« Le Bien ne sert à rien. – Tu as peut-être raison. Le Bien ne sert à rien, mais il est nécessaire. » Cet échange entre les deux personnages principaux de Steppenwolf, film programmé lors de la trentième édition de l’Etrange Festival et prochainement diffusé sur la plateforme FILMO à partir du 1er octobre, contient en elle toute la violence nihiliste et sa contestation simultanées que renferme ce nouveau film du stakhanoviste Adilkhan Yerzhanov. Eastern faisant des steppes kazakhes un monde tout à la fois immense et refermé sur lui-même, sans possibilité de fuite alors même que les perspectives semblent géographiquement infinies, ce long métrage radicalise le geste d’un cinéaste qui, sans changer le rythme de son cinéma et la rigueur de sa mise en scène d’une beauté picturale parfois inouïe, enfonce le clou de sa noirceur et de l’absurdité de la violence d’êtres en quête de leur propre humanité.

La violence de la guerre (©Blue Finch Film Releasing)

Malgré ses camions poussifs fonctionnant au diesel et ses baraquements de béton fissurés et vétustes, le Kazakhstan de Steppenwolf (référence directe et assumée au Loup des steppes d’Hermann Hesse) ressemble méchamment à un récit d’anticipation dystopique. La guerre civile fait rage, les citoyens du pays se rebellent contre l’ordre policier dans un déferlement de violence parfois aberrant. Au sein de ce marasme se débattent deux personnages : Tamara (Anna Starchenko), jeune femme cognitivement diminuée cherchant comme une âme en peine son enfant qui a disparu durant un court instant d’inattention le temps d’une fervente prière orthodoxe, et un homme sans nom (Berik Aytzhanov, devenu l’un des acteurs-fétiches de Yerzhanov) naviguant d’un camp à un autre de ce conflit sans origine afin d’y survivre, aidant les flics à faire parler les prisonniers de guerre en employant des méthodes contrevenant allègrement à la Convention de Genève tout en pouvant dans l’instant suivant tuer les mêmes flics et aider la résistance des civils. La recherche de son fils par l’une et la soif de violence et de vengeance guidant l’autre n’aboutissent-elles pas au même endroit ?

Film de peu de mots, préférant faire de la conjonction paradoxale de sa violence graphique et de la sérénité des steppes que Yerzhanov filme presque amoureusement son essence même, Steppenwolf saisit par une brutalité qui n’est certes pas inédite chez le réalisateur kazakh mais que ce dernier n’avait jamais poussée à ce point. Le centre de gravité de cette oeuvre impressionnante est sans conteste son personnage masculin sans foi ni loi, traversant le conflit avec un mélange de hargne sauvage et de nonchalance presque comique sur lequel le film semble se caler confortablement. Héros sans héroïsme, se préoccupant de lui-même en butant et en torturant à l’envi qui aurait l’heur de croiser son chemin jonché de corps et badigeonné de sang, cet homme sans nom évoque bien entendu les grandes figures du western moderne, et plus particulièrement celles, plus ou moins amorales, incarnées par Clint Eastwood dans les films de Leone ou dans les siens propres. De ce point de vue, le tueur de Yerzhanov n’est pas sans rappeler l’Etranger de L’Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, 1973), cyclone fantomatique s’abattant sur une communauté coupable afin d’assouvir sa vengeance en instaurant dictature, et en infligeant la souffrance et la mort.

Homme sans nom (B. Aytzhanov) (©Blue Finch Film Releasing)

En arpentant les « plaines » kazhakes, ce personnage anonymé faisant de l’anarchie qui l’environne le sel de sa survie et cette femme un peu simplette marmonnant en boucle ses avis de recherche, ses demandes d’aide et son chagrin comme autant de tristes litanies, ressemblent de près ou de loin à des allégories du chaos dans lequel, à leur corps défendant, sont plongés les pays de l’ancien bloc communiste, satellites d’une Russie contemporaine va-t’en-guerre, réduisant les voisins au conflit armé ou au statut de réservoir de chair à canon. Tout bien considéré, la brutalité du film, parfois éprouvante, ne pèche jamais par gratuité, totalement représentative du bellicisme de l’imposant voisin du Kazakhstan et de la menace qu’il représente. Elle véhicule en elle toute la rage de personnages auxquels elle a enlevé (ou pourrait enlever : c’est bien là que la sensation d’anticipation dystopique joue pleinement) un époux ou une épouse, un enfant ou n’importe quel autre proche. Adilkhan Yerzhanov est ici, et peut-être plus que jamais, le cinéaste camusien que nous avons déjà loué à plusieurs reprises dans quelques chroniques précédentes, poussant les curseurs de l’absurdité humaine aussi loin que possible, de même que le fait le réel, menant ainsi à cette guerre indistincte, dénuée de raisons profondes sinon celle de voir ses belligérants (l’ensemble de la population, au demeurant) courir sciemment, et avec une sorte de ténacité résolue, à leur perte.

Violence et espoir mêlés (B. Aytzhanov, A. Starchenko) (©Blue Finch Film Releasing)

Le personnage de Tamara, capital, nuance cependant cette noirceur globale. Incarnation d’un espoir, d’une obstination peut-être déraisonnable à tenter de retrouver ce qui a été perdu (en l’occurrence son fils), cette femme traverse le chaos et affronte la violence extrême de l’homme qu’elle accompagne comme si tout cela n’avait finalement guère d’importance, enfermée dans sa détermination à mettre de la lumière, même faible, dans cette épaisse obscurité. Sa réponse au mercenaire doutant de l’utilité du Bien en lui opposant sa nécessité absolue s’avère parfaite : seul l’espoir inébranlable d’un retour à la raison pourra éviter à la barbarie et au nihilisme de triompher. Tamara, formidablement incarnée par Anna Starchenko, est sans conteste l’un des plus beaux personnages vus sur un écran de cinéma depuis très longtemps, et achève de faire de Steppenwolf un film marquant, aussi épuisant que bouleversant, et sans conteste l’un des tout meilleurs d’Adilkhan Yerzhanov. Claque magistrale !

(Disponible sur FILMO le 1er octobre 2024)

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A propos de Michaël Delavaud

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