Black Hair est le film qui a eu la lourde tâche d’ouvrir cette semaine la rétrospective Lee Man-Hee à la cinémathèque française, un beau pari évènementiel pour faire découvrir l’historique encore à défricher du cinéma sud-coréen… Et puis une promesse faîte au cinéphile de découvrir un artiste majeur jusqu’ici non diffusé dans nos contrées a toujours eu quelque chose d’excitant. Une chose est sur : Jean-François Rauger, le programmateur de ce cycle est très enthousiaste quand à cette œuvre et ce metteur en scène.
Présenté dans une copie HD issue de la restauration numérique du Korean Film Archive, Black Hair a visiblement beaucoup souffert au fil des années. La première bobine en particulier qui malgré le travail effectué comporte à jamais des manques qui se traduisent directement à l’écran par quelques minutes très saccadées. D’autres morceaux du film ont-ils été perdus ? Au vu de certaines ellipses audacieuses du film et de quelques cuts bien abrupts, on peut se poser la question et ne pas seulement tout mettre sur le compte de la modernité ; il serait à ce titre passionnant d’en apprendre plus sur tout le travail aujourd’hui effectué pour sauvegarder tout ce qui se peut de la production intensive des sixties coréens. Il semble hélas que certains films de Lee Man-hee soient à jamais perdus.
En 1964, le metteur en scène a livré pas moins de six longs-métrages, un rythme stakhanoviste forcément impressionnant. Pas le temps de respirer et Black Hair s’ouvre dans le vif du sujet, avec un dialogue introductif très sec et une séquence générique vraiment étrange. Un chef de gang donne rendez-vous à celui qu’il fait chanter et piège ce dernier : deux personnages s’approchent l’un de l’autre dont un gangster flamboyant qui sera le héros très vite déchu du film. Les lèvres bougent mais on n’y entend pas une ligne de dialogue, le montage et la musique font tout. Passé ce premier segment pas loin de Fuller ou de Suzuki, le film change cependant radicalement de ton.
Le saut immédiat et radical dans le mélodramatique écrasant laisse une question en suspend : est-ce une velléité particulière unique du cinéaste, ou répond-il à un programme d’exploitation visant différents types de publics ? Car Black Hair lorgne clairement à la fois vers des audiences populaires masculines et féminines en cherchant à nourrir la violence et le drame passionnel ; mais il verse aussi son dévolu sur un public plus jeune avec quelques personnages secondaires un peu inutiles ainsi que quelques séquences franchement décalées au milieu du reste, s’attardant dans des boites très « swinging» ou sur un certain bucolisme étudiant…
Derrière la mèche de cheveux noir…
Est-ce le surmoi du réalisateur lui-même cherchant à transgresser un système surcodifé et paternaliste ? Lee Man-Hee ne conduit pas vraiment un récit dans Black Hair, il pousse plutôt à bout des situations archétypales très ciblées, qui en étant surgonflées forcent le cadre initial à révéler son artificialité… Place alors est ouverte pour l’abstrait et la douleur des différents personnages. Lee Man-hee n’exécute pas cette déviation du film de genre en y introduisant une attitude pop ou décomplexée : il se révèle au contraire attaché à un premier degré quasi sanctificateur, lié à l’intensité de chaque séquence, comme s’il fallait insuffler à tout moment une certaine gravité, pour donner sens.
Black Hair est ainsi par moment assez pesant, tout aussi impressionnant soit-il par certains aspects… On comprendra combien peut-être passionnante sur le plan analytique cette idée du gangster piégé par son propre code et qui refuse de le renier, sombrant dans une hystérie de masochisme et de culpabilité sans doute très viscérale dans le contexte social de cette période. Mais au-delà de ça, une certaine lourdeur est bien palpable, celle d’un film qui reste malgré tout lié indéfiniment à ses carcans plus qu’il ne s’en libère ou les fait voler en éclat.
Film poisseux, absurde et fataliste, Black Hair pourrait ressembler à une peinture exécutée sur un mur de prison. La liberté s’y refuse, mais on y chante avec désespoir son manque, comme dans cette étrange scéquence où l’ancien couple se réfugie loin de l’urbain pesant du film, dans une maison de campagne. Si une place sublime est donnée ici à la femme et aux perdants, on y rejoue aussi pourtant très naïvement le vieux sauvetage de la fille perdu par l’honnête chauffeur de taxi, comme dans le plus usé des mélos…Est-ce seulement du à l’auteur encadré et victime ? Lee-Man-hee et ce qu’il désire faire ne gagnent-ils pas au fond plus de choses qu’il n’en perdent de l’amour dans le noir, de gants de cuir transpercés au couteau, ou de tous ces hors-champs improbables (la séquence d’immolation) ?
C’est comme chanter l’ échec de la fiction tout en portant avec ostentation ses habits (voir ainsi le climax assez hallucinant). L’ expression de la transgression y lorgne plutôt du côté des abymes et de l’opacité et il faut que le malaise s’exprime intensément pour pouvoir se sentir vivant…ce qui n’est pas si éloigné de ce qu’on connaît de tout un ensemble du cinéma sud-coréen d’aujourd’hui, son intérêt et son défaut : la beauté y est maladive. L’héroïne du film n’est-elle d’ailleurs pas plus belle avec sa balafre dissimulée par sa mèche de cheveux noire, comme l’iconise l’affiche ? Ce qu’elle cache attise, et n’est-ce pas en soit son éclat au visage qui pousse cet homme de violence dans la folie et vers l’amour qu’il n’a jamais su donner ? Qu’importe même que le visage soit refait, de légères traces de marques sont condamnées à rester toujours perceptibles sous les filigranes de peau…
Réalisé par Lee Man-hee. Scénario: Han Woo-jeong. Avec: Moon Jeong-suk, Lee Dae-yob, Dok Ko-seong… Photo: Seo Jeog-min. Montage; Kim Hui-su. Musique: Jeon Jeong-geun. 105 minutes. 2.35 :1
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