Rarement l’usage du found footage aura eu autant de sens que dans LOLA, premier long métrage du cinéaste irlandais Andrew Legge à être visible en France, tourné en 2022 mais diffusé seulement depuis le 17 mars 2025 sur la plateforme UniversCiné. Genre chéri par les amateurs de cinéma d’épouvante ou de fictions apocalyptiques, aux images propres à montrer la vie précédant le carnage et ses raisons profondes en temps réel, où le point de vue interne (celui de la caméra , en somme, plus importante que celui qui la porte) devient lui-même personnage intégré au récit, le found footage devient ici une façon de penser l’image, sa texture et son influence sur celles et ceux qui la voient et la contemplent. Il suppose également un rapport au temps particulier, faisant d’un passé révolu mais illusoire et mis en scène un présent renouvelé pour le spectateur, tant celui, diégétique, des images retrouvées que celui du film de cinéma lui-même, acceptant justement l’illusion. La cohérence de la mise en scène réside dans le rapport au temps que suppose le récit de LOLA, et dans l’idée force selon laquelle chaque petit gravier jeté dans le cours de ce temps, sans être mal-intentionné, peut irrémédiablement le troubler voire le dévier de façon terrible et dangereuse. Ou quand le found footage devient profond sujet de réflexion quant à l’influence de la moindre action sur l’Histoire et sur son déroulement par essence imprévisible.

Found footage (S. Martini ; R. Fleck-Byrne) (©Neue Visionen Filmverleih)

LOLA est une drôle de machine, inventée par deux sœurs dissemblables mais soudées l’une à l’autre par un lien indéfectible, la tendre Mars (Stefanie Martini) et la revêche Thom (Emma Appleton). Une machine redoutable tant elle est capable de sonder le monde et son déroulement, son Destin pourrions-nous dire, en permettant à son utilisateur de consulter les images d’un futur plus ou moins proche. Le récit se déroulant à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, les deux sœurs, pour tester leur invention, voient par hasard à l’avance les bombardements allemands de leur belle Angleterre, les exactions d’Hitler, l’onde de choc que le conflit armé va générer dans toute l’Europe. Elles agissent donc clandestinement en prévenant la population puis l’armée, par les ondes radiophoniques, de ce qui va se passer, tentant d’empêcher l’Allemagne nazie de réduire en pièces le monde contemporain. Découvertes et récupérées par l’armée britannique, elles changent alors le cours de l’Histoire, pour le meilleur et pour le pire. L’enfer est pavé de bonnes intentions : à un chaos s’en substituera un autre. L’Histoire est un fil logique qui n’apprécie que moyennement qu’on le manipule…

Les deux personnages féminins du film semblent dans un premier temps être des doubles d’Andrew Legge. Deux bricoleuses de génie dont les travaux aboutissent à une machine au pouvoir inattendu. LOLA (le film) épate de la même façon que LOLA (la chaine) lorsque celle-ci est découverte par les officiers britanniques ; œuvre apparemment fragile, faite de bric et de broc, elle recèle en elle une réelle force graphique et dialectique qui réjouit constamment. Le long métrage (pas si long : le film, compact, dure quatre vingts minutes) évoque une sorte de croisement entre le cinéma d’artisan de Guy Maddin et les réflexions philosophiques et politiques, tour à tour ludiques et désabusées, de Chris Marker. Le choix d’une forme devenue atypique dans les années 2020, presque anachronique du fait de son usage d’un noir et blanc parfois assez granuleux et de ses effets analogiques, faisant des surimpressions entre images tournées par Legge et images d’archives (exemplairement la rencontre de Thom avec Hitler) une symbiose entre fiction et réel tout autant qu’une pâte temporelle homogène et indéfinissable, s’avère cohérent au regard de son sujet : un temps historique avec lequel on peut jouer, qu’on peut malaxer à loisir dans un geste démiurgique jusqu’à en faire un monstre frankensteinien, d’abord docile puis devenant totalement incontrôlable.

Thom et Mars devant Neil Armstrong (E. Appleton, S. Martini) (©Neue Visionen Filmverleih)

LOLA pose en effet une question uchronique, primordiale : que se passerait-il si nous avions la possibilité de dévier le cours de l’Histoire, ce que chaque événement majeur fait par ailleurs déjà naturellement ? Quel serait notre présent si nous ne connaissions plus le passé tel que nous le connaissons intrisèquement ? La réponse que propose le film, fable exemplaire, brille par sa radicalité : contrer la barbarie nazie par son anticipation amène à la dislocation du monde moderne, l’idéologie totalitaire résistant mieux aux assauts qu’elle subit que les femmes et les hommes qui la soutiennent. Le recours du film à la musique de David Bowie et à l’iconisation qu’il représente semble de ce point de vue très parlant : Mars découvre le chanteur de Life on Mars (l’onomastique n’est certainement pas le fruit du hasard) par le truchement de LOLA, vingt-cinq ans avant son existence sur les disques, télés et autres radios. Voulant le faire découvrir à son amoureux officier après que les premières attaques de l’armée allemande envers le territoire britannique ont eu lieu, elle ne parvient plus à le retrouver, remplacé par des chanteurs de variété de type yéyés anglais, moins enthousiasmants et plus réactionnaires dans leurs paroles, héritiers directs des changements historiques provoqués par les deux sœurs et leur incroyable machine. De façon générale, le chaos empêché n’évite pas le chaos inévitable, celui provoqué par le report de l’abjection et de la violence à des temps ultérieurs où elles seront irréversibles, comme le prouve la séquence du clip moderne d’un morceau de rock totalitaire se trouvant vers la fin du long métrage, montrant un fascisme installé et devenu indéboulonnable.

D’un chaos à l’autre (E. Appleton) (©Neue Visionen Filmverleih)

Par ricochet, malgré sa forme volontairement surannée, LOLA parle donc également de notre contemporanéité et des politiques réactionnaires émergeant tout autour du globe, peu ou prou nostalgiques des utopies totalitaires du XXème siècle dont elles sont les réminiscences masquées. Par son beau film, Andrew Legge se fait l’observateur presque sociologique du cycle du chaos, dans lequel chaque effort pour nous éviter le désordre nous renvoie sans coup férir vers un autre encore plus fort, plus dangereux, peut-être plus insidieux. C’est en cela que le choix esthétique du found footage fait pleinement sens : on voudrait oublier le passé et les violences qu’il contient ; à l’instar des bobines filmées par les deux sœurs, perdues et retrouvées quatre vingts ans plus tard, la brutalité à laquelle nous voulions échapper nous revient toujours dans la figure, quelle qu’en soit la forme. Nous parlions plus haut d’une parenté possible de Legge avec Guy Maddin ou Chris Marker ; LOLA, dans une certaine mesure, par sa petite fantaisie dissimulant mal son profond pessimisme quant à la résurgence des fascismes et à leurs conversations entre eux, se rapprocherait peut-être finalement plus de Fairytale d’Alexandre Sokourov (2022). La chanson rock fasciste clippée à la fin de LOLA pourrait terriblement rythmer notre époque résolument tourmentée et tournée vers un chaos brûlant à l’effet dévastateur encore inconnu.

A partir du 17 mars 2025 sur UniversCiné

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A propos de Michaël Delavaud

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