25 ans. Cela fait donc maintenant un quart de siècle que le beau festival d’Arras accompagne les cinéphiles, à l’Est la plupart du temps, mais aussi aux quatre coins du globe, dans une volonté forte et réactualisée de mettre en avant des oeuvres qui parlent avant tout de l’humain, des humains, aux prises avec l’Histoire, les enjeux sociétaux ou intimes.
Un festival de l’humain pour l’humain, et fait pour le plaisir des cinéphiles, comme en témoigne la générosité roborative du programme, sautillant de vastes rétrospectives thématiques (cette année, feu la Yougoslavie par exemple), filmographiques (de grands réalisateurs ou acteurs, souvent invités à débattre avec le public), sans oublier le jeune public (avec une sélection impressionnante en termes de niveaux) ou la mise en avant de pépites européennes tout autant que d’énormes avant-premières exclusives.
Un festival de la relation sur la durée, quand on constate à quel point de films en films certains sélectionnés reviennent, mais plus concrètement par les désormais établis Arras days, où l’on vient pitcher son projet que l’on reverra qui sait, dans une sélection future.
Un festival horizontal, aussi : la grande tente blanche, marquant de sa présence la belle grand’place devient, le temps de quelques jours, le lieu de passage, de repos, de discussion du public, de la presse, des jurys, des membres du festival (l’équipe, et c’est un signe, ne change quasiment jamais depuis tant d’années) comme des responsables et des équipes de films. Le lieu, bien loin d’être anodin, est issu d’une réflexion dont témoigne les directeurs : devant lors d’une édition trouver une solution face aux travaux du Megarama, ils avaient installés sur la place un cinéma éphèmere. De cette tente initiale est venu une vision : le festival s’incarnera dans la ville. Et pour la ville : un village ouvert à tous, avec ou sans accréditation, avec ou sans billet, initiative unique en France. Y nait alors chaque édition un microcosme émouvant et bouillonnant dans une simplicité franche, pour un verre, un débat, une délibération en public, dans une émulation transgénérationnelle qui étonne encore, année après année, jusqu’au bout de la nuit et de (DJ) Francis.
De l’humain, de la durée et de la générosité : le public en est le plus beau témoin, fidèle (il faut se lever tôt pour ne pas trouver salle comble), curieux, et tutoyant, d’années en années, de nouveaux records de fréquentation, avec un pic incroyable en 2019 qui semble bien en passe de se rejouer cette édition.
Cette fidélité, culturopoing essaye de l’incarner : cela fait cette année pile dix ans que nous découvrions Arras, et que nous y retournons, sans hésitation, marquant, d’édition en édition, ces quelques jours au milieu du froid de novembre. Revenir à Arras, c’est trouver ce qui a maladroitement été décrit ci-dessus. Revenir à Arras, c’est retrouver cette chaleur. Cette famille. Revenir à Arras, c’est un peu comme revenir chez soi.
- Dusan Makavejev — « L’homme n’est pas un oiseau » (1965) (Retrospective yougoslave)
Ainsi démarre, comme un contrepoint, le festival et son report : par une importante rétrospective sur un pays qui n’est plus. Celui de la curieuse production d’un étrange agrégat composite de nationalités, de religions, toujours un peu à part car non alignés sur le grand frère russe, gouverné d’une main de fer par un dictateur qu’on découvre ici cinéphile. Bienvenue en Yougoslavie, feu sur la yougostalgie : comment les réalisateurs ont-ils pu évoluer sous l’ombre des autres importantes nations de cinéma socialiste, où la plupart des metteurs en scène sont d’ailleurs allés se former ? Comment définir les spécificités, si elles existent, de cette production géographiquement à part ? Comment rend-il ou non compte de son histoire troublée (notamment après la mort de Tito) ?
Modeste par sa production, bien souvent indigente ou plombée par son manque de moyen, le cinéma yougo recèle pourtant quelques magnifiques jalons que le festival met à l’honneur. Plongée pour une coupe franche, entre libération des formes, répressions, rêveries et retour du réel.
A Bor, triste ville minière de Serbie, une chanteuse conte l’amour. Dans le grabuge aviné des clients lubriques, une émeute confuse éclate. La chanteuse meurt. Ainsi va l’amour et le désir. Barbulovic, travailleur à l’usine du coin, est embarqué, par erreur ou non. Sa colère fruste et machiste s’abattra sur sa femme. En parallèle déboule de Slovénie l’ingénieur d’âge mûr Jan Rudinski, qui bien vite, malgré ses réticences, vivra une passion intense avec une jeune coiffeuse libre et aguichante, Rajka. Mais le pouvoir et la vie veillent, sur les amants comme sur les spectateurs…
« Un film d’amour » proclame avec fierté le générique. Assertion définitive immédiatement contredite par le discours en off d’un hypnotiseur qui détricote les croyances, les dangers et les manipulations du sentiment amoureux.
C’est sur cette dialectique (la première d’une longue série), programmatique, que s’ouvre « L’homme n’est pas un oiseau », du sulfureux Dusan Makavejev, film émérite de cette « Vague noire » yougoslave qui déferla sur le pays titiste durant les années 60 avant une reprise en main violente par les autorités au début des seventies, avec entre autre l’exil brutal de Makavejev. Le nom du mouvement, donné avec perfidie par l’organe de presse du pouvoir communiste Borba, est caractéristique dans ses formes comme dans ses thèmes d’une sorte de fusion entre la nouvelle vague française (économie de moyen, cinéma plus direct, prise au réel) et le neo-réalisme italien, pour son portrait sans fard d’intrigues minimales au sein des classes basses du peuple, vivant des expériences à l’opposée du cinéma socialiste.
Et c’est peu dire que l’on est frappé par l’incroyable intelligence et densité de ce brûlot de 1 h 16 à peine, naviguant du réalisme le plus brutal à la sensualité folle (les plans où Jan caresse langoureusement la couette épaisse, les séquences d’amour au milieu du noir des draps, etc), de la description très précise des hauts fourneaux à des moments d’échappée esthétiques (les balades du couple en plongée, le dernier plan) ou à la limite d’un doux surréalisme (les balancelles de cabriole dans l’usine, le cirque etc).
Filmant avec fébrilité et intensité les corps-plans serrés, trop parfois jusqu’à l’étouffement —, il les oppose sans cesse de sa rage ou de sa drôlerie triste au système qui les oppresse : une visite d’élèves bien propre glorifie le travail de Barbu alors qu’il est en train d’en mourir (moquant l’écart de classe qui persiste), l’orchestre joue une partition qu’ils préféraient faire au sein d’un théâtre plutôt qu’une usine (d’ailleurs l’une des robes, bien hors de propos, prendra feu de façon burlesque juste avant), cérémonie elle-même montrée comme un mensonge auquel Jan participe malgré lui, etc.
Et plus encore, en bon psy de formation, ce que ces conditions, ces écarts, ces violences sourdes du système provoquent sur leurs relations amoureuses : Rajka, la libre Bardot des Balkans, rentrera dans le rang, Jan, lui, s’éloignera seul et frustré, brisé, Barbu aura tout gâché en brisant sa femme et sa maitresse.
C’est d’ailleurs à sa femme que revient la seule évolution positive, discrète, du film : marchant sur la plage avec une amie, elle lui dévoile le projet du métrage tout entier. Les hommes, l’autorité, dit-elle, sont tels des hypnotiseurs : ils disent 1,2, 3 et on s’endort. Puis elle avance en hurlant : « fini l’hypnose ». Le titre alors prend tout son sens ironique, écho de la séquence du spectacle où l’hypnotiseur fait se secouer les victimes comme des oiseaux. Rien ne sert de croire que l’on peut voler si c’est sous les susurrations perfides et la manipulation de ceux qui ont le pouvoir de nous le faire croire. Un appel du cœur aux spectateurs, qui impressionne encore par sa liberté de ton, son rythme, sa densité et son sublime travail esthétique.
- Zhanna Ozirna — « Honeymoon » (compétition officielle)
Plongée dans la sélection officielle, qui voit comme chaque année concourir 9 longs métrages au titre prestigieux de l’Atlas d’or, et dont les programmations successives occupent une bonne partie de ce dernier tiers de festival, dévoilant souvent des univers (avec un fort tropisme pour l’Est) où se tiennent en prise des tensions sociales, pécuniaires, historiques ou raciales, comme une radiographie d’un monde qui ne va pas vraiment, mais qui lutte.
Apnée aussi dans l’actualité, avec l’alléchant film dispositif de Zhanna Ozirna : un jeune couple, Taras et Olya, voit leur bonheur éclater soudainement en une nuit alors que la Russie démarre l’invasion de l’Ukraine. Piégés dans leur appartement qu’ils étaient à peine en train d’aménager, ils doivent à présent trouver un moyen de survivre.
Le film, dès son démarrage, impressionne : traitant chaque scène en plan fixe, il oblige à une position tout à la fois de voyeur et d’observateur, assis quasiment dans cet appartement où la vie se déroule (on recoit des amis, on choisit les peintures, on boit et on fait l’amour). Pour eux comme pour nous, spectateur, le danger viendra du hors champ : les premiers pilonnages de l’artillerie, puis l’arrivée des tanks, les coups à la porte, les cris de voisins dont on devine avec horreur la source.
A cette invasion augmentant en intensité (que la réalisatrice a l’intelligence de ne jamais montrer) répond une dégradation physique des protagonistes : marchant debout, ils finissent par se courber ou ramper carrément, apprenant peu à peu à supprimer tout bruit de leur existence, fantômes dans l’espace que l’on parcourt dans tout sens.
Cette corrélation entre espace et corps est la belle idée du film, que l’on espère un moment voir filmer l’anéantissement progressif des corps (ce qui est au fond le propre de toute épuration), les marques que le manque et l’isolement réussiront par avoir sur eux, leurs épuisements ou leurs tentations d’en finir. Voire virer dans une logique paranoïaque à la manière de la trilogie des appartements de Polanski (Rosemary’s baby, le locataire, etc).
Las, le film ne parvient jamais, in fine, à nous donner plus que ce que l’on escompte en rentrant dans la salle. Des bruits de guerre, des craintes, l’électricité qui se coupe, les réserves d’eau que l’on fait, les instants où on hésite à abandonner les objets que l’on aime. Tout ce qu’un imaginaire télévisuel ou journalistique nous a malheureusement déjà trop appris.
Comme incapable de dépasser son dispositif (qu’il piétine cependant progressivement en s’autorisant des découpages ou des mouvements de caméra, ne laissant pas le temps s’étirer, ce qui est le propre de tout confinement), plongeant trop vite dans le huis clos qui, de fait, déconnecte Taras et Olya du monde, Honeymoon empêche toute incarnation ou réflexion d’enjeux (à l’exception d’une belle piste mort-née où Taras appelle son père, russe), observant et nous laissant observer à distance ces inconnus qui s’agitent en silence et dont les évolutions finissent par nous importer peu.
Pire : en refusant de toucher à l’intégrité de l’appartement (aucune vitre qui explose, aucun objet brisé, aucune porte fracturée), le film, basé pourtant sur un modèle de type home invasion, finit par laisser à croire à la sécurité, transformant le lieu en cocon glacé plutôt que glaçant.
Ce n’est pas le moindre des échecs de ce projet prometteur, qui s’enterre définitivement lorsque se pose la simple question : que dit-il, véritablement, du conflit ukrainien ? Que dit-il de la guerre ? Que reste-t-il, hors de quelques dialogues didactiques et des bruits ? (instant ironie : retirez les sons, vous avez un beau film sur le covid)
Cela n’ôte en rien à la force de ce qui est vécu, au traumatisme du peuple ukrainien, mais le témoignage, même inspiré de faits réels et douloureux, ne peut tout excuser, quand il s’agit de faire film et fiction. Et qu’un dispositif ne se révèle efficace que quand il sert à filmer l’humain plutôt que lui-même.
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