Après deux premières parties de la rétrospective « Louis Malle, gentleman provocateur » l’année dernière, Malavida Films conclut son cycle avec quatre films de la période américaine du réalisateur : Black Moon (1975) ; Atlantic City (1980) ; My Dinner with Andre (1981) ; et Vanya, 42e Rue (1994). Après le scandale Lacombe Lucien en 1974, coécrit avec Patrick Modiano, dont le protagoniste collabo suscite un tollé, Louis Malle s’installe aux Etats-Unis, comme dans une volonté de réinvention géographique, mais aussi stylistique et philosophique. Il faut dire que l’étiquette de « provocateur » suite à ses quelques films-scandales n’a pas tant une valeur authentique que d’une idée reçue, dont Louis Malle ne cesse d’ailleurs de démentir : après les huées post Les Amants en 1958, à la prétendue obscénité, il déclare que « toute l’histoire du cinéma, […] ce sont des panoramiques sur la fenêtre » et que ce que son film avait de plus par rapport à ses prédécesseurs, « c’est que le panoramique sur la fenêtre avait lieu […] 30 secondes plus tard […] Je crois que ce qui a finalement à la fois surpris, choqué, scandalisé, provoqué le succès, c’est qu’il y avait une grande honnêteté ». Avec ce petit côté taquin, Louis Malle tisse l’ambiguïté subtile d’une innocence malicieuse.
Grand amateur de jazz —le premier film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud (1957) exprimait déjà sa passion lorsqu’il invite Miles Davis pour composer la bande originale—, son départ aux Etats-Unis témoigne d’une cohérence au-delà d’une simple fuite loin des protestations d’un public qui ne le comprend pas (encore !).
Black Moon (1974)
Et pour cause, il bouscule de plus belle les inventions thématiques et stylistiques de son temps, avec ce premier film de sa période américaine, Black Moon, construit comme une traversée fantastique dans un étrange monde mis à mal par une guerre opposant les hommes aux femmes. Dans une campagne embrumée d’une froideur obscure, une jeune femme, Lily, prend la fuite avec sa voiture après avoir été violemment confrontée aux atrocités de la guerre. En s’enfonçant dans la forêt, un monde fantastique y émerge et engloutit la protagoniste dans une abysse de frayeur dont elle se retrouve prise au piège comme dans un cauchemar infini : elle ne cesse de trébucher dans ses tentatives de fuites, de tomber à terre, de heurter des obstacles, dans cet univers où cohabitent des créatures et personnages étranges, entre insectes mystérieux, hordes d’enfants dont on ne saisit pas réellement la réalité, plantes pleurnichantes, licorne (ou plutôt shetland à corne) moralisatrice, et vieille femme hystérique. Louis Malle réalise avec Black Moon son unique film fantastique, dont la photographie, sublimée par Sven Nykvist (associé de Bergman), s’imprègne des atmosphères des contes de Grimm, mais aussi Lewis Carroll. Lily n’est autre qu’une Alice aux pays des merveilles adulte, assaillie par l’inconnu et le mystère d’un monde onirique et lourd d’obscurité et de secret, où les rapports entre l’inanimé et l’animé sont inversés. Comme un long voyage fantasmagorique, Black Moon recèle une myriade d’indices herméneutiques, entre symboles psychanalytiques et poésie du mystère, car comme Louis Malle l’annonce avant le générique d’ouverture : « Ce film ne s’adresse pas à votre sens logique. Il vous décrit un autre monde, à la fois familier et différent. Comme vos rêves. Entrez dedans, avec votre émotion, avec vos sens. Laissez-vous emporter, c’est un voyage que je vous propose. »
Atlantic City (1980)
Second long métrage de la période américaine de Louis Malle, Atlantic City rend hommage à l’esprit anthropologue du cinéaste : à cette époque, cette ville balnéaire du New Jersey voit naître toute une panoplie de casinos, concentrant le fastueux comme pour mieux contraster avec la pauvreté et la déviance. Susan Sarandon y interprète Sally, une employée d’un bar à huîtres d’un casino de la ville, qui a pour aspiration de gravir les échelons et de devenir croupière. Dave, son mari, est partie vivre avec Chrissie, petite sœur de Sally, enceinte de leur premier enfant. Couple marginal, ils arrivent à Atlantic City avec un paquet de cocaïne dénichée dans une cabine téléphonique et cherchent à la vendre en vue de la naissance de l’enfant. Suppliant Sally de les héberger, cette dernière accepte à contrecœur. Dave fait alors la rencontre du voisin d’en face, Lou (Burt Lancaster), ancien truand vivant avec sa femme Grace, alitée et en proie à la folie, qui finit par reprendre les rênes du trafic de drogue. Louis Malle déclare avoir voulu « combiner l’ancien et le nouveau : Le personnage de Burt Lancaster […] représentait le passé et le personnage de Susan Sarandon, qui habitait le même immeuble, représentait ces gens venus de toute l’Amérique, avec leurs rêves ». Atlantic City dépeint alors allégoriquement la dichotomie entre la nostalgie du chaos prospère d’autrefois (« C’était le bon temps […] Maintenant, tout est légalisé », déclare Lou à Sally), et les stigmates de l’American Dream des Etats-Unis —à laquelle s’ajoute aussi le portrait de Dave et Chrissie, aspirant à des tendances du mouvement hippie—, mise en scène par des personnages mi-séduisants mi-imbuvables : les portraits que brosse Louis Malle de ses protagonistes dégagent une complexité et une ambiguïté particulières, esquissant un relief mélancolique à Atlantic City, non sans touches d’humour et de légèreté, quelque part distillées dans cette brume bleutée de la ville.
My Dinner with Andre (1981)
My Dinner with Andre compose comme un dyptique formel avec le tout dernier film de Malle, Vanya, 42e Rue, où les jeux de mise en abyme s’entremêlent et se confondent jusqu’à créer du cinéma-théâtre opérant d’incessants allers-retours entre réalité et fiction. Wally et Andre sont deux anciens amis dramaturges s’étant perdus de vue depuis longtemps et jouent leurs propres personnages dans le film : Wallace Shawn et Andre Gregory. Wally est taciturne et trapu, Andre loquace et élancé : comme un Bouvard et un Pécuchet intellectuels. Un soir, Andre invite son camarade à dîner dans un luxueux restaurant. Wally s’y rend, soucieux de ce qui a pu arriver à son ancien allié de théâtre, mais tout en se faisant la réflexion, agacé, qu’il a lui-même ses problèmes. Presque intégralement filmé en plan long, My Dinner with Andre a cette particularité de se concentrer uniquement sur la conversation qui y a lieu —ou plutôt, sur le monologue que débite Andre dans une sorte de logorrhée infernale, narrant épisodes mystiques, voyages extraordinaires et anecdotes déconcertantes. La mise en abyme sert à la fois une ambition stylistique, mais également à des touches comiques, comme lorsqu’Andre explique à Wally la conversation qu’il a eu avec quelqu’un : « Et qu’a-t-il répondu ? demande Wally. —Rien, j’ai parlé tout du long ! ». Peu à peu, le monologue devient une conversation à laquelle Wally parvient à participer, autour de thématiques philosophiques, artistiques ou sociales. Après qu’Andre ait posé la question de ce que signifie le plaisir pour Wally, ce dernier répond que boire son café refroidi de la veille lui procure une sensation de plénitude et de bien-être, laissant André sceptique quant au discours qu’il vient de déclamer. Cette séquence de monologue-dialogue que représente My Dinner with Andre regorge d’envolées et d’ingéniosité, et dépeint paradoxalement des personnages dans leurs talents qui suscitent l’agacement, comme dans leurs failles qui suscitent l’attendrissement. Louis Malle introduit et conclut son film par des scènes d’introspection de Wally, le solitaire introverti se rendant au restaurant puis rentrant chez lui : on saurait alors déceler de la part du réalisateur davantage de tendresse que de provocation.
Vanya, 42e rue (1994)
Le tout dernier film de Louis Malle, clôture de la rétrospective, propose une réécriture de la pièce de Tchekhov, Oncle Vania (1897). Une troupe de comédiens se donne rendez-vous dans un vieux théâtre de la 42e rue à New York pour répéter leur pièce. S’ensuit alors tout un jeu de mise en abyme autour de la fiction du film et des personnages, et la fiction de la pièce de théâtre et leurs personnages. Peu à peu, la limite se brouille entre jeu et réalité, donnant à voir les intrications qui s’articulent entre les comédiens. Une vingtaine d’années auparavant, Cassavetes avait déjà mis en place ce procédé avec Opening Night, sortie en 1977 et inspiré des Chaussons Rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger (1948), tout comme Bergman avec Fanny et Alexandre en 1982, ou Mankiewicz avec All about Eve. Louis Malle adapte la pièce de Tchekhov et nous met en scène le récit d’un professeur à la retraite, Serebryakov, qui emmène sa jeune épouse, Elena, dans la maison qui appartenait à sa première femme décédée. La gestion du domaine est partagée entre sa fille Sonia et son oncle Vania. Mais peu à peu, un nœud commence à s’installer, car Vania, à l’instar de son ami, le médecin de campagne Astrov, sont tous deux amoureux d’Elena,. Sonia, secrètement amoureuse d’Astrov, se retrouve alors rivale de sa belle-mère. En huis-clos, Vanya, 42e Rue oscille entre les relations complexes qui animent les personnages dans la pièce, mais aussi entre les personnages-comédiens du film de Louis Malle. Empreint d’amertume et de délicatesse, de réflexion sur la condition humaine et sur l’art, le dernier film du cinéaste conclut la rétrospective « Louis Malle, gentleman provocateur » avec un goût d’inachevé, non pas dans le sens d’une frustration mélancolique d’un cinéma qui ne connaitra pas d’autres opus, mais plutôt avec la douce satisfaction d’un art qui n’aura jamais faibli, tant dans son approche profondément anthropologique, que dans son innovation formelle habitée par la sincérité.
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