Pierre Clémenti 2.0, néo-Eustachien, post-dada, classe et inclassable, délicieusement envahissant, grâce de serpent, peau de caméléon, grand ramage, un peu mage et surtout comédien doué, Nicolas Granger nous a posé un ultime lapin dans cette vache nuit du 2 au 3 décembre qui l’a vu filer comme il a vécu : intense et imprévisible.
Nous, car malgré son caractère rebelle et explosif, le grand G, le Granger a su fédérer autour de lui une solide équipe d’amis et une cohorte d’admirateurs et surtout admiratrices, car avant tout, il était fichtrement doué.
Je m’étais autoproclamée « présidente du fan-club Nicolas Granger », une appellation que ne reniait pas l’intéressé, d’où cet hommage.
Nicolas était acteur comme le sont les dandys, les vrais, un poète tourmenté mais avec une dose salutaire d’autodérision, histrion, mais tendance morbide, un sale gosse qui n’avait de cesse de tester ses limites et celles de son entourage.
Il écrivait sa vie chaque jour ; à chaque rencontre, il se réinventait.
Nicolas était aussi et avant tout metteur en scène de sa vie et avait d’ailleurs fait des études à l’ERAC( l’Ecole Régionale des Acteurs de Cannes), pas seulement de comédien, mais aussi de direction d’acteurs. Il était capable de rentrer dans la rame d’un métro et d’y mettre en scène illico un petit spectacle dont les usagers devenaient les acteurs, avec un mélange de joie et de perplexité. Un métro, une superette qu’il pouvait transformer en palais des mille et une nuit ou un palais des mille et une nuits qu’il pouvait transformer en superette !
Il avait souvent l’intuition de son interlocuteur, ce qui lui permettait de se précipiter dans les bras d’un parfait inconnu en s’exclamant « Papa ! » ou de faire une scène à une étrangère et qu’il reparte avec son téléphone. Au théâtre, il s’est illustré dans diverses pièces de Pascal Rambert et au cinéma, (outre les films de Juliette Bineau, Benjamin Papin, Pascal Rambert…)particulièrement, dans Peine perdue d’Arthur Harari et Il est des nôtres de Jean-Christophe Meurisse où il a un monologue d’anthologie. Le trouble de ses partenaires cinématographiques ( Anne-Elodie Sorlin, Thomas Scimeca & Thomas de Pourquery…) est réel, car le Granger produit alors ce miracle rare et casse-gueule d’improviser en direct. https://vimeo.com/75379169
(Photos de Philippe Lebruman: avec ses partenaires de jeu : Anne-Elodie Sorlin ; Thomas Scimeca)
Son appétence pour le monologue qui le faisait parfois furieusement ressembler au Jean-Pierre Léaud de La Maman et la Putain, témoignait d’une soif intarissable de mots, quitte à saouler son entourage.
Il était la sentinelle qui empêche de dormir, l’ennemi de la tiédeur et des compromis. Un passeur gentiment tordu, un médiateur qui crée un puzzle dont il camoufle certaines pièces, comme Harari a su joliment le capter dans son moyen-métrage, qui valut d’ailleurs à Granger un prix d’interprétation au Festival de Vendôme.
Pierre Clémenti pour le côté inquiétant, facette que ce sombre joyau n’avait de cesse de ciseler, un joyau joyeux, rompu à l’humour noir. A l’aise dans le malaise qu’il pouvait créer et dissoudre d’un claquement de doigts de Monsieur (Dé)Loyal. Meneur de jeu d’un cirque dont il dirigeait toutes les figures : le clown mauvais, le fakir inversé, le charmeur de serpents, donc de lui-même, car comme les reptiles, il avait une vision à 360° qui lui permettait de scanner son entourage en un temps record, puis de serpenter en conséquence. Parfois, les 96 paires d’yeux se faisaient la malle derrière une paire de lunettes de premier de la classe.
Le beau ténébreux émacié, tout de noir vêtu, muait alors en étudiant d’Oxford.
Chemise immaculée sous un pull en V de tennisman, le verbe rare, attentif, il contrastait de façon saisissante avec la personne la plus souvent rencontrée.
Et il y en avait encore beaucoup d’autres Granger qu’on aurait aimé voir déborder des écrans parfois trop petits, de rôles gentiment modérés qu’il aurait déformé avec une acharnement kamikaze, de personnages caractérisés avec une modestie qu’il aurait rendu immodestement caractériels.
Parce qu’il était « bigger than life », peut-être le cadre convenu était trop étriqué ?
Gageons qu’il a été jouer sur un plus grand écran, là-haut, là-bas, ailleurs… Higher.
Xanaé Bove
Il a fallu que tu t’en ailles
Nicolas Granger s’en est allé, ce vendredi 2 décembre 2016. Acteur de 40 ans, ayant traîné sa grande silhouette chez de nombreux jeunes réalisateurs (Arthur Harari, Jean-Christophe Meurisse, Benjamin Papin, …) son absence creuse une béance pour chacun qui l’a connu ou vu, de près ou de loin.
(photo de Balthazar Maisch)
Il était apparitions et disparitions, mais toujours une présence, et la sensation pour ceux qui le virent au cinéma ou le croisèrent dans la vie, qu’il était naturel de le connaître. Il avait la classe, Nicolas, le regard perdu dans le vague, qui se posait parfois sur vous avec sévérité, tour à tour enjôleur et capricieux, rieur ou subversif. Envahissant, parfois, oui, et n’est ce pas cela aussi qu’il faut savoir être au cinéma ? Ne garde-t-on pas trace de l’envahissant de l’image, imprimé sur nos rétines pour toujours, collé à notre mémoire comme le firent si bien d’autres grands acteurs de la génération précédente ? On a cité Pierre Clementi, on a parlé de son jeu eustachien, ou bressonien au sujet de Nicolas Granger. Disons simplement qu’il était Nicolas Granger.
(photo de Balthazar Maisch)
Entre ses venues à Paris et ses retours dans son sud-ouest natal, il continuait, pas à pas, à habiter les films de jeunes auteurs au talent sûr, à prendre corps dans des pièces singulières, dans des espaces où la parole pouvait se déployer. Sa fragilité, sa spontanéité, et sa grande capacité à rire aussi, à moquer parfois, espiègle, faisaient de lui une figure singulière dans le cinéma français. Et rare, bien trop rare. Derrière le visage émacié, le sourire immense et un brin goguenard, derrière un physique d’aigle magnifique, on sentait que quelque chose bouillonnait. Ses mots étaient précis, vifs, et il ne cachait pas les chercher parfois. Ils vous donnaient l’envie de vouloir poser un coude, la tête dans la main, pour laisser aller les pensées et les images que ses mots et son jeu provoquaient. Le lendemain de sa mort, une scène mémorable circula sur la toile comme un ultime hommage de ceux et celles qui ne voulaient pas encore y croire : Anne-Elodie Sorlin, Thomas Scimeca et Thomas de Pourquery entourent Nicolas Granger dans Il est des nôtres de Jean-Christophe Meurisse. Nicolas raconte sa vision surgie dans un train de l’amour partagé, « jusqu’à la mort ». Monologue imprimé de son phrasé si particulier, de sa voix modulée, regard perdu dans ses propres souvenirs. Tout ce que Nicolas mettait dans ses rôles, il le devait à son talent d’être au monde. Il y avait d’abord sa voix, cette voix sourde et profonde, l’une de ses forces : on pourrait se demander comment avec une voix pareille, quelqu’un peut-il céder face à la violence du monde, à la précarité, à la peur de ne pas trouver sa place, comment avec une voix pareille, ne peut-on s’évader de la prison à ciel ouvert que notre société nous promet jour après jour ? Créer, écrire, trembler d’exister, défier le néant, Nicolas Granger était de celles et de ceux qui luttent, intelligemment.Sa voix, son corps, la façon dont il avait d’habiter chaque espace, faisaient rempart contre les peurs qui nous étranglent. Jusqu’à Facebook – ça peut paraître anodin, mais dans notre monde saturé, il fallait du talent pour rendre intelligent ce réseau social qui nous tombe des mains, du talent pour amener la poésie dans ses interstices. De l’exploration d’un texte à une image, de cette manière dont il ouvrait des univers insoupçonnés, de ses dessins à sa production poétique, tout imprégnait son jeu. C’est emmerdant, parfois, d’être doué. Nicolas Granger avait besoin de plus d’attention. Sa disparition nous rappelle la fragilité de l’émerveillement, de la rencontre, du jeu. Jouer, avec tout ce qui se présente, aller au bout du jeu, quel que soit l’endroit où nous sommes.
(Photo de N.G : Philippe Lebruman)
La constellation de son art d’exister se dessine désormais dans le reflet que lui renvoie sa famille de cœur et de cinéma : textes, enregistrements, carnets, images d’un film en devenir, tant de projets qui racontent combien l’on peut toujours rendre vivace le désir, le tenir à bout de bras, combien la fièvre et l’appétit de reconnaissance ne sont pas seulement des chahuteurs, mais aussi des catalyseurs. Sa capacité à être parmi les hommes était sans nulle pareille : entière. Aujourd’hui, être entier, c’est prendre un risque, celui de se brûler, celui d’être brûlé. Sa fragilité était garante d’une capacité à être au monde. Survolté. Entre deux eaux, sans toit, ou avec mille. Être poète dans la cité est un art bien difficile. La solidarité, la rencontre, voilà ce que Nicolas Granger faisait traverser. Soyons honnêtes, si de son passage trop bref sur cette terre nous devions retenir quelque chose, c’est bien cette manière d’ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure. Hyperactivité, fébrilité, exigence, contradictions : poète, comédien, un tiroir à histoires, Nicolas Granger aurait pu habiter bien des films, bien des plateaux, qui auraient cédé devant son regard impertinent.
Lorsque j’appris la mort de Nicolas, je décidai de relire « L’immortel », première nouvelle de l’Aleph, de Borges. En voici quelques mots, pour un dernier hommage à celui qui continuera à hanter nos mémoires avec délectation :
« Être immortel est insignifiant ; à part l’homme, il n’est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, l’incompréhensible, c’est de se savoir immortel. (..) Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes. Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon et je suis monde, ce qui est une manière fatigante de dire que je ne suis pas.
(…) Quand s’approche la fin, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort. »
Sarah Mallegol
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