Dix ans que Dario Argento n’était pas repassé derrière la caméra. Après une décennie 2000 considérée un peu hâtivement comme une chute qualitative, au point d’avoir eu à essuyer des quolibets plutôt insultants, la projection cannoise catastrophique de son Dracula 3D marquait un irrémédiable point de non-retour. 10 années durant lesquelles ses exégètes passionnés (et certains thuriféraires opportunistes) ont œuvré afin que la filmographie du maestro soit reconnue à sa juste valeur. S’il paraît évident que Le Syndrome de Stendhal demeure à ce jour le dernier chef-d’œuvre d’Argento, il marque aussi la naissance d’un vrai malentendu vis à vis du cinéaste. Un peu à la manière d’un Mario Bava, à la dernière période marquée du sceau du morbide, débarrassée des apparats séducteurs du gothique, un Argento disparaît pour laisser la place à un autre, imparfait, constamment brimé par ses coupes budgétaires face à une industrie italienne du cinéma qui laisse peu de place aux auteurs, moins séducteur mais pourtant d’une grande richesse. On a reproché à Argento de ne pas être resté le cinéaste d’antan, plus indulgent avec un De Palma qui s’est davantage, pendant la même période, contenté de répéter en permanence les formules de son cinéma. Pourtant Argento a toujours voulu faire évoluer son cinéma – parfois avec une maladresse, de multiples scories – suivant aussi son changement de regard sur le monde, avec cet émerveillement perdu et ce désenchantement. Car le propre aussi de cette dernière période est aussi de se confronter à son époque. La réception pour le moins mitigée du passionnant de Suspiria de Luca Guadagnino a prouvé une chose : sa patte a tellement marqué le genre, qu’il est quasiment impossible de se défaire de sa figure tutélaire. L’annonce d’un nouveau film réalisé par le maestro (après l’abandon de son projet The Sandman avec Iggy Pop), coécrit avec Franco Ferrini (Phenomena, mais aussi Il était une fois en Amérique) revendiqué comme un retour au giallo et en grâce, fit saliver tous les cinéphiles.

Le sujet d’Occhiali Neri tient en quelques lignes. Une prostituée italienne (Ilenia Pastorelli), rendue aveugle par un tueur en série lors d’une attaque, recueille un enfant dont la vie a également été détruite par les actions du maniaque. Il va devenir son allié dans une lutte terrifiante pour se débarrasser définitivement du tueur en série…

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Ce qui frappe en premier lieu dans Occhiali Neri, c’est ce désir de célérité, de précipiter les choses, de tenter de tout raconter en 1h26, un parti pris inédit chez un cinéaste habitué à faire durer les plans. À l’image de son duo traqué, Argento n’a plus le temps. Court et efficace, le film semble paradoxalement porté par le hasard. L’errance des personnages, avançant littéralement à l’aveugle sans trop savoir où ils vont, les amène tour à tour à fuir, chercher une issue mais aussi rester, attendre. Le rythme accorde une place inattendue à la contemplation, dans un monde où tout va trop vite, le mouvement privilégié est celui de l’immobile, de la suspension. Il est désormais nécessaire de rester avec l’autre, de lui prendre la main, ou de profiter de la compagnie d’un chien. Cette importance accordée au vivant, à la nature, n’est pas neuve (en témoignent les conclusions de Phenomena ou Opera), mais c’est peut-être la première fois que cet attachement s’inscrit dans une « banalité » absolue, sans désir manifeste de s’évader du réel. Progressivement, l’œuvre du réalisateur s’est éloignée du rêve pour s’intéresser à une réalité décevante, qu’il trouve laide, et de laquelle il a souvent cherché à s’évader par le passé, telle Suzy arpentant les couloirs secrets de l’école de danse de Suspiria. Seuls les êtres aimants – bêtes et enfants – lui apportent du réconfort. Ici, il interroge une fois de plus le rapport à la bestialité humaine en l’opposant à une forme d’altruisme animal à l’instar de cette lutte primitive où deux chasseurs – quel choix ironique ! – tentent de venir en aide à l’héroïne poursuivie par le tueur avant de s’entre déchiqueter à terre comme des fauves.

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Contrairement au Sang des innocents, Occhiali Neri n’est pas tout à fait un retour aux codes du giallo. Si le premier meurtre, en forme de fausse piste, recolle à son esthétique fétichiste (gros plan sur des gants en cuir), c’est pour mieux en déconstruire immédiatement les ressorts. Le passage à l’acte est bref, surprenant, dénué de toute montée de tension ou de suspense, et la caméra s’attarde longuement sur la terrible agonie de la jeune femme sous les regards impuissants des badauds. La souffrance de la victime intéresse ici plus le cinéaste que la mise en scène du sadisme du tueur. Cette grande empathie envers une figure habituelle de scream queen dénote une bienveillance et d’une douceur de la part de Dario Argento. Débarrassé des gimmicks et des archétypes qu’il a lui-même grandement façonnés, il se concentre sur le cœur de son récit : les personnages. L’enquête est rapidement expédiée, l’identité de l’assassin révélée de la manière la plus démythifiante qui soit, la plus anodine, sans aucun lyrisme ni la moindre aura tragique. Juste un pauvre mec misogyne et frustré parmi tant d’autres, qui appartient bien à notre époque, celle qui met en lumière quotidiennement ses féminicides. Nul twist à attendre de ce scénario, le serial killer ordinaire n’aura même pas le droit à une célébration de ses méfaits comme art macabre.  Néanmoins, le film conserve du genre ce qu’il a souvent de plus excitant, sa poétique de la frontière, son sens de l’errance au sein des décors, son inquiétante étrangeté.

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Dès ses premiers instants, le long-métrage instaure une ambiance proche du surréalisme lors de la magnifique scène de l’éclipse solaire, prélude à la nuit qui envahira la perception de l’héroïne, comme un prolongement de sa solitude. Le cinéaste prend le détail de la relation bienveillante entre la petite fille perdue et la cantatrice d’Opera, pour en faire les figures principales de sa cavale nocturne teintée d’onirisme. La forêt lugubre, pleine de dangers, que Diana (malicieux nom de déesse chasseresse qui condamna Actéon à être dévoré par ses propres chiens pour l’avoir aperçue nue) et Chin doivent traverser, évoque les lieux de passage et de transition chers aux contes de fées. Dommage que certaines séquences soient juste survolées, que le réalisateur ne prennent pas davantage son temps par instants, à l’image de la chute dans un lac infesté de serpents ou la découverte d’une maison abandonnée. Dans Phenomena, Jennifer trouvait sa place marginale dans le monde grâce à ce don surnaturel de communiquer avec les insectes. Ici, le refuge dans la féerie n’existe plus même si régulièrement Occhiali Neri semble esthétiquement se réfugier dans les recoins d’une nuit panthéiste. Reste l’unique et banal réconfort d’un animal de compagnie aimant, pour vivre sa solitude. Le noir (la chienne de Diana s’appelle d’ailleurs Nerea), avalant peu à peu ses protagonistes, rejoint l’un des thèmes récurrents d’Argento : la vision masquée, tronquée et tout ce que les yeux ne peuvent clairement déceler. Voir sans voir, ou plutôt voir sans regarder. Ici, le visage du tueur se dérobe au regard du personnage de Rita, interprété par Asia Argento, trop éloigné ou masqué par la vitre de sa voiture.

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Occhiali Neri affiche une direction photo sobre, presque terne, à l’opposé de la vivacité des couleurs d’antan, avec un grain très éloigné de la définition numérique lambda. L’épure et la pénombre jouent en la faveur de l’atmosphère poétique des séquences nocturnes, qu’il s’agisse des intérieurs ou des paysages ruraux déserts. Argento excelle à filmer la détresse, le désarroi et l’inquiétude que ce soit en plan large sur des décors vides, abandonnés de toute vie, comme dans sa manière de filmer les visages. Il remixe ici son œuvre à l’ère du monde moderne. L’étrange plan d’introduction sur Rome, à la composition plate, sans relief, est un indicateur clair de son constat. Celui qui avait traité de la métamorphose de la capitale italienne dans Ténèbres, regarde le contemporain, son esthétique, avec dédain, rejetant sa laideur. L’image de la façade d’un hôtel luxueux renvoie immanquablement à l’immeuble d’Inferno pour mieux en contredire le sens : les bâtiments ont perdu leur magie, le désenchantement est généralisé. Il s’amuse même à faire surgir une lumière rouge monochrome, marqueur visuel fort de toute sa filmographie, qui n’a désormais plus rien de fantastique, et provient de sources visibles à l’écran. Le surnaturel laisse la place à une quotidienneté tristement cartésienne. Les images n’ont plus la nécessité d’être réellement marquantes ou impactantes et les intentions supplantent à proprement parler l’exécution. Parmi les points faibles des derniers Argento, les partitions fatiguées de Simonetti composant péniblement des mélodies synthético symphoniques, avaient la fâcheuse tendance à démolir les atmosphères visuelles. Ce que fait Arnaud Rebotini (alors que les Daft Punk furent un temps engagés sur le projet) relève purement et simplement de la renaissance. Le compositeur connaît suffisamment l’univers du cinéaste pour lui rendre hommage, mais aussi lui apporter du sang neuf, quelque part entre le Krautrock, la musique industrielle à la Einstürzende Neubauten et la techno.

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Le long-métrage affiche une vision atypique la prostitution, loin des représentations sordides. La mélancolie de Diana, son rapport au client plein de tendresse lorsqu’ils sont respectueux, se change en colère violente et salvatrice lorsque ces derniers agissent comme des violeurs. Le regard d’Argento n’a pas changé depuis ses débuts, spontanément féministe et épousant toutes ses causes sans avoir recours à la démonstration. Au cœur de ce métier sans joie, il décrit une héroïne du quotidien avec attendrissement et respect. Une véritable ode aux prostituées, débarrassée de tout jugement et de tout manichéisme. Le personnage principal, très crédible, très beau, très incarné, plein de rage, de désespoir, est également inspiré par la formidable Ilenia Pastorelli qui s’installe tout naturellement au sein de la galerie des émouvantes héroïnes argentesques. Sa réplique finale ( « Tu es ma seule amie »), peut d’ailleurs se lire comme une confession du cinéaste, de sa solitude et de sa peur du temps qui passe. Film testamentaire, Occhiali Neri suit le parcours d’une protagoniste, avatar fictif du maestro de l’horreur cherchant à retrouver une santé filmique décente tout en sachant qu’il ne pourra pas reprendre son piédestal.

Occhiali Neri – Copyright Pierrot Le Fou 2022

Fragile et bienveillant ce dernier Dario Argento, surprend par son absence de virtuosité graphique, jouant sur une forme d’effacement progressif, comme un fondu au noir sur son propre cinéma. On est d’abord étonné par ce peu d’enjeu narratif, tel un retrait du genre et de ses attentes, mais c’est en fait ce qui constitue son étrange beauté, attachée aux relations entre ses personnages, à leur errance dans la nuit, poursuivis par un assassin anonyme qui pourrait être n’importe qui. Il s’agit à la fois d’une idée très contemporaine traduisant le regard que le réalisateur porte désormais sur le monde, mais également l’aveu de l’amertume d’un homme et d’un artiste qui progressivement évoque sa disparition avec subtilité. Comme un chant du cygne, simple, modeste, sec, en un mot, bouleversant .

Disponible depuis le 24 avril sur My Canal.

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