JOUR 5
« Stick to the plan ». C’est ce que se répète en boucle le tueur calculateur du fascinant film de David Fincher, THE KILLER, adaptation de la série de BD policière française Le Tueur de Matz et Luc Jacamon. Avec son scénario minimaliste et ses faux airs d’exercice de style mineur, Fincher nous invite à explorer la pensée bien codifiée d’un professionnel limite sociopathe et totalement obsédé par le contrôle, incarné par un Michael Fassbinder génialement stoïque. Au fil de ses pérégrinations et de ses nombreux déplacements, égrenés avec un style froid, méthodique, ultra-précis, presque melvillien, THE KILLER distille un certain humour macabre qui ne manque pas d’ironie, notamment dans l’usage astucieux de sa voix-off, réinventant avec brio la figure du tueur solitaire. Il peut se voir comme un autoportrait sarcastique de Fincher lui-même, y compris dans son propre rapport à la mise en scène et même au capitalisme. (Disponible sur Netflix le 10 novembre).
Rejeté par le comité de sélection de Cannes et absent du palmarès de la Mostra, LA BÊTE de Bertrand Bonello n’aura donc pas mis tout le monde d’accord. Que sa radicalité formelle puisse dérouter, soit, mais il s’agit pourtant de l’un des films français les plus fascinants et audacieux de ces dernières années, le genre de proposition folle qu’un grand festival de cinéma n’aurait absolument aucune raison de recaler. Librement adapté de la nouvelle d’Henry James, « La Bête dans la Jungle » (comme l’était récemment le film de Patric Chiha, avec une approche sensiblement différente et plus modeste), le film de Bonello se distingue par une ambition hors-normes à travers ses trois époques entremêlés qui permettent un judicieux mélange des genres, entre le mélodrame parisien Belle Époque 1910, la science-fiction futuriste sur les dangers de l’intelligence artificielle en 2044, et même le thriller lynchien (ou depalmien) dans le Los Angeles de 2014. C’est avant tout le portrait d’une femme (ou d’une actrice) qui se souvient de ses vies antérieures, où le pressentiment d’une catastrophe imminente n’est pas si éloigné de la peur des émotions humaines, dont évidemment l’amour, comme si ces émotions-là étaient capables de détruire le monde. On s’étonne même de la modernité du propos à l’heure où Hollywood est mobilisé par une grève historique qui révèle toute l’inquiétude des acteurs par rapport à l’IA et aux fonds verts, les rendant similaires à des poupées inexpressives. Une odyssée énigmatique d’une richesse stimulante avec ses airs de « Cloud Atlas » qui évoque aussi bien la crue de la Seine de 1910 que la folie d’Elliot Rodger, tueur incel motivé par sa haine des femmes. Tout cela aurait pu donner une impression de confusion narrative, mais c’est à travers cette même sensation de pressentiment de fin du monde que LA BÊTE trouve sa vraie cohérence et sa vraie beauté, toujours traversé par une inquiétude permanente qui ne peut conduire qu’à un immense sentiment de solitude. Sa réussite miraculeuse tient aussi à la façon de Bonello d’exprimer tout son amour du cinéma comme médium pouvant justement sauver les émotions humaines en les figurant de manière aussi radicale, en étant aussi ouvert sur l’intime que le spectaculaire, mélangeant les registres avec aisance et fluidité, et offrant enfin à Léa Seydoux et George MacKay toute la mesure de leur immense talent. Sans doute son plus beau film. (Sortie en février 2024)
Avec ses allures de téléfilm de luxe, le chant du cygne du regretté William Friedkin, THE CAINE MUTINY COURT-MARTIAL ne peut évidemment pas rivaliser avec les sommets de son œuvre. Mais ce film de procès en huis-clos, aussi simple que modeste, est une belle façon de conclure avec panache sa réflexion philosophique autour du bien et du mal, entourée de la plus grande ambiguïté. Nouvelle adaptation de la pièce d’Herman Wouk, réactualisée dans l’Amérique contemporaine, après celles de Dmytryk en 1954 et Altman en 1988, c’est surtout un régal de direction d’acteurs où brillent Jason Clarke, Kiefer Sutherland, Monica Raymond et le regretté Lance Reddick (à qui le film est dédié). (Sur Showtime le 6 octobre).
On conclut cette monstrueuse journée avec le dernier opus de Ryusuke Hamaguchi, EVIL DOES NOT EXIST, magnifique fable écologique dont on ne savait rien avant son annonce surprise et qui a fini par décrocher l’Ours d’Argent. Alors que ses films précédents se situaient généralement en milieu urbain, nous assistons ici au quotidien des habitants du village de Mizubiki qui vivent modestement selon les cycles de la nature. Un jour, ceux-ci prennent connaissance du projet de construction d’un site de « glamping » (contraction absurde de « camping + glamour ») auxquels ils sont réticents. Lors d’une réunion avec les représentants de l’entreprise de Tokyo, il devient évident que le projet aura un impact négatif sur l’approvisionnement en eau locale, provoquant des troubles dans l’équilibre écologique de leur mode de vie. La première partie, éblouissante, retranscrit la sérénité de la vie rurale, en harmonie avec la nature (le père coupe du bois et cueille du wasabi), qu’illustre à merveille le magnifique thème musical d’Eiko Ishibashi, dont la collaboration avec Hamaguchi a fait l’objet d’un documentaire sur une performance live (GIFT, qui sera bientôt présenté au festival de Gent). Suivent ensuite les longues et passionnantes scènes de face à face entre les investisseurs et la communauté locale, avec un aspect documentaire qui ne verse jamais dans le didactisme ou le manichéisme facile à la Ken Loach. Enfin, la dernière partie se conclut de façon étonnante, dans un mystère total où plane l’incertitude. On ne comprend plus bien ce qui se passe, mais quelque chose semble se dérégler, qui contraste avec la douceur du début. Après LA BÊTE, voilà encore un grand film inquiet qui n’a pas fini de nous hanter.
A noter que la sélection Venise Classics a dévoilé la director’s cut de CARMIN PROFOND d’Arturo Ripstein, sur l’épopée sanglante d’un couple dans les années 40, Cette nouvelle version est rallongée d’une vingtaine de minutes qui avaient du être coupées à son plus grand regret lors de sa sortie en 1996. Faute de temps, je n’ai pas pu la voir, mais espérons pour bientôt une sortie française comme ce sera bientôt le cas pour MOVING (DÉMÉNAGEMENT), le chef-d’oeuvre de Shinji Somai que Survivance sortira le 25 octobre et qu’on félicite déjà pour son prix du meilleur film restauré.
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