Carlos Reygadas – "Post Tenebras Lux"

La première mouture de cette chronique est parue en mai 2013. A l’occasion du festival de Cannes, ARTE propose le film en replay gratuit jusqu’au 22 mai 2015, une occasion unique de lui (re)donner sa chance!

 

Bénéficiant d’un faible nombre de salles et d’une réputation de film difficile et / ou prétentieux malgré son prix de la mise en scène à Cannes l’an dernier, Post Tenebras Lux confirme pourtant le talent certain de Carlos Reygadas, particulièrement précieux dans une période cinématographique plutôt sclérosée.

 

Même si son distributeur français a préféré tabler sur une bande annonce mettant en avant l’expérience sensorielle pour le spectateur, soulignons d’emblée que Post Tenebras Lux n’est pas un pur produit de cinéma expérimental. Bien que fondamentalement poétique, il suit une narration relativement épurée pour qui acceptera de se balader entre rêve, souvenir ou pulsion. Focalisé sur une famille mexicaine aisée partie s’isoler dans « la pampa » (on ne saura rien explicitement des prétentions politiques ou philosophiques du couple), le film n’abandonne pas la structure narrative, il possède une « trame » et même des « rebondissements » : on peut en retranscrire une relative cartographie qui n’abandonne pas l’œuvre au simple exercice plasticien sur le mal insidieux. Ses personnages, sans être définis de A à Z, véhiculent nombre d’ émotions où chacun pourra se retrouver un peu, par fragments certes, mais avec une intensité rare.
L’effet de lentille qui accompagne nombre des images de Post Tenebras Lux a été très reproché à Reygadas pour son prétendu systématisme (ce qui n’est pas vraiment le cas puisque de nombreuses images en sont dépourvues). Si on peut l’interpréter comme un troisième œil, celui par exemple de ce diable rouge qui fait son apparition très vive par deux fois, on peut aussi le voir comme une sorte de vortex, un potentiel tunnel pour voyager dans le temps, entre deux dimensions. Une sorte de temporalité en forme d’« aspirateur » qui plonge dans l’inquiétude, surtout quand s’y arrête un instant un regard caméra. Cette lentille agit également comme un filtre qui rend les personnages et éléments à l’écran toute de suite plus fragiles. Il y a en permanence une menace et une inconnue qui plane, mais par cet artifice figuratif sans ambigüité, le statut de démiurge auquel se confronte tout cinéaste a au moins le mérite d’apparaitre crument, sans fard. Et de renvoyer l’image cinématographique à une fragilité primitive qui tient ici de tout sauf de la déstructuration.
Le hors-film, son extériorité, la représentation de ce qu’on ne peut pas voir et tout ce par quoi on ne peut agir : cela semble pour la première fois privilégié ici par Reygadas. Il en tire certainement quelques faiblesses dans sa volonté d’ouverture radicale (les scènes de rugby s’avèrent ainsi l’élément hétérogène qui s’impose le moins, comme un « contre-symbolisme » qui laisse deviner une certaine volonté artificielle d’agir sur le chaos du film). Mais ce qui reste globalement admirable, c’est que Post Tenebras Lux, s’il ne craint pas de chatouiller la grandeur esthétique et plastique, ne se révèle pas pour autant écrasant. Au risque d’exclure  il se permet de laisser au spectateur la possibilité de méditer sur la plupart de ses images, sans en faire un système.

Reygadas abandonne dans un certain sens la logique cubiste un peu démonstrative (même si virtuose) de Bataille dans le ciel, et l’unité, l’équilibre de la dimension spirituelle vus dans Lumière Silencieuse. L’image primitive de Post Tenebras Lux est littéralement une peur primale : l’abandon d’une petite fille dans la nuit et dans la nature, une séquence d’ouverture qui restera sans aucun doute comme l’une des très grandes sensations cinéphiles de l’année. Pas de repères, plus de père, ni mère ni frère pour l’enfant qui cherche pourtant à se rappeler les prénoms des siens comme dans une transe naïve, en même temps qu’elle déambule en s’enfonçant dans les ténèbres.

Ce film est très lié d’une manière générale à l’enfance, et plus précisément à toute une capacité psychique perdue. Même quand il se consacre à des adultes en perdition, la grande chose du film est en effet cette manière de voir « la vie comme un gamin », (une formule un peu déclamée comme une note d’intention lors d’un monologue, mais la scène sur fond de Neil Young est magnifique). Le film là-dessus est presque littéral dans sa construction finalement. A la fillette, dont la conscience encore élastique est à la merci de la nature, répond immédiatement une crainte intime du noir qui prend une forme plus expressionniste : celle de ce petit garçon qui, dans un appartement urbain voit passer à la porte de sa chambre le diable… Avec ces deux images inaugurales, on plonge graduellement dans la beauté cruelle de l’inquiétude, tout en gardant paradoxalement comme une réminiscence nostalgique, nous renvoyant à un regard sans opinion, émerveillé, en prise direct.

Comme en réponse à la scène d’ouverture du film, l’autre grande séquence onirique du film sera une plongée sans repères spatio-temporels dans un sauna libertin, où tout semble pouvoir arriver de salles en salles (et où, monstrueux cliché, on parle français). Paradoxalement c’est sans doute là que Reygadas réussit le mieux ledit regard « enfantin », celui de la découverte spontanée où se mêle encore une fois horreur et merveilleux. Et aussi une répétition de l’abandon initial, cette fois via l’ambiguïté du plaisir et de la peur mêlés, dans ce lieu et ces situations où le couple qui déambule, en particulier le personnage féminin, n’a pas de prise.
La question du mal pour Reygadas se base cette fois sur une terreur flottante et objective, perdurant en chacun dés l’enfance. Si elle brise les repères, elle semble bien être l’élément premier chez le cinéaste, elle phagocyte la cellule familiale, traverse les classes sociales, ramène l’humain et l’animal au même statut. De fait dans cet univers, le passage moral de bourreau à victime ne représente absolument rien, c’est une question sans fondement. Plusieurs logorrhées mentionnent les addictions à l’alcool et au porno, des sévices et transgressions sont évoqués ou se déroulent hors champs… Plus qu’un catalogue ayant un « propos » sur le monde actuel, c’est une ambiance faîte de magie malsaine qui prend forme évoquant parfois Bunuel mais en sur-amplifié, en période de haute-définition. Force est de constater que ce qui s’incarne ) l’écran est un enfer paradisiaque vu nulle-part ailleurs :  le cinéaste y puise des images d’une sublime cruauté, ses plus accomplies à ce jour.
En salles depuis le 8 mai 2013

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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