Cannes 2022, parcours de la compétition en quelques impressions quotidiennes
Cet article sera complété de manière à avoir une vue aussi complète que totalement subjective des titres en compétition internationale au 75e Festival de Cannes avant la remise de la Palme d’or samedi 28 mai.
Nous aurions bien repris plus fidèlement le format des instantanés quotidiens de l’année dernière, et plus tôt – la compétition du 75e Festival de Cannes (17-28 mai) clôt en effet ce lundi soir sa sixième journée -, mais il faut dire qu’on attendait l’inspiration pour se lancer gaillardement dans des analyses passionnées, or elle tarde (encore) à venir. Par ailleurs, c’est pas bien de causer cinéma quand on est bougon, c’est pas ça l’idée, or avant de pouvoir promener des lecteurs cinéphiles sur la Croisette avec nous, il fallait nous débarrasser, au moins dans son immédiateté, du sentiment de déception (sensiblement mâtiné d’agacement à un moment en particulier…) que suscite de manière assez générale la sélection Compétition de cette édition, pourtant celle du grand retour aux dates pré-covid et la toute dernière de son président Pierre Lescure. D’autant qu’en compétition en particulier, une bonne partie des films flirtent avec les deux heures et demie qui auraient bien mérité d’être rabotés d’une vingtaine de minutes, et cela rend le parcours, disons-le, assez poussif dans l’ensemble, du moins pour le moment.
C’est plutôt dans les sections parallèles qu’on a eu de jolies surprises : un film pétillant de sagacité avec des dialogues succulents alliés à une mise en scène dynamique, attentive et souvent superbement poétique, qui traite avec un humour aussi fin que fou – on rit vraiment, tout du long ! – de sujets graves et totalement pertinents (La Dérive des continents de Lionel Baier, Quinzaine des Réalisateurs) ; un geste de cinéma très intéressant et assez vertigineux (Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret, Un Certain Regard) ; un premier long-métrage par une réalisatrice formée à l’ENS Arts Déco très juste et humain, et vivifiant, où le récit lisboète de la crise d’un personnage qui va comme un gant à Blanche Gardin, face à un génial hurluberlu incarné par Laurent Lafitte, est ponctué par petite voix intérieure représentée par des passages animés qui fait vraiment mouche (Tout le monde aime Jeanne de Céline Devaux, Semaine de la Critique, séances spéciales). Par exemple.
Une raison supplémentaire de laisser retomber un peu la virulence du décontenancement ressenti les premiers jours avant de chroniquer cette course à la Palme est que peu des films vus jusqu’ici se prêtent vraiment à de grandes exégèses permettant de déplacer le débat des impressions à la pensée. Ainsi, le périple que nous entreprenons ici se fera nécessairement davantage à la « première personne ». Allons-y.
MERCREDI 18 MAI – 1er JOUR
La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov
Synopsis :
Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova, jeune femme aisée et brillante, épouse le compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte tourne à l’obsession et la jeune femme est violemment rejetée.
Consumée par ses sentiments, Antonina accepte de tout endurer pour rester auprès de lui.
Que Kirill Serebrennikov soit un remarquable cinéaste n’est désormais plus un fait qui peut être remis en question, et La Femme de Tchaïkovski ne dément pas ce que Rome, Venise et Cannes depuis Le Disciple (suivi de Leto puis, l’année dernière, La Fièvre de Petrov, tous deux sélectionnés en compétition) ont déjà bien établi aux yeux du public international, mais comme cela arrive parfois aux grands cinéastes, il semble qu’il se laisse ici un peu griser par la manière qui rend sa signature si reconnaissable, au détriment de certains composants dont on sent également le besoin en abordant un film de plus de 140 minutes.
Le nouveau film du réalisateur russe fraîchement exilé de son opprimant pays d’origine, après trois ans privé de son passeport pour des raisons fallacieuses, a un incipit fort intrigant, enfiévré et malsain, qui annonce d’emblée une approche magistralement personnelle du genre biopic en costumes. Dans l’hystérie collective de grandes funérailles organisées pour le hiératique monument de la musique russe et mondiale Piotr Tchaïkovski, une femme au visage couvert d’un voile de tulle noir se fraie un chemin dans l’assistance dont on découvre qu’elle est son épouse répudiée, si férocement et irrévocablement que le cadavre lui-même se lève de son lit de mort pour réitérer la sentence. Il s’agit d’Antonina Milioukova (incarnée par une formidable Aliona Mikhaïlova, qui glisse brillamment, très progressivement, d’une révérence teintée de fanatisme à une hystérie monomaniaque de plus en plus dégradante).
Tout se passe ensuite comme si une dissociation s’opérait entre la mise en scène, techniquement virtuose, qui nous plonge avec une exubérance redoublée (par rapport aux films précédents de l’auteur) dans le maelström délirant de l’obsession de Milioukova, et le propos, qui se perd dans les vapeurs épaisses de ce cauchemar morbide dont l’omniprésence des mouches indique la pestilence. Le réalisateur aurait pu à partir de sa prémisse « biographique » larguer complètement les amarres de toute discursivité pour nous embarquer sans autre forme de procès dans sa vision, qui couple une riche théâtralité à une grande virtuosité dans le traitement de la texture de l’image, des mouvements de caméra et du montage. On eût préféré que l’histoire de ce mariage de façade permettant de couvrir le secret de polichinelle pérenne de l’homosexualité du maestro soit plus ouvertement conçue comme un pur prétexte à une errance fantomatique et hallucinée dans la perversion d’un univers où se fondent l’une dans l’autre une cour des miracles grouillante et le spectacle de la fête dépravée d’une aristocratie décadente, où les corps s’abandonnent à une perversion maladive qui finit par les émacier et les laisser livides et putréfiés dans les espaces renfermés où ils s’agitent comme des pantins grimaçants.
Dans un sens, le film en dit à la fois trop et trop peu sur les faits qui lui servent de point de départ. La mention qui apparaît au début de la position de la femme dans la société d’alors ne correspond pas au traitement avilissant que fait le cinéaste de ce qui aurait aussi pu, peut-être, ressembler à une tentative de la part de Milioukova de s’émanciper de certaines injonctions et de faire ses propres choix. L’adulation que la pauvre dévote voue au compositeur, auquel elle propose sa main et une dot en menaçant de se suicider s’il refuse, semble par ailleurs contredite par la manière dont la jeune femme insiste pour dire qu’elle connaissait mal l’oeuvre du musicien avant de l’épouser comme par le fait qu’elle a recours à un livre de modèles de lettres d’amour pour lui professer ses intentions. On aurait pu dans d’autres conditions se passer de fondements mais telle quelle, l’histoire de Madame Tchaïkovski et de son obsession manque d’une vraie Gestallt.
Les Huit Montagnes de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch
Synopsis :
Les Huit Montagnes, c’est l’histoire d’une amitié. Celle d’enfants, devenant des hommes, qui tentent de ne pas marcher dans les pas de leurs pères, mais qui, à travers les chemins qu’ils prennent, finissent toujours par revenir chez eux. Pietro est un garçon de la ville, Bruno est le dernier enfant d’un village de montagne oublié de tous. Au fil des années, Bruno reste fidèle à sa montagne, tandis que Pietro est celui qui vient et repart. Leurs expériences leur font connaître l’amour et la perte, leur rappelant leurs origines et laissant leurs destins se dérouler, alors que Pietro et Bruno découvrent ce que signifie l’amitié éternelle.
On promet qu’on arrêtera ensuite de vous parler de la longueur excessive des films, mais s’il est, à ce stade, un titre en compétition qui justifie totalement ses deux heures et demie de durée, c’est cette adaptation du roman Les huit montagnes de Paolo Cognetti (Prix Médicis étranger 2017) co-écrit et co-réalisé avec sa partenaire la comédienne Charlotte Vandermeersch par Felix Van Groeningen. C’est que pour évoquer une amitié aussi profonde entre deux personnages qui se sont, sur trente ans, trouvés et absentés plusieurs fois sans jamais se perdre (au fil des âges, des saisons et des longueurs de barbe), pour décrire à travers eux cette alternance entre temps de répit et quête continue, entre sérénité et tourmentes, qu’on désigne par les trois lettres du mot vie, pour parler de ces deux choses à la fois intimes et immenses sans les dire explicitement et les laisser bouleverser sourdement le spectateur tandis que se déploie comme une saga alpine, entre pastorale et récit d’une tempête, l’histoire de Pietro et Bruno – Pietro le citadin qui marche de cime en cime, Bruno le montagnard qui répond à ses Hé ! Ho ! de sa maison de pierre comme Pietro monte dans un avion, du Népal, juste parce que son vieux copain lui a répondu oui au téléphone –, eh bien il faut du temps.
Dans ce beau film, où l’on retrouve la sensibilité musicale de l’auteur belge d’Alabama Monroe à travers quelques morceaux du musicien blues/folk suédois Daniel Norgren, très pertinemment apposés à une photographie superbe qui a probablement requis endurance et patience pour capter certaines lumières sur les crêtes mais ne fait jamais National Geographic – d’abord parce que son dialogue avec le récit permet de restituer littéralement cette notion hindoue de la quête existentielle qui la représente comme un choix entre parcourir huit mers et huit montagnes ou rester sur le mont immense placé au centre (une description dans laquelle on peut tous se retrouver, au moins métaphoriquement), ensuite parce que ce sont les silhouettes humaines qui se dessinent dans ce paysage qui nous intéressent, et les visages et les regards qui vont avec, dans lesquels la caméra se plonge souvent –, il n’y a pas une seule fausse note. Le film est à la fois expansif et pudique, solitaire et affectueux.
Les interprétations des acteurs qui jouent Pietro et Bruno, sur lesquelles repose une bonne partie de l’émotion du film, y sont pour beaucoup. Elles nous attachent à eux dès qu’on les découvre, petits gars de dix ans, l’un avec ses yeux limpides grand ouverts vers les pentes où il débaroule avec son copain et vers les sommets qu’il découvre avec son papa préféré (le randonneur d’altitude, qui disparaît de nouveau derrière le père revêche à chaque fois qu’il redescend travailler à l’usine à Turin), l’autre bronzé, musclé, petit dur, qui profite un peu mieux du peu d’enfance auquel il a droit auprès de Pietro et sa famille. Quand ces mêmes personnages se retrouvent, adultes, et qu’ils ont les traits de Luca Marinelli et Alessandro Borghi, ce qui se dégage de leur coprésence donne l’impression que leur amitié a continué de se renforcer même pendant toutes ces années sans se voir. La puissance à l’écran de ce lien qui se passe de mots tient sans doute aussi à la complicité de longue date des deux comédiens (déjà bras dessus seringue dessous dans le tragique Mauvaise graine de Claudio Caligari), mais il faut louer l’écriture ample et précise, légère quand il le faut, des co-auteurs : le choix très juste de la voix off (de celui des deux qui deviendra écrivain), qui rend l’histoire plus personnelle et la teinte d’emblée de nostalgie ; l’attention portée, dans un film qui s’articule autour d’un lien si fort qu’il est au-delà des paroles, au fait de nommer les choses, de partager la langue de l’autre, de se bâtir aussi à travers la lecture ; le discours sous-jacent sur l’ambivalence de la figure paternelle ; le traitement en filigrane, jamais intempestif, d’autres motifs qui enrichissent l’histoire, comme par exemple celui de la « nature » (un concept de citadin, plaisante Bruno). Sur le fond comme la forme, Van Groeningen et Vandermeersch sont parvenus à un dosage très élégant entre retenue et générosité.
JEUDI 19 MAI – 2e JOUR
Armageddon Time de James Gray
Synopsis :
Armageddon Time est un film très personnel sur la force de la famille et la poursuite générationnelle du rêve américain.
On craignait un peu en allant voir le nouveau James Gray d’y retrouver plein pot la tendance mièvre qui pointe régulièrement le bout de son nez dans sa filmographie, d’autant que le sujet d’Armageddon Time invite naturellement au sentimentalisme, mais le film s’avère assez charmant.
Déjà, l’action se situe à Brooklyn (qui est toujours, disons-le, un assez chouette contexte au cinéma), qui plus est entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 (avec les sympathiques ambiances et musiques au parfum de nostalgie que cela suppose), juste avant la fatidique élection de Reagan à laquelle renvoie le titre, « Armagideon Time » étant une chanson de reggae 1979 de reprise par les Clash qui évoque la guerre nucléaire que faisait craindre l’arrivée au pouvoir du candidat républicain. Le personnage central, le jeune Paul Graff – un petit malin débrouillard qui s’intéresse à toutes sortes de choses (notamment, c’est très « d’époque », à la conquête de l’espace) et possède un don pour la caricature qui n’est pas tout à fait du goût de Mr. Turkeltaub l’instituteur ringard – est un trublion assez créatif en classe pour renvoyer plaisamment au souvenir des ambiances potaches des années collège de beaucoup de spectateurs. C’est assez logique, du reste, que le film puise dans le registre des souvenirs, collectifs et personnels : ce n’est pas par hasard que le nom du héros est très proche de celui du cinéaste, également basé sur un patronyme est-européen juif tronqué et américanisé. Enfin, notre jeune personnage a autour de lui une famille haute en couleurs (parfaite dans le genre famille juive new-yorkaise adorablement imparfaite et bruyante à table) rendue ultra sympathique par les interprétations d’Anne Hathaway dans le rôle de la maman Esther, et surtout d’Anthony Hopkins dans le rôle génial du grand-père tendre et entier qui sert de ciment à la joyeuse compagnie.
Aucun de ces ingrédients n’est tout à fait nouveau, mais on se lasse difficilement des variations sur ces thèmes et on prend plaisir à faire les quatre cents coups avec Paul et son copain Johnny – qui est noir, ce qui complique les choses, surtout après que les parents Graff, fatigués des facéties de leur cadet, aient décidé de l’envoyer comme son blanc-bec de grand frère dans une école privée portant le nom ridicule de Forest Manor, dirigée par la famille Trump, dont les valeurs dégueulasses font l’objet d’un discours par Maryanne Trump/Jessica Chastain devant l’assemblée des élèves, pour la plupart méchamment racistes. Ce qui est plus intéressant, c’est que Paul Graff ayant lui-même intégré par la petite porte, au prix de gros efforts de la part de sa famille, cette société de blancs privilégiés, à chaque fois qu’il doit se dénoncer ou pas pour des petits délits commis avec son copain, de toutes façons présumé coupable quoiqu’il en soit, il se retrouve dans une situation morale compliquée qui est une tension intéressante qui apparaît surtout en fin de film – ce n’est sans doute pas par hasard que son nom évoque la sonorité du mot « polygraphe ». Tout en mettant le doigt sur un phénomène cruel dont le visage désemparé de Paul au poste de police et la réaction de son père rendent très bien compte, le nouveau Gray reste néanmoins un film léger, sans les éclats de spectaculaire violence que le réalisateur aimait jusqu’ici pratiquer, et ce n’est pas désagréable.
EO (Hi-Han) de Jerzy Skolimowski
Synopsis :
Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais, fait l’expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
C’est à la fois vivifiant (ça entretient la « mystique », comme on dit en anglais, du cinéaste génial qui continue de chercher) et perturbant de constater que le seul film qui fasse une proposition de cinéma vraiment nouvelle, forme et fond, est l’oeuvre d’un maestro de 84 ans – et quand on dit « proposition nouvelle », au vu de ce qui se passe cette année en compétition, il semble nécessaire de préciser qu’on parle au grand minimum d’un film qui n’ait pas pour seule fonction de « raconter une histoire » (on dit « fonction » et non « vertu », car on est convaincue que ce fameux « storytelling » dont tout le monde parle est en train d’établir son hégémonie au détriment du cinéma, ce dont cette sélection est la confirmation éclatante).
Hi-Han, conçu par Jerzy Skolimowski comme un hommage ému à Au hasard Balthazar, du cinéaste encore plus hiératique Robert Bresson – hommage explicite dès l’ouverture circassienne du film, rougeoyante et tournoyante, où le numéro que la jolie Magda (répondant à la figure de Marie dans le film de Bresson) lui fait faire apparaît par éclats haletants, mi-sensuels, mi-agressifs pour la rétine –, va trimbaler son personnage principal, un petit âne adorable que la caméra du scénariste, réalisateur et peintre polonais filme sous toutes les coutures (de très près pour scruter son regard expressif en diable, totalement bouleversant, en contre-plongée, « en pied » dans une succession d’espaces différents où il est soit rélégué à des recoins solitaires, soit mis en box parmi d’autres bêtes jusqu’à disparaître pour n’être plus qu’un « bien vivant » presque invisible en tant qu’individu), non pas dans une France des Trente Glorieuses en pleine mutation, mais dans une Pologne qui sent le renfermé puis une Europe décadente tout aussi sclérosée, dont Hi-Han subit la méchanceté désormais inconsciente tant elle est devenue instinctive (même les figures qui se veulent bienveillantes sont ambivalentes, à commencer par Magda… et pourtant un seul personnage, qui commence par s’adresser à Hi-Han comme à un compagnon, se pose ouvertement la question de savoir s’il le sauve ou autre chose).
Le périple du pauvre petit animal, cruellement incessant – d’une inauguration de province moisie à une fête de hooligans brutaux célèbrant « leurs couleurs » et à un camion de transport de bétail de boucherie en passant par un « shoot » de photos de mode et une écurie où l’on bichonne autant qu’on assujettit de grands chevaux de parade – rend la forme du récit picaresque à ses origines subalternes, soumises aux volontés de maîtres successifs. L’auteur de Travail au noir suit un héros exploité de toutes parts, impuissant et avec lequel personne n’essaie plus de dialoguer – ce que son prénom onomatopéique suggère se retrouve dans la manière dont le tintamarre humain, hurlant et cognant, métallique, motorisé, bien rendu par un design sonore formidable, couvre le souffle de l’âne. Dans le même temps, son oeil écarquillé, tremblant de panique sous ses doux cils, hagard, semble chercher une issue à ce vertige d’absurdité et d’aliénation.
La scission entre l’univers humain et le reste (le monde animal, le paysage) est si bien consommée (c’est le mot) que toute échappée est forcément hallucinée et hallucinatoire, ce que le cinéaste octogénaire représente à l’écran dans des passages expérimentaux puissants où des compositions sonores pénétrantes accompagnent de leur pulsation une caméra qui plane, accélère, plonge et remonte tandis que l’image s’habille de bleu, de rouge sang, ou cède à l’obscurité un instant pour se laisser accrocher, de nouveau, par le scintillement inquiétant d’une prunelle de hibou. Le scintillement remarquable de ce regard de vétéran du cinéma dans une forêt de troncs confortablement enfouis dans leur ramure qui semblent ne plus vouloir s’élancer vers le septième art doit-il inquiéter ? C’est une autre question.
VENDREDI 20 MAI – 3e JOUR
Boy From Heaven de Tarik Saleh
Synopsis :
Adam, simple fils de pêcheur, intègre la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite.
Le jour de la rentrée, le Grand Imam à la tête de l’institution meurt soudainement.
Adam se retrouve alors, à son insu, au cœur d’une lutte de pouvoir implacable entre les élites religieuse et politique du pays.
L’idée de Tarik Saleh était pourtant bonne. Dans le décor impressionnant de l’université Al-Azhar (reconstitué ailleurs, Saleh étant persona non grata en Égypte depuis Le Caire confidentiel), bien filmé, dans sa vastitude nue ou grouillante de disciples religieux comme dans l’étouffement de ses chambrées superposées, avec ses longs couloirs et ses colimaçons, le réalisateur suédois d’origine égyptienne se proposait de composer un Nom de la rose musulman. Ambitieux.
Un simple « Cluedo chez les sunnites » bien tourné aurait suffi, mais comme souvent dans les thrillers un peu touffus en termes d’intrigue (on a ici d’emblée deux morts dont au moins une suspecte, un nouveau grand imam à nommer, des autorités religieuses et séculaires qui se tirent dans les pattes, au moins un agent double, plusieurs infiltrés notamment djihadistes, des autorités religieuses qui engendrent des enfants secrets et commandent des MacDo en cachette, un imam aveugle, un colonel de la Sûreté d’État incarné par Fares Fares…), il semble bien que le mystère et la duplicité ambiantes, de même que les recoins de l’historique mosquée, servent ici de planque aux failles d’un scénario par trop byzantin. En effet, tout n’est pas clair là-dedans, et pas dans le bon sens.
La prémisse est amusante, et l’intrigue emberlificotée pourrait être le reflet des sophismes alambiqués que le personnage central – le fils de pêcheur Adam, titulaire d’une bourse d’études qui ne vient pas sans contrepartie – va apprendre à maîtriser entre ces murs massifs, mais on s’y perd un peu trop et hélas, aussi potentiellement hautes en couleur que toutes les figures qui interviennent dans le récit puissent être, l’ensemble manque de charisme, de sorte qu’on ne sait plus trop à quelle guérite de pierre de taille s’accrocher pour rester captivé.
Frère et soeur d’Arnaud Desplechin
Synopsis :
Un frère et une sœur à l’orée de la cinquantaine… Alice est actrice, Louis fut professeur et poète. Alice hait son frère depuis plus de vingt ans. Ils ne se sont pas vus depuis tout ce temps – quand Louis croisait la sœur par hasard dans la rue, celle-ci ne le saluait pas et fuyait… Le frère et la sœur vont être amenés à se revoir lors du décès de leurs parents.
Notre intérêt pour le cinéma d’Arnaud Desplechin est hélas en chute libre depuis Trois souvenirs de ma jeunesse, qui nous avait enchantée, et après le désolant Tromperie, dont la personnalité presque anti-Philip Roth-ienne n’était même pas le travers (couru d’avance, à vrai dire) le plus contrariant, la complaisance qui semble s’être installée dans le geste du réalisateur, à laquelle répond cette sélection en compétition à Cannes (d’autant que le film a les acteurs pour, et ne le sait que trop) fait qu’on n’aborde pas Frère et soeur avec la plus grande des magnanimités. La scène qui déclenche la « réunion » forcée des deux personnages du titre (qui sont, je vous le donne en mille, respectivement écrivain à succès et comédienne de théâtre encensée, tant qu’à faire) et tous les événements qu’on suit dans le film – un tragique accident de la route, conséquence d’une perte de contrôle inexplicable qui est réitérée l’instant d’après par un énorme camion qui se met, tout aussi mystérieusement, à zigzaguer jusqu’au crash – nous fait l’effet d’une métaphore pour l’ensemble du long-métrage, c’est dire.
Le film raconte une histoire de haine entre une soeur et un frère qui n’est tout simplement pas assez plausible pour qu’on endure son hystérie, malgré des jeux de flashbacks/retours au présent non seulement peu utiles, mais carrément déceptifs, puisqu’aucune justification ne viendra. Comment le pourrait-elle, du reste : plus le film avance, plus il semble impossible d’imaginer une circonstance à la hauteur d’une détestation aussi grotesquement spectaculaire, qui parasite jusqu’aux deuils tragiques d’enfants cancéreux et aux agonies puis aux enterrements de famille, et envers laquelle le reste des membres de la clique font preuve d’une compréhension résignée voire d’un respect inconditionnel qui défie l’entendement et l’expérience individuelle de n’importe quel spectateur -– d’autant qu’après tout ce déballage de fiel épidermique a priori gratuit, la facilité du rabibochage final (de même que sa méthode : la lecture à voix haute d’une lettre tendre et rassérénée, dans une scène de bouclage pour le moins expéditive) est telle qu’on s’en trouve tout abasourdi.
Au-delà de ça, la forme impersonnelle du titre, qui suggèrerait que le commun des mortels puisse un instant se rapporter aux extrémités émotionnelles ici dépeintes, pour peu qu’il ait un frère, ou une soeur, tombe vraiment à côté. De même pour la plupart des dialogues, dont une trop grande partie servent assez maladroitement à l’exposition (les personnages se disent régulièrement des choses qu’ils savent déjà pour mettre le spectateur au parfum… dans un film qui au bout du compte ne résoudra aucune des problématiques proposées, légitimes ou pas), quand d’autres (« Ta colère va s’effacer comme un dessin sur le sable » ; « Je m’accroche à tes mots »… ) nous laissent sans voix. C’est quand même étonnant que le gros camion ait dérapé aussi fort que la voiture de la fille juste avant. Normalement, le type aux commandes est conducteur de métier.
SAMEDI 21 MAI – 4e JOUR
Sans filtre de Ruben Östlund
Synopsis :
Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers…
Autant on s’était fait plaisir à analyser Snow Therapy (critique) et à gloser sur le film palmé d’or The Square, les deux premiers volets d’une trilogie (conçue a posteriori comme telle) sur une masculinité qui ne sait plus où se mettre dans ce monde moderne, autant dans le cas de Sans filtre, Ruben Östlund, intarissable sur les absurdités de notre bas monde, nous coupe un peu la chique. Le caractère prolixe et porté à l’anecdote du facétieux réalisateur suédois tend ici à prendre un peu trop de place pour en laisser à l’imagination et à l’intelligence du spectateur. Ce qui n’empêche qu’on a beaucoup ri et qu’on n’a pas vu passer ces 2h30-là (je sais bien qu’on avait dit qu’on ne reparlerait plus de la durée des films, mais tout compte fait, c’est inévitable, car vraiment, l’ensemble de l’expérience cannoise – côté compétition en tout cas – est très conditionnée par cette lourdeur) et que ça ne faisait pas de mal, après un premier lot de films dans l’ensemble peu enthousiasmant.
Manifestement, Östlund aussi se fait plaisir, quitte à négliger un peu l’élément artistique pour aligner les sketches doublés de caricatures mordantes qui composent son nouveau film, et quitte à forcer un peu la dose sur le vomi et les chiottes qui débordent, mais l’ensemble de scènes et la galerie de personnages réunis ici sont suffisamment désopilants pour qu’on s’abandonne avec lui à cette jubilation, bien qu’elle soit de plus en plus consciente d’elle-même. Dans cet opulent festin en trois actes (l’entrée se passe dans le monde de la mode ; le plat de résistance est une croisière de luxe qui tourne au naufrage ; le dessert est servi par portions rationnées à quelques rescapés sur une île déserte), on a trouvé particulièrement succulent le passage du mannequin homme qui tente gentiment de remettre en question la facilité avec laquelle sa petite amie influenceuse se fait payer ses sorties au resto, de même que le personnage de la femme de ménage philippine qui remanie l’ordre social une fois sur l’île et fait du mannequin son gigolo. Tous les personnages sont bien, à vrai dire, mais le pompon revient à un duo impayable : le communiste américain (Woody Harrelson) et le capitaliste russe (un magnat de l’engrais génialement incarné par Zlatko Burić que tout fait marrer, et depuis longtemps – normal en même temps, dans la mesure où il a fait fortune en vendant « de la merde » et voyage tranquillement avec femme et maîtresse) et qui continuent de picoler, impassibles, en échangeant des citations et en disant des bêtises dans le micro tandis que tout part à vau-l’eau.
R.M.N. de Cristian Mungiu
Synopsis :
Quelques jours avant Noël, Matthias est de retour dans son village natal, multiethnique, de Transylvanie, après avoir quitté son emploi en Allemagne. Il s’inquiète pour son fils, Rudi, qui grandit sans lui, pour son père, Otto, resté seul et il souhaite revoir Csilla, son ex-petite amie. Il tente de s’impliquer davantage dans l’éducation du garçon qui est resté trop longtemps à la charge de sa mère, Ana, et veut l’aider à surpasser ses angoisses irrationnelles. Quand l’usine que Csilla dirige décide de recruter des employés étrangers, la paix de la petite communauté est troublée, les angoisses gagnent aussi les adultes. Les frustrations, les conflits et les passions refont surface, brisant le semblant de paix dans la communauté.
On était nombreux à espérer de Cristian Mungiu qu’il serait celui qui nous enverrait enfin un film bien vertigineux en pleine poire, d’autant que le thème de R.M.N. semblait prometteur, traité par lui : le cinéaste récompensé en 2007 de la Palme d’or pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours (puis d’autres prix cannois pour Au-delà des collines et Baccalauréat) y propose en effet une spectroscopie d’une Roumanie en pleine mutation où les déplacements se font plus fréquents et dont l’économie se rapproche pas à pas de celle du reste de l’Europe, un pays où tandis que les autochtones prennent de plus en plus nombreux le chemin de l’Ouest (où, ironie suprême, on les confond facilement avec les Roms qu’ils ont encore tant de mal à accepter), d’autres travailleurs venus de contrées plus pauvres les remplacent, provoquant dans des communautés pourtant déjà pluriethniques et polyglottes une crispation xénophobe instinctive mal conçue et mal formulée qui ne résiste pas longtemps à la discussion mais à laquelle les gens s’accrochent en dépit de toute logique (à défaut d’humanité) et qu’ils entretiennent sur les forums en ligne, en complicité avec le prêtre, dont la manière de tolérer ce manque de bonté et de charité ressemble à un assentiment.
Le village parlant roumain et hongrois où revient Matthias, le premier personnage qu’on rencontre, et qu’on voit vaquer entre les différents piliers de sa communauté (notamment son père allemand, que tout le monde ici appelle « papa Otto », parce que tout le monde se connaît), reste attaché à ses traditions (la chasse, les festivités de Noël, l’église) comme à ses archaïsmes nécrosés, pas tout à fait compatibles avec les normes européennes. Matthias lui-même essaie d’inculquer à son jeune fils non seulement les bases de la chasse, mais aussi les principes d’une masculinité impavide et rétrograde par rapport à son regard sur les femmes dont il ne se rend même pas compte qu’elle n’a plus son mot à dire, et pourtant ce n’est pas faute de se l’entendre rappeler (enfin non, puisqu’il n’entend pas, ni quand c’est la mère de son fils qui lui parle, ni quand sa petite amie – cadre en entreprise, violoncelliste, ouverte – tente de le lui dire). C’est une masculinité incapable de dire « je t’aime » autrement que de manière détournée, en évitant soigneusement ces mots. À ces motifs s’ajoutent plusieurs sous-intrigues : un vieux père dont les examens medicaux révèlent ce qui le ronge, de mystérieux vols de moutons, des présences inquiétantes dans la forêt, un Français en visite qui guette les ours pour une O.N.G…
Hélas, peut-être en voulant trop embrasser, cette fois, l’impeccable orfèvre du scénario qu’est Mungiu sertit mal certaines de ses pièces et n’arrive pas totalement à déployer ce réseau de sujets de manière à ce qu’ils forment un tout plus puissant que la somme de ses parties (ce qui se ressent particulièrement dans l’effilochement des derniers moments du film). Par ailleurs, quand la présence de travailleurs sri-lankais qu’une grande partie de la communauté rejette violemment donne lieu à une assemblée publique pour ou contre (comme si la communauté réunie avait le pouvoir de rendre des décisions ayant valeur légale !) où s’exprime dans l’incohérence la plus totale une doxa abjecte, la convergence paroxystique d’une bonne partie des sujets abordés ici (mais pas tous, malheureusement) se fait bien, mais hélas (là aussi), le parallèle avec la scène du conseil de discipline de Bang Luck Banging, or Loony Porn de son collègue Radu Jude (qui a abouti aussi à un ours, mais d’or, à Berlin 2020) joue en sa défaveur. Mais il faut dire que Mungiu nous avait habitués à reconnaître sa signature comme celle d’un infaillible démiurge.
DIMANCHE 22 MAI – 5e JOUR
Holy Spider (Les Nuits de Mashhad) d’Ali Abbasi
Synopsis :
Iran 2001, une journaliste de Téhéran plonge dans les faubourgs les plus mal famés de la ville sainte de Mashhad pour enquêter sur une série de féminicides.
Elle va s’apercevoir rapidement que les autorités locales ne sont pas pressées de voir l’affaire résolue. Ces crimes seraient l’œuvre d’un seul homme, qui prétend purifier la ville de ses péchés, en s’attaquant la nuit aux prostituées.
Ce tableau d’une certaine société en forme de thriller, dont le « héros » est un père de famille tueur en série qui cherche à purifier la ville sainte des « femmes corrompues » en les massacrant à domicile (quand sa femme et ses enfants sont de sortie) n’est pas désagréable, et le contraste entre ses atmosphères nocturnes glauques et les activités diurnes de l’assassin religieux pratiquant fonctionne. Ali Abbasi amène par ailleurs très proprement le sujet de la place des femmes, en montrant les difficultés qu’a pour faire son métier sans recourir à l’intercession d’hommes une journaliste de Téhéran venue seule pour couvrir ces meurtres, pour ensuite basculer dans l’aberration totalement plausible (d’ailleurs le film s’inspire de faits réels) de l’approbation quasi-générale des crimes par les habitants de Mashhad, à commencer par l’épouse de l’étrangleur et ses enfants. Ce long-métrage enrichi de quelques détails assez savoureux (la pomme avec une trace de rouge à lèvres, une histoire de tapis) et de plusieurs scènes réussies (la prostituée qui lutte, encore une histoire de tapis, enfin de sexe, d’orteil qui dépasse et de tapis – mais après tout, on est en Iran) repose sur un dispositif d’ensemble (mise en scène, scénario, photographie…) qui conviendrait aussi bien à un format télévisuel, mais à ce stade de la compétition, on n’a pas passé un mauvais moment.
Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi
Synopsis :
Fin des années 80, Stella, Étienne, Adèle et toute la troupe ont vingt ans. Ils passent le concours d’entrée de la célèbre école créée par Patrice Chéreau et Pierre Romans au théâtre des Amandiers de Nanterre. Lancés à pleine vitesse dans la vie, la passion, le jeu, l’amour, ensemble ils vont vivre le tournant de leur vie mais aussi leurs premières grandes tragédies.
On se laisse bien emmener au début par la vitalité (autobiographique) de cette époque, de cet âge, de cet univers, et dans l’ensemble on est assez ému par la voix qui s’exprime ici, et par ses souvenirs, mais… la cérémonie commence, on y reviendra…
LUNDI 23 MAI – 6e JOUR
Decision To Leave de Park Chan-Wook
Synopsis :
Hae-Joon, détective chevronné, enquête sur la mort suspecte d’un homme survenue au sommet d’une montagne. Bientôt, il commence à soupçonner Sore, la femme du défunt, tout en étant déstabilisé par son attirance pour elle.
Bien filmé (c’est la première choses qu’on remarque, en regardant en l’air à travers des fourmis), bien mené, riche en détails insolites dans le tableau qu’il dresse de ses intrigants personnages et en motifs récurrents bien maniés (la cuisine de plats de poisson, les téléphones portables…), quoique certains sont de trop et que l’histoire s’étire un peu trop…. La cérémonie commence, on y reviendra.
Les Crimes du futur de David Cronenberg
Synopsis :
Alors que l’espèce humaine s’adapte à un environnement de synthèse, le corps humain est l’objet de transformations et de mutations nouvelles.
Avec la complicité de sa partenaire Caprice (Léa Seydoux), Saul Tenser (Viggo Mortensen), célèbre artiste performer, met en scène la métamorphose de ses organes dans des spectacles d’avant-garde.
Timlin (Kristen Stewart), une enquêtrice du Bureau du Registre National des Organes, suit de près leurs pratiques.
C’est alors qu’un groupe mystérieux se manifeste : ils veulent profiter de la notoriété de Saul pour révéler au monde la prochaine étape de l’évolution humaine…
Il faut savoir que toute jeune cinéphile, la première fois que je suis sortie d’un film avant la fin (5 minutes avant exactement – j’ai attendu que quelque chose qui m’intéresse se produise aussi longtemps que j’ai pu), c’était Crash, et pas parce que le sang ou les sévices corporels au cinéma me dérangent sur le principe. Cette veine cronenbergienne n’est pas ma came, en somme. Après une première scène pas déplaisante (une mère tue son gamin après l’avoir vu manger une poubelle de salle de bain en plastique) arrivent des objets futuristes peu ragoûtants à la texture évoquant les costumes des monstres dans Power Rangers que même la vue de Viggo Mortensen n’a pas pu sauver à mes yeux. J’ai donc profité de cette séance pour dormir un peu, refermant les paupières sans complexe dès que j’entendais des phrases comme « la chirurgie, c’est le nouveau sexe ». Je ne crois pas être équipée pour commenter ce genre de proposition filmique. Mon collègue vous en parle mieux que moi ici.
MARDI 24 MAI – 7e JOUR
Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Synopsis :
Aujourd’hui en Belgique, un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.
Un récit sobre et réaliste, mais tendre, sur le parcours de deux jeunes Ivoiriens qui se sont choisis comme famille et se démènent sans ciller, tous les jours. Le film nous offre, sans effets de manche et sans jouer les tire-larmes (quoiqu’on n’aurait pas détesté un peu d’émotion), à travers une cartographie interlope de la ville belge où circulent continuellement Tori et Lokita (comme s’ils ne parcouraient les rues, la voie publique partagée par tout le monde où on tend, malgré tout, à les singulariser, que pour aller d’arrières-cuisines en entrées de service en paliers anonymes pour des transactions furtives), un aperçu du monde de pressions et d’activités au black, illicites ou humiliantes qui existe, caché à nos regards, dans les failles, refus et absences de ce que prévoit le système pour l’accueil des jeunes migrants, dans les hangars secrets où l’on cultive du cannabis avec un soin auquel n’ont pas droit les gens… La cérémonie commence, on y reviendra…
Nostalgia de Mario Martone
Synopsis :
Après 40 ans d’absence, Felice retourne dans sa ville natale : Naples.
Il redécouvre les lieux, les codes de la ville et un passé qui le ronge.
Un bien beau film qui pourrait être distingué tant pour son scénario que sa mise en scène ou que son formidable interprète Pierfrancesco Favino, et qui mérite donc qu’on y revienne plus tard…
MERCREDI 25 MAI – 8e JOUR
Leila et ses frères de Saeed Roustayi
Synopsis :
Leila a dédié toute sa vie à ses parents et ses quatre frères. Très touchée par une crise économique sans précédent, la famille croule sous les dettes et se déchire au fur et à mesure de leurs désillusions personnelles. Afin de les sortir de cette situation, Leila élabore un plan : acheter une boutique pour lancer une affaire avec ses frères. Chacun y met toutes ses économies, mais il leur manque un dernier soutien financier. Au même moment et à la surprise de tous, leur père Esmail promet une importante somme d’argent à sa communauté afin d’en devenir le nouveau parrain, la plus haute distinction de la tradition persane. Peu à peu, les actions de chacun de ses membres entrainent la famille au bord de l’implosion, alors que la santé du patriarche se détériore.
L’installation de l’écheveau des enjeux est longue et volubile, mais elle nous donne le temps de faire connaissance avec cette famille chamailleuse et trop dispersée pour son bien de sorte qu’une fois en place, quand les noeuds se défont un à un et que tout file inexorablement entre leurs doigts sous le regard impuissant de Leila, comme elle, on ne peut s’accrocher qu’au filin de compréhension mutuelle et de désespoir partagé tendu entre ses prunelles et celle de son frère Alireza, indéfectible quand tout le reste se dérobe sous leurs pas désordonnés (leur pays aux abois, encore dominé par des traditions d’étalage de biens intenables dans cette économie, leur famille élargie d’égoïstes absolus sans affection ni compassion qui ne s’intéresse qu’au paraître).
Des Étoiles à midi de Claire Denis
Synopsis :
Une jeune journaliste américaine en détresse, bloquée sans passeport dans le Nicaragua d’aujourd’hui en pleine période électorale (Margaret Qualley), rencontre dans un bar d’hôtel un voyageur anglais (Joe Alwyn). Il lui semble être l’homme rêvé pour l’aider à fuir le pays. Elle se rend compte trop tard qu’au contraire elle entre à ses côtés dans un monde plus trouble, plus dangereux.
Adapté du roman de Denis Johnson.
Que c’est bien, Claire Denis ! Ici, c’est tout ce qu’on aime : des ambiances alanguies, les bras et le dos nus de cette fille contre le tissu léger de sa robe, la moiteur tropicale tandis que tout semble à l’arrêt pour cause de pandémie – sauf les hommes armés placés à chaque coin de rue, devant chaque bâtiment -, un confinement à l’échelle d’un pays où toute communication étant difficile, c’est le troc et l’échange direct qui prévaut, la rencontre, le contact de la peau dans les chambres d’hôtel. Le temps s’étire au fil des manoeuvres vaines. Un étau invisible se resserre tandis qu’on boit du rhum en guettant du coin de l’oeil, se sachant épié. Salive, sueur et sang se mêlent, les frontières se ferment… (la cérémonie commence, on y reviendra…)
JEUDI 26 MAI – 9e JOUR
Pacifiction – Tourments sur les îles d’Albert Serra
Synopsis :
Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.
Le seul film que je n’ai pas pu caser dans mon programme (2h45 quand même). Dommage, sans doute, car Serra a une patte très singulière.
Les Bonnes Étoiles de Hirokazu Kore-Eda
Synopsis :
Par une nuit pluvieuse, une jeune femme abandonne son bébé. Il est récupéré illégalement par deux hommes, bien décidés à lui trouver une nouvelle famille.
Lors d’un périple insolite et inattendu à travers le pays, le destin de ceux qui rencontreront cet enfant sera profondément changé.
On apprécie généralement la gentillesse avec laquelle le réalisateur japonais forme des familles de coeur à chaque film, mais là, il est clairement tombé du mauvais côté du douceâtre. Trop de bonnes intentions ! Un film franchement simplet qui culmine dans un final récapitulatif bâclé. Sur un sujet similaire, on vous renvoie à True Mothers de Noami Kawase.
Close de Lukas Dhont
Synopsis :
Léo et Rémi, 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu’à ce qu’un événement impensable les sépare. Léo se rapproche alors de Sophie, la mère de Rémi, pour essayer de comprendre…
Joli nouveau travail de l’auteur de Girl, dont la matière reste l’émotion liée aux sentiments considérables inexprimés des enfants entrant tout juste dans la pré-adolescence quand leur riche monde intérieur est confronté à l’univers plus limité du monde ordinaire. Une histoire infiniment triste, bien jouée, racontée pudiquement entre les champs de fleurs, la cour de l’école et une chambre laissée vide où l’on ne retournera plus, par une caméra qui fait le point sur les visages purs de beaux petits garçons qui n’ont pas les mots pour dire ce qu’on lit dans leurs grands yeux. Ni plus, ni moins. (la cérémonie commence, on y reviendra…)
VENDREDI 27 MAI – 10e JOUR
Showing Up de Kelly Reichardt
Synopsis :
Avant le vernissage de son exposition, le quotidien d’une artiste et son rapport aux autres. Le chaos de sa vie va devenir sa source d’inspiration.
Un film totalement maîtrisé en toute discrétion, attentif, qui s’inscrit calmement dans le temps bien que le personnage central, sollicitée de part et d’autre, constamment ramenée à la fonction d’auxiliaire attentionnée qui est attendue d’une figure féminine, ait l’impression de n’avoir pas une minute pour se consacrer à ses activités « créatives », dans des scènes souvent teintées d’un léger ennui (quand elle a l’impression de travailler dans l’urgence, quitte à « taper la nuit blanche »). Reichardt propose un tableau très subtil, légèrement ironique tout en ne l’étant pas du tout, d’un « monde de l’art » majoritairement composé de femmes qui fait plus figure d’espace d’expression personnelle pour célibataires solitaires (ou hommes dépressifs) que d’événement culturel (qui serait au moins plus important que les cubes de gouda qu’on sert au vernissage, par exemple). Sous ses petits airs effacés, le film semble inviter à une lecture allégorique permettant de réfléchir, justement, à cet effacement – sa vie, son oeuvre… Mais la cérémonie commence, donc on y reviendra…
Un petit frère de Léonor Serraille
Synopsis :
Rose, d’origine ivoirienne, arrive en France et emménage en banlieue parisienne avec ses deux fils, Jean et Ernest. Construction et déconstruction d’une famille, de la fin des années 80 jusqu’à nos jours.
On a été agréablement surpris par le premier acte dédié à la mère (très belle scène où elle danse en pleurant, un baladeur sur les oreilles, tandis qu’on l’observe en silence à travers le regard de l’aîné), beaux jeux de profils d’elle et ses fils, et puis d’autres chapitres suivent au fil des décennies, à la manière conventionnelle, l’attention se détourne du sujet initialement annoncé et l’intérêt retombe. (la cérémonie commence, on y reviendra…).
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