Dans Ici Brazza, Antoine Boutet, réalisateur et plasticien, choisit, comme il l’avait fait en 2015 avec Sud Eau Nord Déplacer, de donner à voir les métamorphoses d’un territoire. Mais si le précédent documentaire suivait le chantier colossal de transfert des eaux de Nan Chui Bei Daoen, celui-ci se concentre sur un périmètre plus restreint et plus familier: un terrain vague dans la périphérie de Bordeaux, ville en pleine mutation que Boutet connaît bien puisque c’est la sienne. Il vit ses dernières heures: bientôt s’y élèvera un complexe résidentiel « éco-responsable »:l’homme y habitera « le grand paysage », tout en bénéficiant, disent les réclames, d’un « style de vie new-yorkais ». Il est évidemment tentant de regarder cette vaste entreprise de promotion avec ironie, et le film n’en est pas exempt, qui s’attarde en une série de gros plans presque obscènes sur les visages de jeunes gens bien mis et décontractés censés représenter, sur les affiches qui envahissent la friche, les futurs habitants du quartier. Pour loger cette population proprette et bien peu diverse, il faut déplacer les SDF ou les Roms, dont la caméra saisit avec beaucoup d’humanité les derniers moments vécus dans la zone du Brazza. À la force de ces communautés et d’une nature vibrantes s’opposent les images d’une jeunesse publicitaire presque zombifiée. Quant aux plans finaux sur les résidences achevées mais encore inhabitées, ils ne sont pas sans évoquer un univers vaguement concentrationnaire. Dans une séquence malicieusement post-synchronisée, le bruit produit par un store que la main d’’un homme invisible relève, celui du lavage d’une vitre, font surgir des réminiscences de Mon Oncle, délicieuse ode funèbre à un monde disparu. La prolifération d’écrans (encarts publicitaires, murets, façades toujours plus hautes, policier venant s’interposer entre le documentariste et son sujet) qui constamment obstruent le champ de vision semble aussi dire cela: la disparition d’un monde.
Pourtant, dans ce documentaire sans aucune voix off, Boutet privilégie l’immersion au discours. La position est celle de l’arpenteur. En faisant alterner plans fixes, panoramiques et survols de la zone, le réalisateur observe les transformations du paysage sans imposer de point de vue univoque. Il ne s’agit pas d’une lamentation passéiste sur la fin d’un monde victime de la prédation capitaliste:
Le projet urbain que je découvre, je le trouve a priori intéressant. La manière de penser ensemble le paysage et l’architecture, le choix de démarrer par la question du paysage avant celle de l’architecture, la réflexion proposée sur l’espace offert aux habitants… Je pars d’un sentiment « favorable » pour regarder comment les choses vont se dérouler, comment le territoire va être amené à évoluer. À partir de là, je pourrais dire que je m’installe dans le paysage, que j’observe et j’attends.
Sur le temps long, la caméra documente aussi bien les beautés de la nature que celles du chantier. De la nature, elle retient ce qui est voué à disparaître, mais aussi à perdurer: nous sommes conviés à contempler de vastes étendues herbeuses bientôt oubliées comme la végétation qui, dans une magnifique forme de résistance, s’infiltre dans les constructions humaines. De superbes séquences nous promènent au milieu d’herbus changeant de teintes avec les saisons, nous montrent la danse des roseaux qui bordent les nouvelles constructions. Dans un des plus jolis moments du film, la caméra s’arrête sur une rainette méridionale (créditée au générique!). Alors qu’on la quitte pour revenir au chantier, son chant résonne toujours. Faut-il concevoir cet overlap du son sur l’image comme une complainte sur la mise à mort d’une précieuse biodiversité ou au contraire comme une ode à la résilience d’un environnement naturel dont les rumeurs ne sauraient être réduites au silence ? Bientôt, le lent ballet des grues, accompagné d’une bande-son hypnotique, semble révéler ce qu’il peut y avoir de sublime dans l’interaction de l’homme et de son environnement. Si le montage procède parfois du choc en juxtaposant sèchement les deux univers, humain et naturel, l’image et le son invitent le plus souvent au saisissant spectacle de cette métamorphose comme à un jeu d’interpénétrations et de projections. Maquettes, panneaux ou films publicitaires se mêlent aux prises de vue réelles pour créer une réalité aux multiples dimensions.
En ayant suivi quelques endroits emblématiques, je pouvais jouer avec ces phénomènes d’apparition / disparition, donner à ressentir une certaine fragilité de la ville dans le temps, structurer le film comme un jeu de construction. Dans quelle dimension est-on ? Celle du dessin ? De la maquette? Du construit ? Du rêve ou du réel ? Le film a fini par brouiller les pistes.
Boutet aborde cette entreprise « comme un spectacle, un théâtre ou un décor qui se construit »:
La fabrique de la ville, c’est un mélange de désirs et de projections très puissants. Élus, aménageurs, architectes, promoteurs, habitants… tout le monde se projette dans un futur, un nouveau récit. Et moi-même avec ce désir de film. Et en même temps, je tenais à ne pas perdre de vue le terrain, comme un contre- point au fantasme d’aménagement. Le film devait conserver comme centre le territoire et sa matérialité.
Le spectacle est dès lors celui de la création d’un palimpseste bien plus que celui d’une annihilation. La très subtile bande-son crée une composition à la fois minimaliste et symphonique où percussions, rumeurs de la ville et mélopées de la nature se complètent, tandis qu’à l’image, les juxtapositions, surimpressions, écritures publicitaires et autres graffitis invitent à regarder le paysage comme un ensemble de strates dont les dernières n’invisibilisent jamais tout à fait les plus anciennes:
Quoiqu’il en soit, tout est parti du sol. Le sol, qui abrite les couches des périodes passées et, en même temps, permet de poser les fondations du futur. Filmer la terre et la boue, c’était entremêler ces deux temporalités. Mais sans nostalgie.
Ici Brazza, dont le personnage principal est un terrain vague, embrasse, on l’aura compris, de pressantes questions contemporaines: relation du progrès et de la nature, cohabitation des diverses espèces et populations dans les espaces urbains voués à devenir des mégalopoles modernes, tensions inévitables entre préservation du passé et projection dans le futur. Il le fait sans didactisme, au ras du sol ou en survol, laissant une grande liberté de jugement à son spectateur, qu’il ne prend jamais par la main et avec lequel il partage avant tout une belle experience sensorielle.
Ici Brazza,
86 minutes
Sortie le 24 janvier 2023
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BAUDIN GERARD
Je souhaiterais contacter Antoine Boudet car ayant été investi de fonctions de direction au sein de La CORNUBIA, pendant une dizaine d’années, je connais bien l’histoire de cette entreprise du quoi de Brazza, sujet de son documentaire, et je détiens des documents photos et vidéos qui pourraient peut-être l’intéresser.