Miroirs et psyché

La honte est l’affaire d’un regard extérieur : celui, censément moral et/ou normatif, qu’une autre personne porte sur une action ou une attitude que nous avons faite et qui influence plus ou moins durablement notre rapport au monde. La culpabilité se définit presque de la même façon, à ceci près que l’individu y ajoute une réflexivité : la honte devient intérieure, ne nécessite aucun spectateur, regard sur soi rongeant aussi douloureusement que secrètement celui ou celle qui la supporte. Septième long métrage du cinéaste anglais Christopher Smith, Banishing – la demeure du Mal est un film d’épouvante gothique qui, au-delà de ses petits effets inscrits dans le cahier des charges du genre et de sa façon de se calquer sur un « style Mike Flanagan » aujourd’hui mètre-étalon, parvient grâce à une intéressante mise en scène du regard à théoriser les notions de honte et de culpabilité, véritables figures du Mal dont les esprits et revenants du film ne sont que les émissaires et victimes.

Marianne Forster (Jessica Brown Findlay) et sa fille Adelaide (Anya McKenna-Bruce) viennent habiter avec Linus (John Hefferman), prêtre anglican rigoriste avec lequel la femme vient de se marier, dans un presbytère au sein d’une paroisse où les fidèles ont déserté. L’hostilité du religieux envers l’acte de chair considéré comme péché, les secrets du passé que porte Marianne et les événements surnaturels et autres effrayantes hallucinations prenant place dans le nouveau lieu de vie des personnages les font peu à peu sombrer dans une aliénation qui avait déjà perdu les précédents habitants du presbytère.

Expression de l’aliénation (S. Harris ; J. B. Findlay ; J. Hefferman) (©The Jokers)

Il est évident que le récit de Banishing est éculé, puisant sans vergogne dans les classiques de l’épouvante et du cinéma de maison hantée, prenant à tel moment dans Amityville et tous ses succédanés, à tel autre dans la flagrante référence Shining (une scène montrant une variante du jeu « loup y es-tu ? » dans les corridors du presbytère évoque fortement la scène d’apparition des jumelles du film de Kubrick). De surcroît, Christopher Smith, de façon opportuniste, s’inscrit dans une mode de l’horreur gothique en vogue depuis quelques temps, réhabilitée pour le grand public par Guillermo Del Toro (Crimsom Peak) et, surtout, par les deux saisons de The Haunting dont le maître d’oeuvre est Mike Flanagan. Par le truchement de cette série, ce dernier a permis une véritable évolution du genre, faisant de l’épouvante un terreau fertile permettant de produire une puissance émotionnelle d’une densité impressionnante, transformant les manoirs hantés de ses fictions en modélisations de la psyché tourmentée de ses personnages endeuillés, rendant enfin la narration même incertaine, protagonistes et spectateurs se perdant ensemble dans un espace filmique où réel et images mentales, où présent et passé sont les reflets les uns des autres jusqu’à provoquer un vertige comparable à une chute dans un trou noir. C’est exactement cela que recherche Banishing : densité émotionnelle par le travail du genre, symbolisation du lieu, vertige narratif.

De ce point de vue, les impressions de déjà-vu et autres références trop voyantes importent finalement peu, servant de tremplin à Christopher Smith pour ses ambitions formelles et dialectiques qui, elles, ne sont pas sans être originales. L’idée la plus importante du film concerne la place qu’il donne à la religion. Usuellement, dans le cinéma d’épouvante moderne (voir l’ensemble du Conjuring Universe et les films de possession qu’il a engendrés à la pelle), les religieux ont le beau rôle, souvent montrés comme des ersatz de super-héros pourfendeurs de démons et spectres en tous genres, figures du Bien combattant le Mal avec force croix brandies, flacons d’eau bénite et incantations en langue morte. Banishing se fait avec bonheur moins grandiloquent, moins manichéen, tendant à rendre les lignes un peu plus floues et à faire des gardiens du culte des personnages dont la morale rigoriste est plus néfaste que bénéfique. Linus est décrit comme un prêtre torturé par la foi, considérant le Mal comme une entité ancrée dans la chair des hommes et, surtout, des femmes, de la sienne qu’il ne peut approcher, toucher, embrasser sans un mouvement de recul ; son supérieur hiérarchique nommé Malachi (John Lynch) profite des secrets de la pécheresse Marianne afin de la punir par la morale tout en réveillant la colère des esprits habitant le presbytère. Le fait que Malachi ait des accointances avec le régime nazi (le film se déroule dans le courant des années 30) accentue encore les ambivalences d’une caution morale, religieuse, n’hésitant cependant pas à fricoter avec ce qui peut être considéré comme le Mal absolu. De façon plus profonde, les fondations du manoir-presbytère reposent sur les ruines d’un ancien lieu de culte dont les moines furent tortionnaires d’une pécheresse. Résumons-nous : dans l’épouvante de Banishing, c’est la rigueur dogmatique qui est le monstre, dont la puissance culpabilisatrice exprime paradoxalement le Mal.

Religion menaçante (©The Jokers)

C’est par cette notion de culpabilisation que la mise en scène du regard et du reflet par Christopher Smith importe particulièrement. Le réalisateur britannique insiste particulièrement sur le rôle des miroirs, dont le principe même est de renvoyer simultanément l’image du réel et son envers, le vrai et sa falsification, le simple et son double. De fait, le dispositif spéculaire impliqué par le miroir prend ici une dimension proprement hallucinatoire, Smith faisant du reflet un monde indépendant, de l’objet réfléchissant une porte d’accès vers un monde parallèle moins onirique que cauchemardesque. Quel est ce monde parallèle ? Celui, finalement abstrait et symbolique, de la culpabilité instaurée par la morale anglicane, qui a condamné et enfermé une première victime et qui est prêt à emporter la petite Adelaide afin de punir les actes pécheurs de sa mère. Si la culpabilité est une honte réflexive, Christopher Smith fait de l’image spéculaire (dédoublement que le cinéaste avait déjà expérimenté avec grand talent dans son meilleur film, Triangle [2009]), que ce soit par le biais du miroir ou de séquences de visions particulièrement saisissantes, un dispositif graphique à même de représenter cette réflexivité traumatisante plus culturelle que factuelle, poison instillé par un fondamentalisme religieux pardonnant moins qu’il condamne.

Miroirs fascinants (A. McKenna-Bruce) (©The Jokers)

Film intéressant dans la carrière de Christopher Smith, formellement très maîtrisé, Banishing brille donc moins par l’originalité de son récit que par la dimension critique et politique que recèle sa narration volontairement trouble et sa mise en scène portant l’accent sur l’idée de diffraction qui, à l’instar de la référence Flanagan, montre que le regard porté sur une réalité protéiforme, forcément subjectif, est un puzzle incomplet nécessairement influencé par d’autres subjectivités parfois néfastes, ceci à cause de la soustraction de morceaux de réel qu’implique une différence de point de vue qui peut être (parfois à dessein) manipulatrice.

  • Sortie en VOD depuis le 28 juillet 2021
  • Sortie en DVD et Blu-Ray le 25 août 2021

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A propos de Michaël Delavaud

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