« L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford » : Le spleen du mort-vivant

Suite du focus Andrew Dominik à l’occasion de la sortie de cette oeuvre majeure qu’est Blonde. C’est à Jesse James que David Fonseca s’intéresse ici tout particulièrement, parcourant les deux mondes à leur frontière, entre celui des vivants et l’au-delà.

Mi-hommage, mi-tombeau. Tout le cinéma d’Andrew Dominik. Une absurdité ? Tout ce qui n’est pas pétri de contradictions est destiné à mourir. Andrew Dominik en suit la mécanique. Il filme la disparition d’individus pétrifiés de leur vivant, leur mythologie constitutive d’une certaine Amérique. Contradiction ? Le cinéaste en fait plutôt sa manière comme sa matière. Contre les identités plombées, les gravités opiniâtres des registres, il déplace les séries. Il est autant fasciné par les genres (biopic, polar, néo-polar, western) que prompt à leur dresser un linceul de givre où termine sa furieuse trajectoire Marilyn dans son lit blanc. Reste quoi, dès lors, sinon l’élégiaque pour moteur, signifier la mélancolie des mort-vivants. Jesse James. Comme un grand bruit hasardé, le célèbre hors-la-loi, dans la filmographie d’Andrew Dominik, vient fermer les portes du fabuleux rêve américain, celui du grand Ouest. Au pays de Hawks l’action ne servirait plus à rien. Inutile d’aller à cheval, la nouvelle frontière est depuis longtemps demeurée interdite. Elle s’est arrêtée, un jour de guerre civile, fracturant un pays, schizophrénant les types, laissant sa trace indélébile, cicatrices sur le corps de Jesse, stigmates des États-Unis. L’homme nouveau, celui de l’Amérique, y est depuis un mort en sursis. Andrew Dominik filme son fantôme. On cite volontiers les frères Coen, Lynch, Scorsese, Tarantino, pour rendre ces spectres. On oublie Romero en train de les filmer chacun avec la caméra de Dominik : plus d’humour, plus de vie dans ce cinéma, des genres dégenrés, pour des personnages dérangés (Chopper, Cogan, Jesse James, Marilyn, faudrait-il ajouter Nick Cave ?). Andrew Dominik, descendant du dernier Ford encore ? Le survivant de Romero, toujours : lorsque Brad Pitt/Jesse James arrive chez l’un de ses comparses, un encadrement de fenêtre le saisit, une photographie de la légende mais qui devient aussitôt fantôme, des fondus sur son parcours le jalonnant. Un cinéma zombie, un cinéma de zombie.

À l’élégante photographie hivernale de Roger Deakins, la beauté dans ses tons ocres qui font la poussière de l’Ouest, le Jesse James d’Andrew Dominik substitue pourtant le huis-clos aux grands espaces. Mais le monde ne se referme pas tant sur Jesse James. Jesse est d’emblée un personnage barricadé, qui meurt d’inanition. Rendue par la beauté engourdie des images autant que par la dilatation du temps et son resserrement sur une époque restreinte de sa vie, la dernière année de son existence, le film dessine alors une sorte de fruste paradis perdu, celui de l’Amérique en quête de sa chimérie. C’est que l’Amérique, celle du mythe, n’a pas encore existé chez Andrew Dominik. L’Amérique n’est toujours pas un pays, dira plus tard Cogan, le personnage de Brad Pitt répondant à celui de Jesse. Elle est à naître pour s’être tant de fois avortée comme Marilyn. Et c’est pourquoi elle a tant besoin de mythes pour se soutenir de ses fantômes que filment Andrew Dominik.

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Jesse James est le porte-drapeau de ce cinéma, un film de mort-vivant. Des champs enneigés y sont foulés par des silhouettes noires, personnages vacillants vus à travers d’épaisses vitres dépolies dont Jesse serait le stalker. Un être déclassé, rejeté par l’Amérique des vainqueurs, celle du Nord, un homme qui seul en connaîtrait les pièges, en perpétuelle mutation. Autant dire un spectre pour en traverser les dangers. C’est que Jesse James n’a jamais été ni tout à fait vivant de son vivant (il est déjà mort avant sa mort dans le film, annonce son titre), ni tout à fait mort depuis sa mort (il est un mythe). Ni l’un ni l’autre parce qu’insaisissable, dit le narrateur en ce début de film : « Ses enfants connaissaient ses jambes, sa moustache, qui leur piquaient les joues. Ils ignoraient comment leur père gagnait sa vie, et pourquoi ils déménageaient si souvent. Ils ignoraient même le nom de leur père », tout comme Marilyn ne connaîtra jamais le sien. « Sur le registre municipal », l’homme ne figure pas sous le nom de Jesse James, mais de « Thomas Howard ». Et l’homme de traverser, dans un deuxième plan du film, une rue, montré de dos, comme s’il n’avait jamais eu de face, Marilyn, autant, dans un dernier plan lui répondant, de n’avoir plus de visage, elle qui le cherchait tant. Jesse James/Marilyn dont tout le monde parlait, que tout le monde ignorait. Jesse James/Marilyn, de leur vivant, soldats inconnus de la légendaire Amérique qui s’est construite sur l’autel de leur sacrifice.

S’intéresser à leur légende, à La légende. Mais comment donc en faire le récit quand la légende est elle-même wanted ? Quand la légende est trouée ? Ce que filme Andrew Dominik : non pas le réel, qui ne l’intéresse pas, mais les images qui font ces légendes, qui  deviennent fantômes tout comme les personnages qui en sont les effigies dès qu’Andrew Dominik les filme. Une recherche esthétisante qui, chez lui, confinerait selon ses détracteurs à une suresthétisation, quand Andrew Dominik s’efforce d’épuiser le régime moteur des images pour en montrer tout l’artifice. Les images, il les zombifie autant que ses personnages sont nécrosés.

Jesse James est ainsi un pod, un revenant du cinéma de Don Siegel, lémure de ces Body snatchers prenant la place des êtres humains dans des cosses. La substitution a eu lieu un jour. Elle s’est soldée par une liquidation. Lui, pod, au pays de la libre entreprise de soi, homme privé de son énergie. Renvoyé à un état purement végétatif. Atone. N’obéissant qu’à une série de réflexes, de routines plutôt, à l’instar de Marilyn, photographié par le piège de la répétition. Mû par l’unique instinct de survie. Jesse James est l’homme dénué de passions. Agi par un programme fantasmagorique. Le petit-fils vaudouisé de Tourneur.

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Un monde de gisants. Même l’air que Jesse respire est hypocondriaque. Tout est malade. Dans cette Amérique coupée qui lui fait une balafre, il passe du sur-régime au sous-régime. Ce qui ne change rien. Qu’il soit au-dessus ou en-dessous, il s’agit toujours de la même situation dispersive de son énergie. La seule différence, tout se passe en cause continuelle d’allers-retours : Jesse James, assis dans un rocking chair, qui va, qui vient, pour ouvrir le film. Dans un mouvement sans but. À ras-de-terre, dans un ballet d’essuie-glace. Les mêmes choses et mouvements, indéfiniment, aux mêmes heures. L’Amérique lui a défait l’espace et son intrigue. Elle l’a placé en situation d’inaction permanente, qui crée sans doute du mouvement, mais à perte. Il n’y a plus que du plat dans sa vie. De l’horizontalité. Le temps qui passe, mais sans aucune aiguille qui en laisse la trace.

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Andrew Dominik déconstruit ce faisant ce qui fait la matière d’un récit, John McCabe revenu d’entre les morts. Un récit, au sens classique du terme, est tenu tout entier par les bornes du sensori-moteur (Deleuze) : situation – analyse – action. Soit pour modifier la situation initiale, soit la maintenir, soit l’ébranler. Mais agir. Agir. Il faut agir pour espérer faire quelque chose de ces bouts de bras. Monde du sens et de la causalité. Monde sur lequel chacun pense avoir prise. Des griffes sur le quotidien de l’Amérique. Même de Niro, dans Taxi Driver, avant de déboîter de son taxi comme il sort de son crâne, essaie encore de se convaincre que tout est possible. Aborde une fille, nourrit quelque ambition. Et même dans ses révoltes, lorsque tout s’est enfui, ne se rase pas complètement la tête. Une crête lui demeure. Quelque sommet sur la tête pour rester dans la hauteur. Encore un Homme, même si c’est une moitié, même si c’est un Indien, un chien qui revient de l’enfer vert. Mais quelque chose qui respire. Jesse James a aussi du napalm au fond de son veston pour s’aérer l’esprit. Sa bombe H. Sa bombe personnelle. Avec l’espoir que le temps ne retrouvera rien de ses restes. Mais l’Amérique lui a biffé le moteur. Ne lui a laissé que du sensori. Installé dans le monde de la conscience du temps qui passe. Lui amputé de sa part motrice, projeté dans un univers purement sonore et optique. Les conséquences ? Sa vie y a perdu sa continuité comme l’Amérique son unité. Le règne des ruptures insensées advenu. Le montage défait.

Or, un affect qui n’a pas trouvé d’objet à sa mesure, qu’il s’agisse de l’art pour Marilyn, d’un contrat pour Cogan, d’une revanche pour Jesse, son devenir est la folie. Elle sera toujours là. Jusqu’à la fin, cette folie Nul échappatoire. Pas besoin de prison. Jesse est déjà mort. Une image. Rien qu’une image. L’Amérique lui a rigidifié les membres de son vivant. Cette Amérique, c’est la mort instillée. Un bois sec et cassable en guise d’os. Jesse James se sent stérile. À l’étroit dans cette Amérique barrée. Occupant tout l’espace. Rien ne peut plus entrer dans cette image. Pas même lui. Sa seule liberté, construire sa geôle, qu’on le laisse tranquille dans sa propre tôle. Jesse James est un humain de paille. En attendant de cramer à la fin du film, lui reste pour seule possibilité d’aller et venir dans les poumons du temps, ces couloirs qui n’en finissent pas.

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Jesse James, être à la frontière de la vie comme de la mort, oscille alors entre temps lent et le temps court dans le film. Lenteur et vitesse. Tout comme débutait Chopper, que se termine Blonde, Jesse James s’ouvre par un procédé technique, un timelapse, qui introduit d’emblée à la problématique d’Andrew Dominik comme à sa cinétique pour exprimer les dimensions hors-norme d’un pays. La rapidité (du feu de Jesse, de son ascension) contre la pesanteur de son destin ; la célérité de l’exécution des tueurs à cage de Cogan versus leurs discussions bavardes. La vitesse, le flux, la circulation (de l’argent, des armes, de l’information [Jesse James, Blonde] : la vitalité du décapitalisme de l’Amérique des vainqueurs qui ne laisse que des têtes joncher le sol. La lenteur, la pesanteur du passé, l’Amérique des vaincus, celle de la chute, autant l’apathie d’un système qui provoque l’engourdissement des individus, diastole/systole, un rythme singulier pour plonger ses personnages dans les contra(di)ctions du cœur de l’Amérique. Longueur/raccourci : 2H40 de film qui sont pourtant contenues dans ses trois premières minutes gestatrices, dont le reste du film ne serait que le dépliement.

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Timelapse, soit créer un décalage de temps, dans le temps, entre le mythe et l’histoire. Un procédé qui consiste à filmer avec une vitesse plus faible, avec un nombre d’images par seconde moins important que le débit qui sera utilisé à la projection. Paradoxalement, le film visionné se déroulera en vitesse accélérée pour le spectateur : la vitesse exprimée par la lenteur. Décalage. La fureur de vivre de Jesse James autant que de Marilyn exprimée par une philosophie slow. Aucune scène d’action n’ouvre le film. Jesse James, hors-la-loi hors-sol pour ne pas reconnaître cette Amérique des non-confédérés, à l’action déceptive. La gâchette du tueur remisée. Contre toute forme de vitalité, dans les première images du film, la vélocité de Jesse James est contrariée par la position de son corps. Assis dans ce rocking chair, donc, en un mouvement de va-et-vient, le mythe est aussitôt défait. Jesse James n’aura pas besoin de tomber de cheval comme le héros tardif peckinpien. Il n’a déjà plus sa place dans un monde de disparus.

Jesse James, au centre de l’image, est ainsi traversé par le temps. Il contient en lui le tic-tac de son principe destructeur. Personnage horloge, dans les premières secondes du film, première révolution, Andrew Dominik entend filmer la vie fulgurante de Jesse James en sa dernière année mais comme s’il était déjà éteint. Un principe repris dans Blonde : filmer l’incandescence de Marilyn, tout ce feu blondien, à la lumière pâle de son visage, son blond peroxydé comme si cet être s’était déjà consumé.

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Contre l’idée même de l’Amérique qui s’est faite en allant sa pente, celle des premiers colons qui se sont déplacés dans le temps et dans l’espace, d’Est en Ouest à la conquête de leur humanité, pour se faire homme, c’est-à-dire, en se frottant à l’hostilité de l’Ouest, à sa frontière, devenir des américains, de cette épopée, chez Jesse James, il ne demeure rien. Jesse James n’est pas un point en mouvement dans son univers ; il ne se déplace pas ; ne va pas d’un point A vers un point B, malgré ses pérégrinations à cheval. Illusion du mythe du self-made-man comme d’un pays qui serait à soi seul sa loi. Jesse James est un point immobile transpercé par le temps. Il n’y a que le temps qui passe dans le film et lui qui attend. Qui attend la fin. Jesse James ne cesse pas d’attendre cette fin. 2H40 de film pour dire que c’est long cette fin à venir quand Jesse, sur son rocking-chair, sait que c’est déjà fini. Il n’y aura donc pas de résolution dans le récit. Le problème de l’Amérique n’est pas un problème à résoudre, mais à dissoudre. Chez Andrew Dominik, les individus ne font aucun progrès. Ils n’avancent pas tout comme le récit se trouve pris dans un état de banquise mental.

Traversé par le temps, une balle lâche qui ne sera pas perdue, Jesse James est alors déplacé dans le cadre en ce premier instant : non pas filmé de face, comme il se devrait pour faire image, mais filmé de trois-quart. Comme si du centre manquait une partie, visage tourné en arrière, Jesse regarde par une fenêtre, en quête de ce qui lui manquerait, au son d’une musique rythmée par le retour de quatre notes identiques jouées au piano. Une image immobile, une photographie, mais une photographie impossible, dont les contours sont flous. À l’instant de vouloir saisir l’essence même de Jesse James, la photographie le dessaisit. Serait-on prêt à croire un visage (celui de l’Amérique, il va sans dire)  qui comportera toujours la moitié d’un traître ? Comme si d’un portrait ne demeurait que des fragments qui s’efforceraient de dire la vérité d’un homme-continent au son d’une voix-off omniprésente qui le désubstantifie à mesure qu’elle s’efforce d’en faire le récit.

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L’histoire de Jesse James, qui s’inscrit dans le genre du western, en reprend ce faisant le code emprunté au Liberty Valance de John Ford, soit l’histoire d’une légende racontée par un observateur prétendument objectif, un journaliste dans le cas de Liberty, un narrateur dans celui de Jesse James. Mais quand John Ford imprime l’histoire par la légende, qui donne toute sa consistance à ce qu’écrivait Cocteau : l’histoire est du vrai qui se déforme, la légende du faux qui s’incarne, Andrew Dominik défait la légende par la rétrofiction à travers la déconstruction du mythe de l’Amérique pour n’en laisser que les briques.

Dans L’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford oppose l’Est cultivé à l’Ouest sauvage, un Est qui se construit par le droit, incarné par le personnage du sénateur Stoddard (James Stewart). Ce dernier, venu dans l’Ouest finissant rendre visite à son vieil ami le shérif Doniphon (John Wayne), y apprend à lire aux autochtones, leur fait réciter tel un poème la constitution des États-Unis, l’Est confronté à l’Ouest en un choc des civilisations, choc intra-muros/intra-civilisationnel (contrairement à la thèse de Samuel Huntington), l’Est versus le mythique Ouest et son cow-boy, dirait la Cour Suprême des États-Unis. Ce faisant, John Ford filme la fin de l’idéalisme américain, plutôt, d’un certain idéalisme, de cet Ouest légendaire, au moment où se construit l’espace démocratique américain par son aile Est. Cette opération de bascule, de l’Ouest vers l’Est, est incarnée à l’écran, dans le film de Ford, par le journaliste des lieux qui, à propos de la mort de l’ennemi public n°1, Liberty Valance (Lee Marvin), préfère finalement imprimer une légende, celle de sa mort de la main du sénateur (qui n’a jamais pris d’autre arme que la constitution des États-Unis) tandis qu’elle l’avait été, en vérité, de celle du shérif Doniphon. Ford, toutefois, se déprend du film à thèse, qui en fait une œuvre tellement précieuse, car Ford ne s’y insurge pas de ce mensonge mais montre à l’image, au contraire, combien ce mensonge est utile, combien le nouvel homme démocratique a raison de dire faux plutôt que vrai, procédant à un véritable coup d’état de droit, ce mensonge permettant de faire tenir ensemble la communauté, ce récit étant plus beau, et donc plus facilement dicible et audible, recevable par le public, que celui d’un homme, un shérif, qui n’aurait fait que le métier.

Cette mythification est une mystification. Ce conflit entre deux Amériques est résolu de manière bien différente chez Andrew Dominik. Chez Ford, tandis qu’une Amérique, celle de l’Est, tend à prendre le pas sur une autre Amérique, c’est en proposant toutefois un mythe (la légende de la mort de Liberty Valance par le sénateur Stoddard) contre un autre mythe (celui du vieil Ouest finissant). Mais à choisir le corps de Jesse James pour parler de l’Amérique, lui qui est un « sudiste loyal », Andrew Dominik entend décélébrer ce mythe fondateur, comme si d’un corps, d’un pays, il n’en avait filmé que la moitié. Le corps de Jesse James, c’est cette Amérique qui refuse le mouvement pendulaire du temps comme le voyage dans l’espace : comme ces colons partis de l’Est vers l’Ouest, Jesse James n’entend pas y retourner.

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Crépusculaire, donc, le film d’Andrew Dominik ? À raison, car à n’être qu’une moitié d’Amérique,     « un guérillero d’une guerre civile sans fin » ajoute le narrateur, Jesse James ne peut être qu’un être fragmenté, des seuils, à la frontière, un mort-vivant, mort vivace encore aujourd’hui politiquement en Amérique.

Timelapse, finalement. Ce ciel, qui avait commencé clair, à l’aube dans le film, se termine sur un ciel « bas et lourd qui pèse comme un couvercle » en fin de film. Un soir de crépuscule rougeoyant, qui brasille haut, comme si le ciel avait enfin touché terre, les faux espoirs de l’Amérique enfin vaincus, dessinant un long corbillard de feu qui défile lentement à l’horizon, Jesse James, à l’arrière-plan, campé dans le sol, plantant dans la tête des États-Unis le drapeau noir de la désespérance et son compagnon, la rébellion des zombies-réunis.

Définitivement, Andrew Dominik entend témoigner de l’histoire de l’Amérique à partir de ses images constitutives, l’Amérique s’étant façonnée ainsi un portrait autant qu’un idéal de vie. Mais comme il s’agira de raconter une histoire à partir d’un matériau rapporté, des images, ce témoignage chez Andrew Dominik ne dissimulera jamais qu’il ne pourra être autre chose que de seconde main. Ce sera une histoire racontée par un amnésique. Un témoignage, donc. Ce sera bel et bien un témoignage. Il faut bien un témoignage pour parler des désordres de l’histoire dans un pays. Pour y remettre de l’ordre ? Impossible, dit Andrew Dominik. Un témoignage est toujours incomplet. Un témoignage appelle toujours une confrontation. Témoigner, c’est planifier une illusion dans les moindres détails. L’histoire de l’Amérique : inachèvement d’un labyrinthe en train de s’écrire et de sinuer entre les gisants dressés. Avec le songe-creux, l’érudition des ténèbres. Une immense basse-cour où vont et viennent les idées blanches, les idées grises, leur chamaille, deux Amériques.

À ce témoignage constitué à partir d’images lui manquera donc toujours des images. Pour un pays qui s’est constitué à partir des images, les possibilités sont infinies. Des images, il y en a des milliers. Des milliers d’images qui se font chiffres incompréhensibles à mesure qu’Andrew Dominik les approchent et les combinent. Qui possèdent leur code qu’il faudrait craquer en permanence. Un témoignage comme un code secret qui recouvre ce qu’il dit, qui cache ce qu’il formule. À jamais demeurera informulable l’énigme des personnages qu’il filme comme de cette Amérique. Rien ne pourra jamais être dit qui en lève le voile. Car il n’y a rien à révéler. Le voile ne dissimule pas. Aucune réalité ne se trouve apprêtée derrière, attendant impatiemment son heure. Le voile ne cache pas chez Andrew Dominik. Il montre. Il montre qu’il est fait de quoi sont constituées les vies de chacun : si fin qu’on puisse espérer le lever pour y découvrir sa vérité, si étendu qu’on n’en parcourra jamais toute la géographie en ses nombreux plis.

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