[Compte-rendu] CitéCiné 2024 (ex FIFP) : de la vérité, du soin et du courage. Tous vacillants, tous debout. (jour 2)

Seconde journée sur les chapeaux de roues pour un festival qui trouve immédiatement son rythme de croisière : les séances s’enchainent, les distances s’allongent (toujours ce petit stress du passage du Dôme au cinéma) et les jours sont toujours aussi courts. Rien de bien grave, et direction le désormais fameux Café du festival et son équipe pour débriefer, manger un bout et échanger avec le public qui l’a définitivement élu cantine officielle.

  • « Quitter la nuit », de Delphine Girard

(attention, spoilers)

Une nuit, Anna, opératrice au numéro d’urgence de la police belge, reçoit un appel. Croyant d’abord à un faux numéro, elle comprend très vite que la jeune femme qui vient de la joindre est en danger. La victime parle à mots couverts. Elle est en voiture, vers on ne sait où, et elle a sans doute été violée. Si la scène trouve une conclusion, il faudra aussi vivre avec ses stigmates. Pour Aly, la victime présumée, pour Anna, que l’appel vient briser en faisant remonter un trauma longtemps enfoui. Et pour Dary, l’ami, accusé du viol.

C’est alors un film étonnant, bien qu’imparfait, qui s’ouvre, dans ce premier long métrage de Delphine Girard. Oscillant entre le thriller (Dary a-t-il violé ?) et l’étude sociologique, il construit, à travers ces différentes trajectoires, une zone grise assez stimulante : Dary peut-il avoir transgressé, lui, le pompier au casier vierge et n’ayant jamais fait preuve de violence ? Aly peut-elle mentir, quand on constate qu’elle n’a pas le comportement exemplaire attendu des victimes, et qu’elle prend même une douche à son retour, rendant impossible toute identification ? Y avait-il consentement, puisque tous deux semblent admettre qu’il y a eu acte ?

En retravaillant en échos sa séquence d’origine (où la parole déjà, était masquée puisque Dary était présent), quitter la nuit, film plutôt classique au demeurant dans sa réalisation, propose alors une réflexion dynamique sur ce qui peut se dire, et surtout s’entendre. Sur la parole accueillie ou questionnée. Sur le besoin de la société d’assigner à chacun des rôles face à ces situations, quitte à enfermer les protagonistes dans une impossibilité (Aly est-elle une menteuse ou son silence dit-il simplement son impasse à transmettre avec justesse ? Pourquoi ne pleure-t-elle pas ? Pourquoi ne « joue » — t-elle pas le personnage de martyre que l’on attend d’elle ?)

(spoiler) Mieux, en déployant son indécision, il ouvre à la perspective d’une réconciliation ou d’une issue : Dary, nous l’apprendrons trop tardivement, a violé Aly, sous le coup de l’alcool. Mais Dary n’est pas un homme « mauvais ». Il l’est par cet acte, mais ce n’est pas sa définition unique, et ce viol, sans doute isolé dans son parcours, est le signe d’une violence dont il est à la fois acteur et victime. Il cherche alors à s’expier. Et Aly de lui répondre : « ce n’est pas acceptable que tu ne saches pas pourquoi tu as fait ça ». Il y a, dans cette phrase, tout l’horizon du film : dire, ce n’est pas simplement excuser. C’est comprendre, analyser, creuser les racines du mal.

Tout le film tend vers cet instant de rachat, du processus de cautérisation impossible des plaies, de l’incapacité d’acceptation, par les différentes parties comme par le monde.

On ne saisit alors pas pourquoi, de cet incident dramatique du viol, le scénario fait le choix d’en générer un suspens au mieux artificiel, au pire assez déplacé vu son propos. La scène originelle se trouve ainsi saucissonnée en microséquences qui chacune en révèlent un peu plus, mais ne cessent de repousser la vérité, comme une étonnante carotte malvenue.

On ne saisit pas vraiment non plus pourquoi arrive si tard, dans un dénouement qui ne cesse de conclure et se vautrer dans des images (les filles qui dansent entre elles=sororité ?) ou des démonstrations (la grande séquence de retrouvailles entre Anna et Aly) qui s’étalent dans une sucrosité étrange, les croisements de trajectoires des trois personnages principaux.

En détournant la vigilance vers cette unique résolution, il amenuise la réflexion, des spectateurs comme des protagonistes, puisqu’ils recevront la révélation au même instant (Daryl, en entendant la bande au tribunal, lance la scène mentale du souvenir du viol).

Dommage : d’un film gris, où chacun fait comme il peut face au drame, il devient un film à thème, un film-débat, certes extrêmement stimulant (en témoignent les nombreuses discussions post projection, que cela soit au sein de la presse ou avec les spectateurs, sans parvenir à véritablement circonscrire les personnages), mais qui empêtre un peu ses sublimes ambitions et son enjeu.

  • « État limite », de Nicolas Peduzzi

À l’hôpital Beaujon, grand centre de l’Ouest parisien, il n’y a, en tout et pour tout un seul psychiatre. Alors Amal Abdel Kader court, de service en service, de désespoir en soutien. Il ne compte pas ses heures, vit pour ses patients. Il tient le choc et lutte, mais pour combien de temps encore ? Et pour quoi ? Pour sauver une institution qui chute ? Pour tenir les murs face à la lente désagrégation de la santé, où on se met à demander des résultats à l’acte à des psychiatres, domaine où justement le temps est seul soin ?

Dans son portrait de cet homme, de ce saint sacrificiel, le documentaire de Nicolas Peduzzi (réalisateur du très beau Ghost Song et du plus bringuebalant Southern Belle, de l’autre côté de l’Atlantique) excelle, comme dans sa faculté à se placer à hauteur d’humain, de montrer les failles de chacun des personnages du film (des jeunes, bien souvent, des gens en crise mystique ou en misère sociale), de les accompagner comme Amal jusqu’à la limite de la vie, tant les histoires de chacun flirtent sans cesse avec la disparition (défenestration, pulsions, toxicomanie, tentatives de suicide multiples, etc.).

Amal navigue alors à vue, sur un fil, sa capacité d’écoute et de soulagement comme seules armes. « Il faut que l’on trouve un moyen d’intégrer ces jeunes à la société avant qu’ils ne se foutent en l’air », dit-il. Et c’est l’enjeu et l’élégance principale de ce magnifique combattant dont le film trace le portrait. Comment soigner ? Comment accompagner ? Comment vivre avec nos « fous » (le terme et cette question reviennent souvent dans sa bouche) ? Comment la modernité les a peu à peu exclus en rejetant les « fous du village » vers les marges ? Comment aujourd’hui même l’hôpital finit par les repousser ?

Son travail devient alors celui du lien, d’essayer montrer que c’est dans l’interdépendance des êtres que se tisse la survie. Une tâche sublime, déchirante et harassante, impossible. À tenir tous les fils, Amal finira lui aussi par craquer, et c’est nous tous que le film laisse orphelins.

Cet horizon douloureux n’empêche pas la beauté. Dans l’humanité qui transpire des soignés, dans l’altruisme et le devoir des infirmiers. Ou dans ces moments suspendus et magnifiques de répétition théâtrale. Dans une séquence bouleversante, deux patients suicidaires rejouent la dernière scène de Romeo et Juliette. On s’empoisonne pour de faux, et on rit.

Mais, passé ces déchirants instants bruts d’empathie (comment rater un film sur un tel sujet, tant il vient heurter nos propres failles, nos propres détresses ?), apparaissent aussi les limites du dispositif.

On s’interroge, alors, sur l’intérêt de suivre, dans son filmage, le flux de la course de son personnage. La caméra s’agite, les cadres sont bancals ou moches (attention : les images qui accompagnent cet article sont issues du beau travail photographique de Penelope Chauvelot sur le film, dont certaines images sont intégrées au dispositif du film), quand on ne tente pas un effet vidéo du plus mauvais gout lors de la mort d’un des patients (une sorte de surimpression vacillante assez dégueulasse à un tel moment) ou qu’il nous accueille dans un tintamarre musical techno assez premier degré.

Ces vacillements étaient déjà à l’œuvre dans ses précédentes œuvres, qui peinaient à certains moments à trouver une distance juste avec ses sujets, à creuser au-delà de la fascination et à avancer de manière malhabile et nébuleuse dans leur construction.

Mais ces manques prennent ici une ampleur nouvelle et problématique au vu du sujet et si la connotation n’était pas si forte, on questionnerait le parti d’une hystérie face à la détresse, d’autant que cette contamination semble atteindre la construction entière : on passe les 10 premières minutes avec un personnage qui ne sera finalement pas le docteur que l’on suit, mais un infirmier, on alterne les scènes puissantes de captation de séance avec de longs moments où le psychiatre explique plusieurs fois sa vision des choses, etc.

Certes, cet élan et cette dispersion sont celles dont finit par souffrir Amal, qui n’arrive plus à faire front ou tient la barre alors que tout l’amène vers l’effondrement, et le sujet est si fort que la maladresse de ses cadres et sa réalisation ne l’entament pas. Mais on se désolé de voir un si beau motif si mal traité filmiquement. Faut-il vaciller ses images face à la folie ?

  • « Madame Hoffmann », de Sebastien Lifschitz

Drôle de choc de programmation, qui voit se succéder à État limite l’avant-première du nouveau film du golden boy Lifschitz (Les invisibles, petite fille, Casa Susanna, Adolescentes, etc.), qui suit une année dans la vie de Sylvie Hoffmann, cadre infirmière à l’hôpital de la Timone de Marseille.

Une année particulière, heurtée par le covid et ses conséquences sur le service et les patients, mais pas que. Une année de bascule, celle de la retraite à venir, pour cette femme en course qui a dédié sa vie à soigner les autres et soutenir son équipe, quitte à négliger les alertes comme cette surdité brutale due au surmenage. Une année de doute, donc : comment s’arrêter ? Comment savoir ce dont on a envie quand on a passé son temps pour autrui ? Et comment prendre soin de soi, alors que la vie se rappelle à nous dans sa fragilité ?

Alternant les séquences à l’hôpital ou avec son nouveau compagnon dans les Alpes autant que les témoignages face caméra de Sylvie Hoffmann, le documentaire de Lifschitz est comme le gant retourné de celui de Peduzzi. Une image travaillée, des plans longs et posés, composés, des instants de respiration où on discute avec les jeunes filles qui arrivent pour prendre le relais, où on rigole des conquêtes de l’une ou l’autre du service, des balades au bord du lac ou de la mer, on éclate de rire en retraçant le parcours de la mère de Sylvie, truculente bonne femme à l’humour ravageur face au désespoir, etc.

Cette ouate de douceur ne doit pas pourtant être prise pour de la naïveté, et à aucun moment le documentaire n’évacue la douleur, qu’elle soit de son personnage principal ou de ce qu’elle cache derrière son sourire. Ce sont les longs et beaux moments face caméra où Sylvie Hoffmann se confie, doute, craque parfois comme lorsqu’elle raconte la première fois qu’elle a vu une petite fille mourir quasiment dans ses bras et dont la dernière demande (« je peux aller faire pipi avant les soins ? ») la hante encore parce qu’elle l’a refusé.

Cette anecdote est bien plus que du détail : elle témoigne de ce bloc d’humanité radieuse qu’est cette combattante (toujours debout, toujours la banane dirait Renaud) acharnée, dans un monde de mort, où chaque patient peut à tout instant dériver et disparaitre.

Mais jamais, et c’est le miracle du film, le micro ne vient oublier le macro. A travers le corps (médical ?) de Sylvie, âbimé (la surdité, le cancer du sein qui guette comme une malédiction), au seuil de la retraite, les stigmates d’un autre combat. Celui d’un monde, lui aussi malade : celui du travail, de sa mutation, du sens que l’on parvient à donner à ce mot, à sa manière de détruire les corps.

Film solaire au milieu des drames, film de lutte, à sa manière et à son sourire, Madame Hoffmann bouleverse. Si l’ensemble est parfois trop maitrisé (rien n’y dépasse), l’élan de vie de Sylvie Hoffmann (longs applaudissements nourris à son arrivée à la fin de la projection) et l’incroyable délicatesse du regard emportent notre adhésion.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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