[Compte-rendu] Arras Film Festival 2024 : JOUR 3. Des failles et des pics.

Dernier jour déjà. Le rythme commençait à peine à se prendre, mais il va falloir bientôt disparaitre. C’est un moment étrange que le dimanche, à Arras. Les files longues (on pressent déjà que l’année sera record) répondent à une certaine mélancolie, sous la tente du festival, comme l’adresse à quelque chose qui bientôt s’évanouira.

L’après-midi du jour du Seigneur, à Arras, c’est délibération du jury presse en public. Un bel instant, particulièrement marqué et suivi cette année, avec une salle pleine et des réactions parfois vives des publics présents à certaines annonces. Amusant moment, auquel réplique le ballet des remballes : libraires, traiteurs, bureaux. Même les affiches sont enroulées quand on dévoile les grands gagnants.

La soirée s’avance, toujours émouvante, lorsque la foule se lève d’un seul homme pour une longue standing ovation à l’apparition de ceux que tout le monde appelle « Nadia et Eric » (Nadia Paschetto, directrice, et Eric Miot, délégué général). Comme de la famille.

Un ultime tour de piste, un dernier round de twist, et c’est déjà fini. Vivement l’année prochaine.

  • Ulaa Salim — «Eternal » (Découvertes européennes)

Beaucoup d’attente, en ce matin du dimanche. Du public, tant le megarama est noir de monde, et de notre part, pour cet intrigant film sélectionné dans la section parallèle « Découvertes européennes », petites pépites ou coup de cœur des sélectionneurs pour montrer le dynamisme du cinéma européen, en l’occurrence danois.

Le pitch détonne immédiatement, dans un festival où l’on sourit parfois du n-ième concerto à base de « X n’a plus d’argent, il souffre », « Y n’a pas de papiers, il souffre », « Z s’est fait voler son argent et ses papiers, il souffre ».

Jugez plutôt : dans un futur proche, une faille s’ouvre sous l’océan, provoquant une accélération du réchauffement climatique. La planète n’a peu que de temps pour réagir. Pendant ce temps, Boy meets girl : Anita et Elias tombent amoureux. Ils vivent la folle fraîcheur de la passion, Anita tombe enceinte. Mais Elias, jeune élève ingénieur obsédé par la faille, a l’opportunité d’accéder à un parcours d’étude qui fera de lui l’un des membres de la mission. Il refuse cet enfant, lui demande d’avorter, malgré son désir à elle. Cette décision provoquera leur rupture. Quinze ans plus tard, alors qu’il s’apprête à plonger, et que des visions l’assaillent en approchant de la faille, Elias repense à sa vie, et à ce qu’elle aurait pu l’être. Et recroise Anita…

De la SF ? À Arras ? Une SF intimiste, sombrant dans l’âme humaine, oscillant entre l’ampleur de la catastrophe et celle, beaucoup plus personnelle, de l’âme. Le parallèle est évident, dès les premières minutes d’« Eternal », du jeune réalisateur Ulaa Salim, écrit à partir d’un projet de court métrage réalisé en 2012.

Et nous aurions tant désiré aimer cette science-fiction glacée, tant voulu montrer à quel point le genre a sa place. Mais si l’ensemble est techniquement impeccable (et froid), il pêche par de multiples axes.

Crevons l’abcès : « Eternal » est une relecture, plus ou moins directe et d’une ampleur moindre, d ’Interstellar à la mode danoise. On n’y cherche pas sa gamine dans l’espace et le temps, mais son fils à naitre (ou né). On n’y jump pas les trous de ver pour une autre planète, mais on y fige une faille qui a des relents métaphysiques et psychologiques, etc. Le tout se concluant dans une séquence qui rend autant hommage à ce film-ci qu’à la conclusion d’Inception. L’imitation se poussant, au-delà de la beauté glaciale, jusque dans les thèmes musicaux minimalistes.

Imitation n’est pas copie, et on aurait pu pardonner l’ensemble (on ne passe d’ailleurs pas un trop mauvais moment devant ce film plutôt rythmé) s’il ne se doublait pas d’un élément très problématique. Le héros principal, c’est l’enjeu du film, est assez antipathique. Un homme froid, réservé, droit comme la justice, et dont le but du projet est d’arriver à nous faire détricoter le masque et apprendre à nous le faire aimer, ou du moins comprendre. Sauf que, sans trop spoiler, wait a minute : c’est l’histoire d’un type qui fait avorter sa copine sans entendre la douleur de celle-ci, et débarque quinze ans plus tard en disant « eh, mais c’est ma vie, je vais te récupérer ».

Vous sentez venir le profil toxique ? Ce n’est pas fini : il refuse de l’écouter, débarque en hurlant dans son cours de musique malgré ses demandes d’attendre à la porte, l’affiche en public, et ne laisse que comme unique enjeu « reviens avec moi », en étant de plus en plus pushy ou en regardant au loin dans une musique interstellesque quand ca ne va pas.

Passons alors sur la masculinité très border qu’incarne Elias, sur son profil d’homme possessif (ou sur son rapport profondément infantile à la parentalité, quand on le voit rêver de petites pâquerettes Instagram avec son fils). Tentons.

« Eternal » devient plus encore problématique, en 2024, de voir des femmes toujours réduites au même rôle d’icône : portant la vie ou pas (il y a un plan, très clair et lourdaud, de parallèle entre la faille et la maternité, qui arrive après une séquence assez gênante de touche-pipi où il promet de s’occuper de sa faille à elle), oubliant ses études et ses envies, réduite à simplement choisir le mâle avec qui elle habitera en subissant tous les assauts des autres ou des histoires passées. Et quand bien même elle dit non, c’est du bout des lèvres et sans jamais bousculer le mâle.

Bien sûr, le film n’est pas que cela, et le trait est ici grossi, et une bonne part des reproches sont sans doute explicables par une forme de naïveté générale face au sentiment amoureux. Et le projet est encore élégant, plutôt ambitieux, très bien réalisé même si sans panache, et porté par un casting impeccable.

Mais sa beauté est aussi son vernis : il rend presque plus dangereux les dérapages, parce qu’enrobés de prestance. On croit se divertir alors que le poison se distille tranquillement. On croit rêver, alors que l’on est en train d’excuser. En costume de héros ou pas, en SF ou pas, un connard reste un connard.

  • Pablo Agüero — « Saint-Ex »

Autre film qui pose problème, mais dans le « bon » sens du terme : celui du critique.

Passé une cérémonie de clôture émouvante qui récompensa d’un Atlas d’or « Honeymoon » (le palmarès ci-dessous), place au film de clôture, avec un a priori plutôt négatif. Au-delà du fait que le film de clôture doit obéir à certaines règles, notamment celle implicite d’être rassembleur au plus grand nombre, le présupposé d’un film sur St-Ex (comment adapter ca), avec Louis Garrel (Aie) et Vincent Cassel (re-aie), laissait craindre le pire.

St-ex, donc, interprété par un Louis Garrel jouant Garrel (mais injectant une étonnante dose de sa drôlerie si particulière au personnage), pilote de l’Aéropostale en Argentine. Prêt à tout pour réaliser sa mission et distribuer les missives, malgré quelques gaucheries parfois coûteuses. En témoigne la première scène du film, impressionnante où, voulant monter trop haut, son avion s’étouffe et il s’écrase au milieu de l’océan… vite secouru par Henri Guillaumet, son meilleur ami, son mentor, et le meilleur pilote que l’Aéropostale ait connu. Quand Guillaumet disparait, crashé sans doute alors qu’il tentait de passer par la Cordillière au lieu de la contourner, Saint-Ex décide, seul, de partir à sa recherche.

Intrigantes prémices : à une ou deux exceptions près (un ou deux flashbacks moelleux sur le frère malade), Pablo Agüero décide de les traiter l’écueil de l’hagiographie et du biopic en en esquivant le problème. Le film, loin de brasser large, se concentre sur cette mission, et ses échecs successifs, transformant l’échelle d’une vie à un ici et maintenant plutôt rafraichissant et qui obéit presque dans sa structure à un jeu vidéo « die and retry ». Un essai, un échec. Recommencer. Échec. Recommencer. Comment franchir cette montagne, quand on est limité à 4000 m ? Comment se dépasser ? Pourquoi quêter, inlassablement, un signe au milieu du rien, un espoir, quitte à se confronter à un corps mort ?

Le film, bien sûr, est oubliable et semblable à l’attendu : Garrel cabotine un peu, Cassel n’est pas dirigé et interprète Cassel, et Diane Kruger fait ce qu’elle peut au milieu du boys club. Le tout s’alourdit d’une forme de tentative (plus ou moins heureuse) de mélanges des contraires, entre le héros à la Bebel (Cassel), la jeune femme façon film noir et le gai luron à débourrer au milieu, sans que ces trois tentations ne parviennent véritablement à dialoguer.

Le tout baigne dans une image assez moche malgré le travail de Claire Mathon (la faute à un filtre numérique assez dégueulasse sur l’ensemble qui ramène à une apparence proche de l’irréalité) et s’accompagne de quelques métaphores pataudes ou références plus ou moins bourrines au Petit Prince (qui passe de la chaleur du désert au froid des montagnes sans que l’on ne comprenne bien pourquoi), qui vont moins du côté du clin d’œil discret que du gros coup dans les côtes.

Rajoutez que, pour un film se situant dans les paysages, on étouffe un peu à hauteur de carlingue et que l’ensemble des Andes est assez mal filmé voire pas du tout, et vous obtiendrez une coupe pleine ?

Pas si vite.

Malgré ces défauts, malgré son formatage, le gamin en nous ne peut s’empêcher de se laisser prendre par ce conte des fous du guidon, têtes brûlées touchant à toutes les limites (distance, altitude) dans des carlingues bringuebalantes et fragiles. On se laisse emporter par l’impeccable réalisation des scènes d’action (mention spéciale à l’ouverture et sa poursuite du train), par les murs de glace qui s’élèvent, par ce côté « ludique » de l’ensemble (essai/échec/essai), poussant toujours plus loin, de quelques mètres, échouant, recommençant. C’est tintin, c’est bob morane, et on retrouve, même par instants, le plaisir naïf du divertissement. Vroum, vroum.

Le critique se désole, l’enfant, le petit prince, sourit. Qui gagne ? (L’enfant.)

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Jean-Nicolas Schoeser

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.