JOUR 3
Adapté du roman picaresque d’Alasdair Gray, relecture au féminin du mythe de Frankenstein, le sulfureux et grinçant PAUVRES CRÉATURES (Poor Things) de Yorgos Lanthimos conte l’évolution fantastique de Bella Baxter, une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe scientifique Dr Godwin Baxter qui la protège un peu trop. Comme Bella a soif d’apprendre, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat débauché, dans une aventure délirante autour du monde qui pourra la libérer des préjugés de son époque. Chaudement accueilli à la Mostra et finalement couronné d’un Lion d’Or, cette épopée baroque se distingue des précédents films de Lanthimos par sa flamboyance visuelle et son esthétique gothique, quelque part entre Terry Gilliam et Tim Burton, mais trouve surtout un vrai ton irrévérencieux, provocant et grotesque, avec un langage très cru, sans crainte du mauvais goût. Même ceux qui trouvaient un peu lourdingue le côté malin et conceptuel du cinéaste grec pourront cette fois être emballés par cette fable excentrique, féministe et aventureuse avec des airs de Ken Russell sur l’émancipation sentimentale et sexuelle d’une drôle de créature mi-poupée, mi-femme, génialement incarnée par Emma Stone qui nous livre sa meilleure performance, intrépide et courageuse comme jamais. Sortie le 17 janvier 2024.
Ayant eu la malchance d’être projeté juste après la grosse friandise de Lanthimos, FINALMENTE L’ALBA du méconnu Saverio Costanzo (LA SOLITUDE DES NOMBRES PREMIERS, HUNGRY HEARTS et L’AMIE PRODIGIEUSE) méritait beaucoup mieux que son accueil glacial à la Mostra. Dans l’Italie des années 50, Mimosa, une jeune fille toute simple et candide, se retrouve soudain propulsée par le fruit du hasard et de la chance dans le Cinécitta des années 50, d’abord comme figurante et ensuite comme « amie » improvisée d’une célèbre star qui s’est prise d’affection pour elle, l’entraînant lors d’une longue nuit dans un périple mondain et rocambolesque qu’elle n’oubliera jamais. Dans ce récit d’apprentissage qui peut paraître démonstratif dans ses grandes lignes (l’opposition évidente entre l’émerveillement que produit le cinéma et la réalité moins glamour de l’envers du décor), Costanzo évite en fait toute caricature ou tout raccourci facile. Ce n’est pas vraiment le cauchemar d’une innocente broyée par un système toxique. L’idée initiale, qui était de s’inspirer du fameux meurtre de Wilma Montesi, jeune femme assassinée dans des circonstances troubles impliquant le show-business, a finalement évolué vers une expérience malgré tout positive, celle de l’émancipation d’une jeune femme qui apprendra à perdre son innocence. Les personnages que rencontre l’inexpérimentée Mimosa sont finalement ordinaires, plein de faiblesses et de contradictions. Et c’est finalement, à l’aube, que cette longue errance nocturne et imprévisible finira par transformer Mimosa, merveilleusement incarnée par la révélation Rebecca Antonaci.
Passons maintenant à l’objet le plus embarrassant vu à la Mostra. Que dire face au nouveau film de Roman Polanski, THE PALACE? Que voyons-nous? Des convives excentriques et fortunés se préparent à fêter l’an 2000 dans un palace en Suisse et leurs caprices vont venir à bout du directeur de l’hôtel qui devra user de ses talents de diplomate. Une comédie vulgaire, gênante, ringarde, aux gags vieillots, d’une laideur absolue, très mal jouée, sans aucun timing, qui passerait sans doute inaperçue si elle n’était pas signée par cette personnalité désormais très clivante, à la fois considérée comme une légende absolue du 7ème art et le symbole dégradant de la culture du viol. Une chose est sûre, Polanski n’affiche cette fois aucune ambition artistique, s’enfonçant dans un ricanement misanthrope et vicelard qu’on est en droit de trouver totalement sinistre. Si son humour sarcastique et son sens du grotesque ont souvent pu faire mouche dans le passé, ils se révèlent ici d’une sénilité et d’une tristesse assez consternantes.
Après le film qui aura mis tout le monde d’accord sur sa médiocrité, place maintenant au film le plus polarisant de cette Mostra, l’incroyable AGGRO DR1FT d’Harmony Korine, véritable expérience sensorielle intégralement tournée en infrarouge (ou vision thermique) avec des couleurs saturées au possible. C’est avant tout un voyage abstrait, immersif et psychédélique dans les bas-fonds criminels de Miami peuplés de gangsters et de démons, le tout ambiancé par le magnifique score atmosphérique du DJ AraabMuzik. Nous suivons donc en voix-off les divagations mélancoliques d’un tueur à gages qui passe son temps à radoter sur la fin du vieux monde et son statut d’assassin solitaire, tandis que son ennemi juré, propriétaire d’un club de strip-tease, invective ses danseuses. Et même si cela pourra vous rendre sceptique, il faudrait rapprocher le cinema d’Harmony Korine à celui de Terrence Malick pour leur recherche formelle d’un « stream of consciousness », cette fameuse méthode narrative qui vise surtout à traduire des pensées et des sentiments qui traversent l’esprit des personnages. Bien sûr, ce genre de trip ne sera pas du goût de tout le monde, bien sûr, on peut trouver que tout cela n’a aucun sens, mais Korine nous livre un magnifique poème sauvage d’une beauté formelle inouïe. « Dance, bitches, dance. »
JOUR 4
Présenté à la Giornate Degli Autori, SOBRE TODO DE NOCHE (Surtout la Nuit) de Victor Iriarte, est un premier film espagnol assez surprenant, la révélation possible d’un cinéaste prometteur. Il faut pourtant un temps d’adaptation pour se laisser embarquer dans un système narratif aussi déroutant, semblant au premier abord prétentieux ou trop auteurisant, sorte de patchwork kaléidoscopique qui nous laisse aussi fascinés que perplexes dans son mélange des genres. Mais c’est en fait un mélodrame à trois personnages qui se dessine progressivement, par petites touches, laissant poindre au final une émotion secrète, assez bouleversante : deux femmes unies par une histoire d’adoption, dont l’une cherche enfin à rencontrer son vrai fils adopté par l’autre. Elles sont incarnées par deux actrices emblématiques, Lola Dueñas et Ana Torrent, comme un écho à l’héritage du cinéma espagnol. Un film audacieux qui semble constamment se réinventer et faire son propre commentaire sur le fond et la forme, une réflexion sur le pouvoir cathartique de la fiction. pour mieux s’interroger sur la façon dont les histoires racontées peuvent avoir un impact sur nos vies.
Dans la catégorie biopics à Oscars, MAESTRO, centré sur la vie de Leonard Bernstein, se pose là, semblant d’abord dérouler ce qui fait la recette de ce genre si redouté et souvent synonyme de grosse croûte académique. Mais heureusement, il n’en est rien puisqu’il est signé par Bradley Cooper, acteur sensible et véritablement passionné par son sujet. S’il cherche peut-être parfois à trop montrer ses efforts, il se révèle aussi capable de finesse dans la description d’un couple avec ses hauts et ses bas, une relation passionnée et tumultueuse qu’il a la bonne idée de privilégier à l’évocation des grands succès de Bernstein comme West Side Story. En explorant à merveille les blessures intimes pour mieux raconter la schizophrénie d’un artiste juif et bisexuel, Cooper réussit un portrait fragmenté et complexe, traversé par un décalage entre vie privée et image publique, et fait parfois preuve d’habileté dans sa mise en scène, notamment dans son utilisation du plan-séquence. L’ironie dans tout ça (ou plutôt le signe d’une vraie humilité de Cooper qui ne ramène pas tout le show à lui), c’est que le cœur battant du film, on le doit surtout à l’extraordinaire Carey Mulligan qui livre sans doute ici sa plus belle performance.
Avec ses allures de téléfilm de luxe, le chant du cygne du regretté William Friedkin, THE CAINE MUTINY COURT-MARTIAL ne peut évidemment pas rivaliser avec les sommets de son œuvre. Mais ce film de procès en huis-clos, centré sur la justification ou non d’une mutinerie dans un navire de la Marine américaine, est une belle façon de conclure avec panache sa réflexion philosophique autour du bien et du mal, entourée de la plus grande ambiguïté. Nouvelle adaptation de la pièce d’Herman Wouk, réactualisée dans l’Amérique contemporaine, après celles de Dmytryk en 1954 et Altman en 1988, c’est surtout un régal de direction d’acteurs : Jason Clarke, Kiefer Sutherland, Monica Raymond et le regretté Lance Reddick (à qui le film est dédié) sont tous impériaux. Mineur mais sympathique, avec un plan final déjà culte.
Troisième partie à suivre …
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