Le sujet de ce curieux film n’est pas neuf : éprouver le passage adulte d’une adolescente introvertie à travers le filtre du surnaturel, d’un pouvoir qui la rend unique. Finalement, il n’y a qu’à se tourner vers les films de super-héros pour trouver des connexions évidentes sur une telle thématique. C’est le cœur du récit de Spider-man par exemple. Pourtant, la jeune cinéaste Araceli Lemos parvient à renouveler intelligemment une idée de départ somme tout convenue. L’ancrage pertinent du fantastique, simultanément frontal et fuyant, est d’une part présent à l’écran par les saignements des yeux d’Emy, lointaine cousine de Carrie, et d’autre part absent, ou plutôt tout en nuance, par le mystère qui entoure les pouvoirs réels de la jeune femme. Cette dernière est par ailleurs un beau personnage de cinéma, silhouette juvénile troublante au regard pur, tantôt fragile, tantôt inquiétante.
Elle n’est pas la seule à vivre un changement dans sa vie ; sa sœur Teresa tombe enceinte d’un type guère fréquentable, pas très attentionné. Toutes deux, immigrées philippines, vivent loin de leur mère, contrainte de retourner au pays. Elles mènent une existence tranquille au sein de leur communauté catholique dans la ville d’Athènes. Mais Emy est de plus en plus attirée par des forces mystérieuses qui vont peu à peu bouleverser son esprit et sa manière de voir les autres autour d’elle. Araceli Lemos, dont il s’agit du premier long métrage, dresse le portrait saisissant d’une pré-adulte confrontée à un monde cruel dans lequel elle va s’interroger sur l’utilisation de son don : à des fins positives pour le bien de la communauté ou négative pour punir ceux qui le méritent ? Punir ou guérir ? La cinéaste enchaîne les séquences fortes, tels ces femmes enceintes à l’entrée de l’hôpital qui s’écroulent comme des mouches ou ce terrifiant repas où le petit ami de Teresa, s’étouffe avec une arête de poisson sous le regard presque diabolique de Emy, antithèse perturbant de son regard originel enfantin. Dans ces moments, le meilleur de M. Night Shyamalan n‘est pas loin.
Ancré dans un contexte social très incarné, la réalisatrice dresse aussi un état des lieux inédit pour nous français, sur la situation des étrangers à Athènes, cité antique à peine reconnaissable, très loin des clichés cartes-postales que le cinéma préfère renvoyer de la Grèce. Dans ce sens, elle s’inscrit dans cette mouvance actuelle du fantastique pour qui le réel est indissociable à l’évolution du récit et des personnages, une force qui rend encore plus inquiétant les dérapages subtils vers une épouvante plus effrayante que la débauche d’effets spéciaux. Mais, la réussite exemplaire de Holy Emy tient à sa mise en scène, sobre et sophistiquée, privilégiant les plans d’ensemble très composés, redéfinissant habilement un espace géographique et narratif, procurant des sensations très variés, de la douceur à la terreur. Au diapason de l’héroïne, délicieusement schizophrénique, elle est au service du récit, sachant se faire discrète quant il faut mais aussi plus démonstrative et viscérale par moment, rupture formelle qui met en valeur les séquences chocs.
La débutante Abigael Loma impressionne dans le rôle d’Emy, ne cherchant ni l’approbation du spectateur, ni son rejet. Boudeuse, distante, inquiète, elle passe subtilement d’un registre émotionnel à un autre, apportant une vraie densité à un personnage pourtant conventionnel, vu des centaines de fois au cinéma. Entre mysticisme et réalisme, digression cronenbergienne (on pense à Faux semblants) et critique du poids de la religion, Holy Emy est, malgré ses imperfections, une œuvre singulière et forte, qui laisse espérer le meilleur pour sa jeune cinéaste.
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