À quelques jours de l’ouverture de la 62e Semaine de la Critique de Cannes (17-25 mai), Culturopoing s’est entretenu avec sa déléguée générale Ava Cahen, dont c’est la deuxième année à ce poste, pour en savoir plus sur le programme.
Le public, souvent très intrigué par le regard des critiques, doit se demander comment votre comité de critiques et vous abordez le travail de sélection pour la Semaine, car en tant que critique on a forcément des prédilections, des choses qu’on aime voir (même si ce qu’on espère surtout est sans doute ce qu’on ne peut pas prévoir), mais il y a aussi probablement aussi des choses qu’on ne veut pas ou plus voir, qu’on ne souhaite pas particulièrement favoriser, ou du moins qui ne représentent pas l’inflexion qu’on veut donner à un jeune cinéma de demain.
Ava Cahen : En général, c’est très vrai, mais je dois dire que dans ce contexte précis, on est en réalité assez préservés, parce que les premiers et les deuxièmes films sont plutôt porteurs de nouveaux récits, de nouvelles formes, de nouvelles voix, de nouvelles représentations, donc on est toujours très en appétit, très gourmand de découverte, a fortiori quand on est critique de cinéma. Comme on est habitué à voir beaucoup de films – ça fait partie de notre exercice, de notre pratique –, on peut dire qu’on part avec un petit avantage, dans le sens où ce marathon, cet enchaînement de films, ne nous fait pas peur, et surtout il est très grisant, très galvanisant. Et plus on voit de bons films, plus on a envie de voir des films, donc c’est très très stimulant en réalité, et puis ça nous permet de voir tous les cinémas du monde, donc vraiment d’ouvrir le champ – cette année en sélection, on a un film malaisien, un brésilien, un jordanien, donc le processus tend plutôt à ouvrir des horizons, et ça nous permet peut-être même de mieux faire notre travail de critiques de cinéma.
Les débats sont probablement très animés, d’autant que la sélection est concentrée…
C’est la régularité du débat qui compte, en réalité, à la Semaine de la Critique. On se voit toutes les semaines (il y a des réunions toutes les semaines), on voit les films ensemble en salle, et puis il y a aussi une disposition des premiers regards, des deuxièmes regards, etc. On se partage le travail, c’est bien pour ça qu’il y a un comité, même si j’ai bien sûr un œil très actif sur tout, mais en fin de semaine, on finit par se réunir et par débattre des films. C’est comme des mini Masque et la plume ou des mini émissions du Cercle, à laquelle je participe, en salle. Les débats peuvent vraiment durer des heures, et bien sûr qu’il y a des moments d’emballement, bien sûr qu’il y a des moments où on n’est pas d’accord ! C’est ça aussi qui fait la beauté du débat. Et puis ce qui est intéressant, c’est aussi de voir comment on peut essayer de se convaincre les uns les autres, de faire entendre les qualités d’un film – il y a des films qui, peut-être, ne sont pas tout à fait de notre goût, mais peuvent complètement valoir pour d’autres. En somme, c’est tout un équilibre, mais oui, ces débats comptent beaucoup et nous permettent de constituer notre sélection.
Le panachage géographique de cette 62e édition, auquel vous faisiez allusion, est assez intrigant. On note en effet des absences, mais aussi des présences inédites, comme par exemple la Jordanie.
Eh bien, nous avons reçu mille longs-métrages cette année, ce qui correspond à peu près au volume habituel, à la moyenne habituelle, et c’est vrai qu’il y a eu cette année des territoires qui nous ont semblé plus en forme par rapport aux années précédentes, peut-être grâce à une sortie de crise, ou un contexte géopolitique différent. Le Brésil, par exemple, était un peu mis sous cloche sous Bolsonaro, la culture n’était quand même pas en bon état, et la production cinématographique en a été fortement affectée, or de nouveau, on nous a envoyé pas mal de longs-métrages brésiliens, ce qui est un super signal. On a constaté aussi que l’Asie, plus précisément l’Asie du Sud-Est, était très en forme. Ça faisait longtemps que nous n’avions pas vu de film malaisien, par exemple. Quant à la Jordanie, c’était un peu l’entrée surprise. On sent qu’il y a des choses qui bougent dans des territoires qui n’ont pas encore été tout à fait défrichés, et voilà que nous arrive une nouvelle vague de cinéastes qui nous fait frémir. Ce qu’on remarque également, c’est qu’il y a beaucoup de coproductions françaises, et que l’argent français contribue à aider la jeune création dans des pays plus en difficulté peut-être, du moins qui n’ont pas le même écosystème en matière de cinéma.
Vous citez dans les premiers chiffres de présentation de la sélection le fait qu’il y a six films de femmes sur les 11 longs-métrages choisis (dont sept en compétition), mais à vrai dire, sur l’ensemble des films, et le film jordanien en est une illustration, une belle majorité ont des personnages principaux féminins.
C’est exact, et ils n’ont pas tous été réalisés par des femmes. La preuve en est, effectivement, du film d’Amjad Al Rasheed. Il y a effectivement beaucoup de portraits de femmes dans cette sélection, et de femmes de tous âges. On commence avec Ama Gloria dont l’héroïne est une petite fille de six ans, Cléo, et on voit le monde à travers ses yeux. Dans Tiger Stripes, c’est une adolescente. Dans Levante, l’héroïne est un peu plus âgée, elle a plutôt la vingtaine, et dans Inchallah un fils, c’est une femme active, mariée. C’est vrai que la condition des femmes est un sujet dont se sont emparés les réalisateurs et les réalisatrices de par le monde ; on n’a pas du tout pensé la sélection avec un fil rouge en tête en se disant qu’on allait retenir des sujets, ce sont vraiment les films qui nous choisissent. C’est toujours ce à quoi on est sensible : comment une forme… comment par l’art, par le cinéma, un sujet arrive à être totalement transcendé et à devenir une histoire tout à fait universelle.
La féminité représentée ici serait plutôt une féminité rebelle. La rébellion en général est un autre thème récurrent cette année.
Tout à fait, une forme de rébellion adolescente. On l’a dans Tiger Stripes, puisque l’héroïne se bat contre les normes qui lui sont imposées, les normes patriarcales notamment. Il y a aussi Lost Country : là c’est un personnage d’adolescent, un jeune homme, qui est pris entre le feu de ses propres convictions politiques et de celles de sa mère, qui est une politicienne corrompue, qui est la pote de Milosevic (ça se passe en 1996). Donc c’est vrai qu’il y a un sous-texte peut-être un peu plus politique que dans les films qui était en sélection l’année dernière, mais ça c’est aussi la nouvelle vague de films qui nous arrive, ce sont ces sujets-là qu’ils expriment. Le Ravissement aussi parle du féminin, de la maternité, et d’une maternité compliquée, notamment du fait qu’après un accouchement, le post-partum est souvent difficile. C’est rare au cinéma, je trouve, de parler de ces sujets-ci, et Iris Kaltenbäck arrive à lever un tabou avec un film qui est à la fois un drame et un thriller psychologique. Donc à chaque fois, il y a des formes et des genres et des tonalités, des registres, qui nous ont interpellé et qui, grâce à ça, arrivent à faire émerger de vrais thèmes de société. Vincent doit mourir, par exemple, est un film qui parle de la défiance, de la violence de la société. Et puis sur la parentalité, on a aussi La Fille de son père, qui est le film de clôture, et qui cette fois parle d’une relation père-fille et de ce que c’est que d’être un papa solo, et d’élever une fille adolescente aujourd’hui.
Malgré ces fils rouges qu’on peut trouver peut-être, ce qui m’a frappée, c’est aussi que dans cette sélection semble se dessiner une grande variété de genres.
Oui, j’ai l’impression qu’on va avoir chaque jour, à Miramar, un film différent, une émotion différente, des frissons et des sensations différentes. C’est vrai qu’en sélection, il y a à la fois un drame intime, intimiste plutôt, délicat (comme le film de Marie Amachoukeli Ama Gloria), mais aussi une comédie dramatique horrifique sur le couple avec Jam, qui est un film coréen. Tiger Stripes est plutôt un conte fantastique, Vincent doit mourir, disons, une comédie noire qui vire au survival film, mais il y aussi une comédie sentimentale, Le Syndrome des amours passées, et puis Il pleut dans la maison, un autre film belge, qui est en compétition, et qui est de son côté plus une chronique estivale sur la relation d’un frère et d’une sœur qui peinent à joindre les deux bouts et qui ont une maman aux abonnés absents. Donc il y a effectivement plusieurs tonalités, plusieurs registres, plusieurs couleurs, et on y tient beaucoup pour montrer justement la diversité, la pluralité des cinémas du monde entier.
Et comment composez-vous le programme par rapport à l’ordre dans lequel vous placez les films ? Est-ce que vous y pensez comme un parcours, un voyage ?
Oui, on l’imagine comme ça. C’est surtout Thomas Rosso qui s’en occupe en tant que coordinateur et donc responsable de la programmation, mais bien sûr qu’on essaie de raconter, dans la mesure du possible, une découverte qu’on imagine comme un voyage, avec des moments d’accélération, de décélération, en essayant de faire en sorte qu’il soit le plus efficace possible, et surtout d’offrir la plus belle fenêtre d’exposition, à chaque fois, à tous les films. Les films concourent dans le cadre d’une compétition, bien sûr, mais nous les pensons, dans le comité de sélection, les uns avec les autres. C’est le jury qui va les opposer les uns aux autres. De notre côté, on les a vraiment pensé les uns avec les autres, en tâchant de voir comment (en fonction des fils rouges dont on parlait, et des différences, des nuances de tonalité, etc.) on pouvait raconter toute cette histoire, toutes les histoires dont ils sont porteurs.
On note en ce moment, chez les critiques, les spectateurs, les jurys des festivals, l’envie que les films leur « fassent » quelque chose, l’envie d’être surpris par une expérience qu’on aurait non pas seulement vue mais vécue.
Cette expérience, elle se produit par des personnages, par une histoire, des mouvements de caméra. Ce n’est pas anodin si on a choisi de mettre une image d’Aftersun à l’affiche de cette sélection de la Semaine de la Critique, parce que justement c’est un film qui repose pour beaucoup aussi sur l’humain, sur le sentiment, sur des personnages, et c’est vrai qu’on est très sensible à ça. Je crois que comme n’importe quel être humain, on aime entendre des histoires, qu’on nous raconte des histoires. Bien sûr qu’après, il y a le cinéma, qui transforme ces histoires par la manière dont il les met en images et en forme, mais bien sûr que les personnages et l’humain nous semblent toujours très importants. C’est aussi le message qu’on a voulu faire passer à travers cette affiche, une affiche qui représente une embrassade, un enlacement, et c’est un geste qu’on aime, parce que c’est celui qu’on voit quand les lumières se rallument après une projection et que les équipes de film se serrent dans les bras. Donc cette image faisait sens pour nous.
La sélection longs-métrages de la 62e Semaine de la critique
En compétition :
Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï (Belgique/France)
Inchallah un fils d’Amjad Al Rasheed (Jordanie/Arabie Saudite/Qatar/France)
Jam (Sleep) de Jason Yu (Corée du Sud)
Levante de Lillah Halla (Brésil/France/Uruguay)
Lost Country eVladimir Perisič (France/Serbie/Croatie/Luxembourg)
Le Ravissement d‘Iris Kaltenbäck (France)
Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu (Malaisie/Taïwan/Singapour/France/Allemagne/Pays-Bas/Indonésie/Qatar)
Séances spéciales :
Ama Gloria de Marie Amachoukeli (France), film d’ouverture
Vincent doit mourir de Stéphan Castang (France)
Le Syndrome des amours passées d‘Ann Sirot et Raphaël Balboni (Belgique/France)
La Fille de son père d’Erwan Le Duc (France), film de clôture
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