mais néanmoins importantes dans son parcours, les autres à la découverte de l’anglaise Joanna Hogg et de l’espagnol Jonas Trueba dont étaient présentés les sept films tournés depuis 2010.

Une rétrospective suivie avec une vraie ferveur qui tourne au délire à peine Jonas Trueba met un pied dans la salle pour présenter Los Ilusos (2013), défini par l’auteur comme son film « zéro » ou le manifeste d’une nouvelle façon de faire du cinéma. Il faut un temps et se pincer pour s’assurer qu’on ne rêve pas ! Le cinéma de Trueba Jr (à peu près rien à voir avec les films du père, Fernando) repose sur un subtil mélange de trivialité et de futilité et sur le dosage à priori impossible de l’intensité et de l’indolence. On aurait tort de voir là une simple importation de l’esprit Nouvelle Vague de l’autre côté des Pyrénées ou de sa résurgence. Les dialogues, le franc-parler, une certaine naïveté de la jeunesse et parfois, sa maturité sentimentale sont bien castillans ! Pas de gags, pas de dialogues littéraires ou poétiques, quelques situations décalées qui pourraient évoquer lointainement les débuts d’Emmanuel Mouret. Les références sont là, en filigrane, mais pour mieux être dépassées. Le noir et blanc garrelien de Los ilusos sied bien à l’évocation d’un cinéaste digne du Stade de Wimbledon, où finalement les films à faire valent moins que la pensée du cinéma elle-même. Rendre la vie même au cinéma, avec ses creux et bosses et les faux nœuds d’une dramaturgie fantôme. Cette manière de réinventer le cinéma n’est pas neuve. De nombreux projets se sont montés en Espagne en toute indépendance, parfois dans des structures coopératives. Mais d’en faire la matière même des œuvres, voilà qui est neuf. Zéro. S’il y a des scènes à faire chez Trueba, outre les sempiternelles discussions adulescentes, elles sont purement musicales, parfois les plus belles du film puisque rien de mieux que la musique ne transmet les sentiments éprouvés plus rapidement. Ici, les séquences live sont plus fortes encore que dans Leto car inattendues. Et quelle plus belle entame de film que le début du tout dernier, Venez voir. Une série de portraits fixes de spectateurs assistant au concert d’un pianiste virtuose. Corps et visages traversés par la musique, transpercés par cette première rencontre avec le spectateur, toutes émotions à nu. Trueba retrouve bien en effet la simplicité du geste et l’universalité littérale de la parole comme Eustache avant lui. Dans Los exiliados romanticos (2015), son art s’externalise. Couples qui patinent ou en retrouvailles, on est là proches d’un romantisme d’auteur mondialisé depuis Vicky Christina Barcelona, l’esprit de bande en plus on the road again. Mais dans cette large famille, le fils Trueba possède sa singularité et fait déjà montre d’un style inimitable, comme cette déclaration d’amour maladroite et authentique à une parisienne peu sujette à l’humour pierre richardien d’un Vito Sanz en pleine liquéfaction. Une rockeuse susurrera comme un mantra « Il faut lécher ses plaies » : elle a rarement le temps elle-même de terminer qu’une autre séquence commence. Importance du montage chez Trueba, du collage et de l’assemblage. La ligne narrative est flottante comme une mélodie ou une rengaine, à tel point que c’est la chanteuse elle-même qui suit les amis sur la route du retour au pays, comme un souvenir que l’on garde en soi. Déjà deux films et on commence à admirer chez Jonas Trueba un certain matérialisme, la concrétude du sentiment qui se love dans une philosophie du quotidien. Jusqu’ici, les instants de grâce parsèment ses films, emportant le plus aigri des cœurs. Comment ce cinéma tranquille mais transparent a-t-il passé le barrage du confinement ? Co-construits avec sa bande de comédiens, les personnages de Venez voir (2022) sont plus isolés dans le carcans du couple, une vie bien rangée, autorisée, d’où un aspect plus rohmérien, quoique Trueba n’aie cure de la morale de la fable, goûtant les fins abruptes comme le clap d’un documentaire. L’amertume se fait plus épaisse, la désillusion n’est cette fois pas loin. Pour autant, la familiarité des festivaliers avec l’œuvre est telle qu’ils y trouvent des secrets à eux seuls perceptibles, rient sous cape. Ces connivences et autres éclats d’humanité viennent alors réenchanter le cinéma d’après de Jonas Trueba. Et si le meilleur était encore à venir ? Encore faut-il aller voir Venez voir en salle prochainement ou découvrir Eva en août (2019) et Los exiliados romanticos en DVD.

Sophie Mirouze et Jonás Trueba © Fema – Philippe Lebruman — 06.07.2022

Puis le festival proposait bien à propos un focus en 8 films sur le nouveau cinéma ukrainien dont Vasyanovitch (réalisateur d’Atlantis), déjà bien identifié en dehors de France, fait figure d’aîné. Comme le signale d’Anthelme Vidaud, ancien directeur artistique du festival d’Odessa, dans son texte de présentation, trois sont des premiers films et trois sont signés par des réalisatrices. Une majorité traite du conflit au Donbass, cette verrue dans la vie quotidienne ukrainienne avant que Poutine ne porte le fer vers de plus grandes ambitions, signe qu’ici, la menace avait toujours été oppressante et imminente. Klondike (2022), réalisé par Maryna Er Gorbach, prend prétexte du crash aérien d’un vol international abattu par des séparatistes pro-russes, pour analyser ses répercussions sur la vie quotidienne d’un couple déchiré entre Ukraine et séparatistes, liens du sang et compromissions stratégiques, sa maison éventrée dès le début du long-métrage par un obus tiré par erreur, métaphore de l’accouchement prématuré à venir. Mais plus que la fable, ce qui tire droit au but dans Klondike, c’est la précision de la mise en scène d’une réalisatrice qui cartographie très précisément ce hameau des steppes et le réagence en champ de bataille, amorçant le mouvement dans chaque plan, à l’opposé de la fixité mortifère d’Atlantis ou de la construction grotesque d’un Loznitsa dans Donbass. Une chronique qui prend un tour universel et vaut alors pour toute guerre civile dès lors que plus rien ne filtre les affaires publiques du cocon privé (voir les efforts dérisoires du mari pour réaménager la maison familiale, en tournant le dos à la guerre). Klondike apparaît aussi beaucoup plus subtil que bien d’autres films ukrainiens engagés contre la politique expansionniste russe de même que son héritage documentaire est lui totalement digéré. Preuve que le cinéma ukrainien existe désormais en dehors de son héritage soviétique, Stop Zemlya (2021, Katerina Gornostay) permettait aux chanceu.ses de découvrir un vrai teen movie débarrassé lui de la pression politique et sociale.

Vus les liens privilégiés du festival avec le Portugal à travers la figure tutélaire de Jean-Loup Passek, le FEMA proposait une très belle vue en coupe de l’histoire du cinéma portugais en 23 films et deux courts-métrages, n’éludant aucun cinéaste majeur tout en proposant une redécouverte de certains films oubliés car sortis en France en catimini (l’inoubliable Tras os montes) ou un agrandissement sensible vers des territoires inconnus, mais bem portuguese ! Après des classiques du pionnier Leitão de Barros dont l’un était présenté en ciné-concert, première station avec un prototype de la comédie portugaise, genre qui survivra au salazarisme plutôt porté sur les « 3 F » (Fado Fatima Football), dans La chanson de Lisbonne (1933, Chianca de Garcia, José Cottinelli Telmo). Une bonne surprise que ce classique moins marqué qu’on ne l’aurait cru par l’omniprésence de la musique, la chansonnette y étant poussée assez tard, bien qu’intervenant in extremis pour résoudre les problèmes de son vitellone de héros, devenant icône du Fado. Vasco Santana, le rondelet interprète, a quelque chose de la stature d’un Orson Welles ou d’un Fatty Arbuckle, la faconde en plus. L’argument était à la fois mince et efficace (un étudiant en médecine mène une vie dissolue aux frais de ses vieilles tantes riches auxquelles il a fait croire qu’il avait ouvert son propre cabinet alors qu’il a été recalé), mais se complique dès lors qu’elles décident de lui rendre visite et que de leur côté son futur beau-père et son propriétaire décident de récupérer le magot pour leur propre usage après avoir d’abord décidé de l’aider. Le scénario tourne, l’abattage des comédiens est là, Lisbonne resplendit et comme dans tout film des années 30, on s’y met donc à chanter (premier intermède musical relativement gratuit). Ça ne plombe pas l’entrain général et on rit à la fois beaucoup et régulièrement.

Peu connu et des portugais eux-mêmes, le film de Manuela Serra, Le mouvement des choses (1978-1985), mêle un peu de fiction à travers beaucoup de réalité prise à même la vie de trois familles. Le mouvement est ici celui de la pâte à pain qui tourne et retourne dans la vasque, comme le matériau filmique et narratif dans le cadre élastique et si portugais de l’anthropologie visuelle. Comme la cinéaste a glané ses scènes au gré des saisons et des années, ce film tranquille est illuminé ça et là de moments de grâce, comme cet extraordinaire concert d’un vieux carillonneur fou. Le film est pour le reste chargé de ferveur religieuse, d’esprit de famille et de tranches d’intimité. L’attention est donc le plus souvent portée sur le geste (l’art de couper l’herbe à la faucille) que sur les désirs individuels. L’ensemble est rythmé par la langueur de splendides plans paysagers, bandes colorées et brumeuses en autant de toiles impressionnistes. Un ton très personnel et un montage au goût de secret.

Dernière merveille portugaise découverte à La Rochelle, A metamorfose dos pasaros (2020), déjà primé à Berlin ou Bruxelles. Travail d’équilibriste de Catarina Vasconcelos tant l’omniprésence de la voix off peut bercer le spectateur le plus motivé, de même que la métaphore (la mère est un arbre, ses enfants sont les oiseaux sur ses branches) pourrait lasser des spectateurs français peu portés sur la poésie lusitanienne. Mais cet essai filmique à rallonge repose sur un vrai projet familial et autobiographique qui en fait toute la sève. Film souvent très végétatif qui fouille les racines de l’auteure, inspecte parfois des branches qui menacent de nous laisser choir pour toujours revenir au tronc commun avec la vivacité d’un colibri. Mais « le mystère est dans le détail » nous dit le texte, normal que parfois l’on s’y perde. L’important, ce sont plutôt ces envolées, parfois expérimentales (éclosions florales…) où le rapport texte-image nous laisse au bord des larmes. Les itérations jouent aussi sur notre somnolence, l’ensemble composant un très curieux film sur la famille. Un essai réussi de filiation poétique qui répond comme un écho à une ancienne animation sur le cinéma portugais donnée à Florac, intitulée alors l’intelligence des arbres.

De biens belles rétrospectives complétaient encore cette offre pléthorique, en premier lieu une fantastique intégrale Pasolini, qui proposait en outre une mise en perspective avec les films de Giordana, Ferrara, Ujica ou les collaborations avec Cecilia Mangini. L’occasion pour voir ou revoir dans les meilleures conditions Accatone (le plus brut), Porcherie (le plus crypté!) ou Médée, flamboyante porte d’entrée dans la dernière période de l’œuvre pasolinienne dont la puissance visuelle, proprement graphique, les textures des costumes de Piero Tosi, trouvent leur contrechamp dans les œillades violentes de la Callas. Le plus fascinant des trois.

L’opération de charme du public estival venait ensuite avec les neuf plus beaux films d’Audrey Hepburn, puis pour les rats de festival, avec la découverte (étonnamment tardive) des quatre premiers films de la bulgare Binka Zheliazhkova (1), figure emblématique de la Nouvelle vague de son pays, poursuivant ainsi une action déjà engagée par les festivals précédents en direction du cinéma bulgare plus contemporain.

Table ronde autour de Binka Zhelyazkova avec Yoana Pavlova et Eugénie Zvonkine© Fema – photo Yves-Salaün-07.07.2022

« Et je me dis que nous sommes peut-être ces lucioles dans cette nuit qu’ils veulent nous imposer à jamais ».  Ghassan Salhab, à contre jour (depuis Beyrouth), 2021, de l’incidence éditeur.

La vie s’écoule silencieusement (1957) resté longtemps totalement interdit est coréalisé et coécrit avec celui qui deviendra son scénariste attitré, Hristo Ganev. Il frappe aujourd’hui par sa noirceur en total décalage avec les canons jdanoviens, et premier signe à l’est d’un futur dégel. Eugénie Zvonkine précisait d’ailleurs que le cinéma de l’anxiété morale dans les anciens pays communistes n’arriverait qu’au cours des années 60, faisant de Binka Zheliazhkova, une des premières cinéastes critiques de la différence entre idéologie marxiste et réalité du système soviétique appliqué aux pays frères. La question est ici importante. Il s’agit du legs des idéaux de la résistance. Que reste-t-il des utopies de jeunesse dans une vie d’adultes entrés dans le jeu politique ? Au delà de son importance historique, le film paraît encore très sage en regard de l’œuvre à venir. C’est aux amours juvéniles (entre Pavel, le fils prodigue enquêtant sur le passé de son père et Kremena, fille d’un autre partisan en conflit avec le père de Pavel) que la réalisatrice a réservé (sans doute une touche personnelle, car visuelle et sensuelle) la seule envolée lyrique du film, plutôt marqué par une sobriété qui n’exclue en rien l’émotion sécrétée par de vieux militants déçus de leurs héros.

Avec Nous étions jeunes (1961), le régime cinématographique passe à la vitesse supérieure et ce lyrisme encore contenu se laisse aller à tous les débordements. Mais la première chose qu’on remarque est d’abord la très impressionnante gestion de l’espace par une réalisatrice utilisant fréquemment et au mieux les plans à la grue qui vont découper cette petite ville pour en faire un théâtre à ciel ouvert. De son côté, le scénario de Ganev est d’une grande force, ce qui concourt à faire du film l’un des plus réussis jamais consacrés à la résistance durant la seconde guerre mondiale. Le film contient son lot de mini climaxes à couper le souffle, bien servis par une mise en scène inventive mélangeant classicisme (montage parallèle, découpage parfois acéré et osé) et modernité (nombreux travellings courts mais aussi intenses que chez Kalatozov, style narratif à l’emporte pièce). Ces envolées font corps avec les personnages, plus particulièrement avec le désir de mobilité de la jeune handicapée en fauteuil. On apprécie aussi comment la réalisatrice use avec intelligence du thème de la photographie dont l’utilisation à des fins de surveillance est artistiquement pauvre, voire mauvaise, alors qu’elle a pour fonction de révéler les êtres comme lors de la magnifique scène de la mort de la jeune fille. Parmi les idées de mise en scène qui deviennent chez Binka figures de style, l’éloignement d’une caméra (toujours très mobile) pour laisser les personnages à leurs tourments (scène superbe de la « forêt de la trahison »). Mais l’idée la plus belle a à voir avec le titre et le thème central du film : la jeunesse sacrifiée, ce qui nous vaut notamment ce moment quasi abstrait de lucioles qui se rapprochent – soient deux ronds de lampe torche -, motif que la réalisatrice poussera jusqu’au stade terminal. Il y a aussi une manière suprême de valoriser les visages comme de purs esprits pour des personnages en quête de sens. Communiste lyrique, Binka Zheliazhkova dénonce ici l’idée même d’oppression et la nécessité de résister comme de vivre l’instant présent. Un film manifeste donc pour une cinéaste souvent entravée dans son travail, censurée et inquiétée. Nous étions jeunes était donc l’un des sommets cinématographiques de ce 50ème FEMA !

Changement de ton et de cadre pour la fable Le ballon (1967), adaptée d’un auteur bulgare considéré comme atypique, un cousin des films tchécoslovaques du printemps de Prague. Un ballon d’observation militaire (à la forme phallique des plus patriarcales, d’où quelques pannes gaguesques) dérive à travers la campagne d’un état imaginaire mais au pouvoir ubuesque. S’ensuit un film poursuite choral où le ballon fait figure de personnage principal et d’idéal de toutes les projections, le second étant, personnage d’autant plus fort et libre qu’il se passe lui de toute interprétation, une jeune fille en fuite par monts et par vaux, allégorie poursuivant le thème de la jeunesse et pouvant représenter également le cauchemar d’une auteure en situation inconfortable dans son propre pays (elle est admirée et reconnue, mais pas défendue). La forme du film sera une longue cavalcade à la manière du cinéma muet, mais rythmée ici par des dialogues savoureux et un jeu volontairement excessif, à la démesure du projet. Cette mise en boite de la condition humaine, du comportement de meute et des rapports de force, chante les libertés individuelles et ne pouvait encore une fois être présenté en l’état et librement en Bulgarie, bien qu’il eut été reconnu dans les pays socialistes et les festivals.

Cette rétrospective était complétée par La piscine (1977) puis par le documentaire Binka : to tell a story about the silence (2006, Elka Nikolova) et le dialogue à bâtons rompus entre la critique bulgare intarissable Yoana Pavlova et la toujours perspicace et enthousiaste Eugénie Zvonkine (Kira Mouratova, la nouvelle vague kazakhe entre autres trésors dévoilés précédemment).

La proposition de ciné-concerts permettant de redécouvrir les chefs d’œuvre du muet s’étoffe d’années en années et est à mettre en parallèle avec la leçon de musique consacrée à Ennio Morricone.

Erotikon (Gustav Machaty, 1929) est en réalité plus mélodramatique et passionnel que par la suite son célèbre Extase avec Hedy Lamarr, sensuel et naturiste dans un cadre réaliste. Erotikon, c’est d’abord le nom d’un philtre pharmaceutique qu’un Don Juan utilise sur une jeune femme pour lui faire perdre tous ses moyens. La trame est vieille comme Griffith : séduite, le lendemain, le séducteur l’abandonne et la fille tombe enceinte. Mais Machaty est porteur d’un discours plus subtil et moins sadique. Après moult rebondissements, le cavaleur succombera à son propre piège à cause de son désir pathologique de possession. Le film recèle de nombreuses beautés : une atmosphère passionnelle (et donc un parfum de scandale à l’époque), un parti pris objectif qui montre donc le sort fait aux femmes, mais aussi le poids d’une passion destructrice et partagée, le mariage comme carcans et le couple comme arrangement. Un vent d’indépendance féminine contemporain de Loulou et d’autres chefs d’œuvre des derniers feux du muet. Le découpage prend des libertés assez surprenantes et la photographie est magnifique. Les regards lourds de sens comptent tout autant voire plus que les audaces formelles et le film est peut-être plus abouti que le suivant. En tout cas, un superbe classique brillamment accompagné par une partition aux leitmotivs entêtants, parfois compulsive où Florencia di Concilio gratte et frappe les cordes de son piano, mixée avec des plages électro préenregistrées, plus calmes, vaporeuses et lointaines. Une très belle performance qui on l’espère, appelle d’autres collaborations et créations cinémusicales à venir !

D’hier à aujourd’hui proposait 21 films restaurés ou inédits, comprenant une bonne part de merveilles comme les Histoires de petites gens (1994 et 1999) de Mambety, le Duvidha (1973) de Mani Kaul, L’âme sœur (1985) de Fredi Murer, La poupée (1968) de Has, Les années de plomb (1981) de Margarethe Von Trotta (présenté par Volker Schlöndorff à qui on ne peut que donner raison lorsqu’il pense qu’il s’agit du meilleur film de son épouse, la très belle restauration rendant tout le pouvoir visuel à ce film alors qu’on a souvent considéré la cinéaste comme plutôt didactique quand il s’agit plutôt d’une forme de sobriété heureuse et de lyrisme discret mais intense comme dans son Rosa Luxemburg) ou le diptyque L’enfant aveugle (1964-1966) de Johan Van der Keuken. Le plus célèbre film sur les aveugles et leur rapport au monde nous était justement proposé en audiodescription grâce à un travail en cours mené par Marie Diagne, qui pouvait donc présenter ici son approche passionnante et novatrice. Dans un premier temps, une partie des casques circulait parmi le public et ceux qui n’en étaient point pourvus avaient tout le loisir de s’interroger sur les manières de traduire l’approche visuelle du cinéaste basée sur un rapport quasi tactile aux sujets filmés, non voyeuriste mais très intime. La seconde partie, centrée sur le sidérant portrait d’Herman Slobbe débutait donc avec le fameux procédé, pour nous permettre de reconsidérer la dite approche. Il y a un travail de déconstruction du film qui part du fond et qui privilégie la création sonore comme motrice de la forme. Passé un léger moment de mélancolie face à l’impossible traduction du matériau filmique et un résultat plus apparenté au documentaire sonore, nos yeux se ferment et peu à peu la fascination découle de l’écriture de la conduite vocale qui comme dans tout exercice scénaristique doit faire la part entre l’action et les descriptions à l’intérieur même des didascalies. Notre regard interne peut alors admirer le mixage pointu opéré entre la trame sonore de van der Keuken et cette valeur ajoutée, sans que nous soyons tout à fait aptes à ressentir des subtilités ou scories éprouvées par des spectateurs mal voyants présents dans la salle. Mais ce qui étonne, c’est la profonde compréhension de la création sonore du hollandais et de son montage. Lorsque qu’Hermann assène, presque face caméra son discours revendicatif et rageur à l’adresse d’un cinéaste voyant et des autres spectateurs, on ressent alors toute la puissance de la parole, le rapport au temps et donc cette proximité avec cet humain qui nous parle d’un monde à cet instant beaucoup plus proche qu’il ne l’a jamais été et qui conclue de façon éclatante la démarche audiodescriptive adoptée ici. Cette communion en salle a été un des grands moments du festival grâce à cette initiative proposée par Documentaires sur grand écran.

Enfin, la section Ici et ailleurs proposait un panorama de 45 titres. Pour la plupart, il s’agissait d’avant-premières liées au festival de Cannes, parmi les quelles Les Amandiers pour la très courue soirée du 50ème anniversaire. Il est donc logique qu’il s’y trouve quelques déceptions, ces films événements n’ayant pas encore passé l’épreuve du temps. Il faut la relativiser dans le cas de As bestas, le dernier Rodrigo Sorogoyen (El reino, Madre), parfois intéressant mais inégal. L’argument de l’histoire vécue ne tient pas longtemps, tant ce couple de français installés en Galice comme paysans bio sonne peu juste, malgré l’investissement de Denis Ménochet et surtout de Marina Foïs. La peinture des autochtones est également sujette à caution, maintenus à distance dans la caricature quand il y avait matière à creuser les failles, notamment pour esquisser un portrait de mère de deux rustres dont l’un nous dit on est plus attardé que l’autre. Le scénario n’établit pas non plus les faits dans le procès des éoliennes et n’a rien d’un film enquête ou de procès. Reste donc un attachement viscéral à la terre que Ménochet matérialise plutôt bien par un jeu très physique et dont les affrontements animaliers donnent le meilleur au film. Si Sorogoyen ne rejoue pas cette fois la carte du trauma de la disparition, il accouche d’une ahurissante scène de dispute mère-fille un peu à côté de la plaque due au surrégime et peut-être, à la difficulté de diriger des comédiens étrangers. La reconstruction du personnage de son épouse dans la dernière partie est par contre plus attachante. On a finalement le sentiment d’un film un peu raté, sans doute parce qu’il ne parvient pas à inscrire sa mise en scène dans un territoire comme y réussissait si bien le mystérieux Viendra le feu (Oliver Laxe).

Mais si As bestas peut être apprécié pour ses qualités (comme le prouve un accueil presse dithyrambique, et ici-même, Thibault n’est pas d’accord avec moi ! ), on est plus mitigés voire un peu irrités par le film à visée expérimentale de Bertrand Bonello, Coma. « Ne soyez jamais pris dans le rêve de l’autre… ». L’OVNI dépressif de Bonello qui se veut une chronique de confinement tout droit sortie de la psyché – peut-être pas de sa propre fille à qui l’engin est dédié, mais – d’une fille de vingt ans, souffre en effet d’un humour potache assumé, de la naïveté – fabriquée ? – de son discours politico-écologique, mais surtout du recyclage d’idées de cinéma vues ailleurs en mieux. Les spectateurs ont d’ailleurs vite épinglé les clins d’œil à Lynch (narratifs, visuels, musicaux), Argento, Cronenberg (Coma aurait pu être le Vidéodrome de Bonello) ou à la culture geek (Unfriended, les animés…). Il y a peut-être un problème de degré auquel saisir le film, quand bien même cela témoignerait d’une image des adolescents très stéréotypée et d’une vulgarisation philosophique assez creuse. Car la sincérité d’abord touchante de l’auteur s’adressant publiquement à sa progéniture, tourne à vide dans le même procédé repris façon finale apocalyptique lent, esthétisant, long, pénible et fasciné par son propre pouvoir de destruction, retombant alors dans la même impasse sinistre que son Nocturama (lui un peu plus cohérent). Entre ces deux échappées plus malignes que malickiennes, un gloubiboulga fait de dialogues de sitcoms ringards joués par des barbies ( déjà servi en mieux par le cinéaste), des passages joliment animés à la justification absente et les interludes de de la fameuse youtubeuse déglinguée Patricia Coma, une bien triste muse qu’on perdrait volontiers dans sa forêt. Mais Coma rame loin de la richesse de la production expérimentale et hélas, à l’opposé – esthétique s’entend – de la douceur et du mystère qu’il avait si bien développé dans Zombi child, nettement plus inspiré. Espérons que le film gagnera à une seconde vision lors de sa sortie en salle…

Larissa Corriveau, actrice, Denis Côté, réalisateur, Laure Giappiconi, actrice, Un été comme ça © Fema – Philippe Lebruman — 06.07.2022

Parmi ces avant-premières, deux films québécois nous étaient proposés. Le bruit des moteurs, premier film de caractère de Philippe Grégoire primé au festival Vues du Québec de Florac, trouvait son public et un accueil chaleureux. Plus dérangeant, le tout dernier Denis Côté, Un été comme ça (en sortie France le 27 juillet) était à l’opposé du retour confortable de l’enfant prodigue, jadis adulé à La Rochelle et pour lequel le public était venu en nombre. Alternant des fictions plus classiques et des essais plus personnels, Côté croise le fer avec ses habitudes et nous retourne dans cet impressionnant quasi huis-clos psychologique. Il ne craint pas d’aborder on ne peut plus frontalement – ce qui n’exclue pas la pudeur, issue d’une morale tout à fait cinématographique – la sexualité féminine à travers les personnages flamboyants, intrigants et touchants de trois jeunes femmes à la vie sexuelle débridée et qui acceptent de participer à un séjour thérapeutique avec une psychologue et son assistant. La mise en scène tient elle-même de la thérapie (autant de plans sur la parole que sur sa réception), avec une proximité qui accompagne le strip tease des protagonistes. Subtilement, notre point de vue s’inverse. Si le spectateur.ice accepte facilement de basculer du regard critique à mi chemin entre la femme en pleine maîtrise et un assistant masculin rendu fébrile par le naturel des comportements et la crudité des témoignages vers un point de vue plus objectif, sans jugement, presque apaisé, cela passe par un long chemin qui nous est facilité par cette intimité avec son casting de bout en bout exceptionnel et trouvant la justesse psychologique. Sans renier le sensuel mais sans y céder, la mise en scène accompagne ses comédien.nes dans un processus collaboratif et égalitaire (ce que devrait devenir le cinéma?) et les choix précis de cadrage, de mouvements, la gestion de l’espace sont tout sauf un dispositif ou des tics de style. La curiosité est piquée et le voyeurisme disparaît quand l’intérieur des êtres prend l’espace et l’ambiguïté n’est pas morale mais simplement humaine à l’image d’une séance de bondage justement entre souffrance et plaisir, détachement et addiction. Bergman n’est pas loin, celui des films qu’il n’aurait peut-être pas pu réaliser au delà d’En présence d’un clown. Mais comme à La Rochelle, c’est Pasolini qui refait surface pour un finale mystérieux, plus magique que symbolique et qui clôt cette belle et profonde expérience de vie. Sans doute l’un des films les plus importants de l’année et grande découverte personnelle, à l’image d’un cru anniversaire exceptionnel, riche, émouvant et passionné.

 

Photographie de tête :  Cine-concert-Erotikon-Florencia-Di-Concilio-© FEMA – Photo Philippe Lebruman-— 06.07.2022

Autres photos : © FEMA 2022 droits réservés.

Remerciements : Frédéric Sauzet, Dany de Seille

 

(1) Malavida sortira en salles en mars 2023 quatre films de Binka Zhelyazkova : La Vie s’écoule silencieusement, Nous étions jeunes, La Piscine et Le Ballon attaché.

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A propos de Pierre Audebert

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