Dans la petite constellation des réalisateurs français, redécouverts avec stupeur au gré d’un hommage, Charles Belmont (1936-2011) occupe une place particulière. Son œuvre, pourtant largement célébrée par la critique dans les années 70 (« Rak », « Histoire d’A », « Pour Clémence »…), serait restée invisible sans les efforts redoublés de ses proches – sa compagne et collaboratrice Marielle Issartel ; sa fille Salomé Blechmans, comédienne et auteur sur le dernier film – et de l’association créée en 2014, « Les amis de Charles Belmont », pour raviver cette filmographie, la montrer à nouveau au public. Peu d’éditions DVD pour l’instant, pas encore de livre consacré au réalisateur, mais une nouvelle disponibilité qui se dessine progressivement, via des plateformes de VOD (sur UniversCiné), des institutions (les collections du Forum des Images), et surtout grâce à des lieux qui en soutiennent encore le pari (le Cinéma la Clef à Paris, pour la rétrospective récente, du 8 au 12 avril 2015).
A vrai dire, le cinéma de Charles Belmont rassemble de nombreuses qualités pour les spectateurs : une grande inventivité formelle, un plaisir manifeste à manipuler la narration et sa chronologie afin de leur faire épouser le rythme intérieur des personnages ; et dans le même temps, des sujets passionnants qui lui donnent un intérêt historique, documentaire, voire une acuité citoyenne. Parmi eux : la dénonciation du système médical dans « Rak » en 72 ; l’engagement pour la légalisation de l’avortement dans « Histoires d’A » en 73 ; les premiers signes d’un chômage de masse et la crise morale qui s’ensuit, dans « Pour Clémence » en 77… La force de cinéma-là est de trouver un équilibre inédit entre les émotions, la forme et les idées : il n’est jamais théorique ou édifiant ; il n’est pas davantage un jeu formel, qui pourrait devenir abstrait à force de procédés et de stylisation. Il reste au contraire très immédiat et lisible pour le spectateur, ancré dans la trivialité et la fantaisie des existences. Il est le témoignage sincère d’un vécu ou d’une relation, jamais asphyxié par le discours ou la sophistication formelle.
Si l’on redécouvre aujourd’hui Charles Belmont, ce n’est pas parce que son œuvre était difficile, incomprise, ou impopulaire, bien au contraire (il a connu de belles unanimités), mais parce que le cinéaste, trop accaparé par la création, et la bataille du film toujours à faire, n’aura pas eu le temps ni la volonté de se retourner pour procéder à un inventaire, qui l’aurait « patrimonialisé » de son vivant. Il fallait aller de l’avant même pendant cette longue période, de 77 à 96, presque 20 ans, où les projets échouent malgré leurs avancements. Aujourd’hui, la découverte de ce cinéma, à la fois si élaboré et si accessible, comme pour d’autres réalisateurs dont les œuvres sont trop peu exposées (Guy Gilles redécouvert récemment pour ne citer que lui), produit une véritable sidération. Une importance que l’on mesure dans les échanges publics souvent passionnés qui accompagnent les projections.
Rétrospective « Charles Belmont. L’éclaireur » (conception du visuel : Michal Majchrzak)
La rétrospective au Cinéma La Clef « Charles Belmont, l’éclaireur », outre le bénéfice de montrer la quasi intégrale des films (seul le premier, le court-métrage « Un Fratricide » (1967) manquait), en proposait aussi une lecture singulière. Pour qui en suivait la totalité, ce parcours en 7 longs-métrages (4 de fiction, 3 documentaires) se faisait sur un mode un peu atypique : un jeu de rebours, et de rebonds chronologiques. Il valorisait autant les documentaires que les fictions, présentés tuilés en alternance, sans distinction de genre ou d’importance, pour favoriser les passerelles de l’un à l’autre. En effet, l’une des difficultés qui peut se poser face à l’œuvre de Belmont, est d’en identifier la cohérence vu sa diversité, voire d’en reconnaître le style, son style. En surface, chaque film a un peu un sujet et une forme à soi. Cet éclectisme apparent peut expliquer, d’une certaine façon, le silence critique d’aujourd’hui ou les embarras d’hier. Pas de mouvements de caméra, de thèmes, ou d’acteurs repris d’un film à l’autre (à l’exception de Sami Frey, présent dans les deux premiers longs-métrages de fiction) pour en baliser l’examen. Pourtant, il y a bien un travail singulier de la forme cinématographique, repérable de film en film, mais il est implicite, et s’éclaire lors des croisements. Il se manifeste dans la musicalité des enchaînements, dans le brassage des sons et des voix, dans le tissage très libre d’éléments hétérogènes (fiction et passages documentaires confondus dans « Rak » ; inserts de séquences en animation dans « Pour Clémence »). Les cycles et les situations quotidiennes vécus par les personnages, s’y répètent sans se reproduire, dans un jeu changeant de tonalités affectives, mêlées aux réalités extérieures. C’est une forme cinématographique qui épouse le vécu et la pensée des personnages, toujours mouvante, organique, et un peu décrochée dans l’imaginaire, en particulier dans les films de fiction.
Marielle Issartel qui présentera les séances et en animera les débats répètera ce vœu, que chaque spectateur puisse se forger à l’issue de la rétrospective une image du cinéma de Charles Belmont, et d’un travail formel qui agit davantage dans le détail du traitement, et dans le rythme de sa narration, que dans une unité de surface. Si cette forme très sensible et intuitive se laisse davantage sentir que catégoriser, on peut tout de même repérer ça et là une préoccupation constante pour l’expression et la parole : parole de médiation, éducative, contestataire, réconciliatrice ou réparatrice. Mais elle comprend tout autant les formes d’expressions muettes : pantomimes affectives du fils et de la mère atteinte du cancer dans « Rak », danses ou chants primitifs dans les spectacles « Océanie » ; des expressions qui parlent par delà le mal, les barrières des langues ou des cultures, et travaillent à améliorer l’entente de soi, et des autres.
C’est le documentaire « Océanie » (2002) qui ouvre la rétrospective le mercredi 8 avril, dialoguant deux jours plus tard avec « Les médiateurs du Pacifique » (1997), un documentaire aussi rigoureusement écrit que le premier était improvisé, et capturé sur le vif durant le 8e festival des Arts du Pacifique à Nouméa. Les deux films se font écho par la présence de Marie-Claude Tjibaou, devenue entre-temps la veuve de Jean-Marie Tjibaou, le leader politique Kanak assassiné en 89. Le film de 1997 évoque la mission de médiation dépêchée en Nouvelle-Calédonie après les affrontements de 1988, par Michel Rocard, le premier ministre d’alors, pour y ramener la paix civile. Il est reconstruit à partir d’entretiens enregistrés, et remis en scène avec les protagonistes eux-mêmes, pour construire quasiment 10 ans plus tard une évocation des évènements confondus dans un même flux narratif, qui incorpore les images d’archives dans une sorte de présent revécu. Le documentaire achevé, montré en Nouvelle-Calédonie, aura des vertus « réparatrices » et pédagogiques.
« Océanie », bien que centré sur les arts, danses et chants du Pacifique, boucle d’une certaine façon ce mouvement de pacification puisqu’il enregistre fortuitement le projet livré par Marie-Claude Djibaou à la caméra, de se réconcilier avec les assassins de son mari. Celui-ci n’aboutira que 10 ans plus tard ; cette révélation entraînant entretemps le blocage du film pour ne pas en compromettre la réussite de l’entreprise. Entre ces deux films, « Pour Clémence » (1977), le troisième film de fiction de Charles Belmont joue aussi d’une temporalité paradoxale, dans laquelle Michel, un ingénieur aéronautique licencié, reprends possession de son temps libre durant son année de chômage indemnisée, mais se fait vite rattraper par sa culpabilité et son inaptitude à en tirer profit. C’est le chaos d’un endoctrinement collectif, avec ses slogans martelés, son injonction au travail et sa surveillance sociale, qui se télescope avec la voix intérieure du personnage, une voix qui cherche, s’interroge, et tente de construire son propre rythme de vie en l’absence des repères normés. « Pour Clémence » et « Les Médiateurs du Pacifique » constituent à ce stade de la rétrospective deux chefs-d’œuvre de la filmographie de Belmont. Tous deux sont d’une grande complexité formelle, le discours pédagogique de l’un, ou celui très critique de l’autre, se fondant dans d’amples rébus narratifs, ludiques et enlevés.
Sami Frey et Lila Kedrova dans « Rak » (Dovidis, Riga Films)
A l’entame du week-end de projection, le samedi 10 avril, la musique refait son apparition dans « Rak » (1972), le deuxième film de fiction. Comme dans « L’écume des Jours » (1968), le premier, qui sera présenté le soir même, elle est assurée par André Hodeir, compositeur de musique classique et de Jazz, connu pour avoir été le rédacteur en chef de Jazz Hot à la fin des années 40. Les arrangements swing et un peu classicisants d’Hodeir pour « L’écume des Jours », sont ponctués par les interventions électroacoustiques cocasses de Pierre Henry. Pour « Rak », Jean Schwarz lui succède sur une partition désormais classique, qui joue comme un ego musical de David, le fils violoniste, interprété par Sami Frey. Pour les films précédents, les musiques jazz, mais agrémentées de fantaisies libertaires et exotiques, étaient assurées par le clarinettiste et saxophoniste Michel Portal.
« Rak » narre la relation entre David, trentenaire, et sa mère d’origine russe, une veuve âgée d’une soixantaine d’années, atteinte d’un cancer très développé, mais tenue dans l’ignorance par les médecins et par son fils, qui cherche à la ménager dans un premier temps. L’histoire, d’inspiration autobiographique, est une profonde remise en cause du système médical. Autoritaire, il infantilise les patients dans la maladie, il nie leur bien-être et leur combattivité psychique. La découverte de la médiation médicale et du Groupe Information Santé (le GIS) dans ce contexte, conduira vers « Histoires d’A » en 1973, et bien plus tard aux « Médiateurs du Pacifique ». Mais la dénonciation se fait ici par le filtre d’une complicité presque amoureuse entre le fils et la mère, une inversion très tendre des rôles durant la maladie. L’alliage de ces deux trames a une chronologie souvent décalée ; elle embrasse le flux de pensées et les affects de David, et compose comme dans « Pour Clémence », une structure narrative complexe mais très « legato » dans son déroulement. L’émotion et la drôlerie en redoublent l’impact, tout comme la réflexion plus large que le cas particulier, sur les manquements du système de santé (la médecine du travail et sa gestion de la silicose dans les régions minières).
Colin (Jacques Perrin) et Chick (Sami Frey) dans « L’écume de jours » (Studiocanal | Tamasa)
« Rak » et « Pour Clémence » sont indéniablement plus aboutis que « L’écume de jours » (1968). Ce premier film déjà très singulier du réalisateur, n’a pas tout à fait l’équilibre des œuvres suivantes, malgré son ambition et les qualités manifestes de la mise en scène. La présence de Jacques Perrin dans le rôle de Colin, les aplats colorés de l’appartement, le format cinémascope et les scènes les plus chorégraphiées, rappellent discrètement Demy. Ce sont notamment, la très belle séquence de poursuite entre Chick et Alise, qui ouvre le film et culmine dans une lutte amoureuse, les deux silhouettes perchées sur l’angle en pointe, très expressionniste, d’un toit terrasse ; et celle finale de la renaissance de Chloé, en robe rouge, qui court boire l’eau filante d’un caniveau pour étancher la soif ; une soif provoquée par le nénuphar qui lui pousse dans la poitrine. Belmont s’autorise déjà deux détours savoureux, des clins d’œil à la réalité contemporaine du pays, au printemps 68 : une traversée en voiture « surréaliste » des taudis de Nanterre, par les jeunes mariés désinvoltes Colin et Chloé ; et un hôtel de campagne dans lequel la réceptionniste se morfond esseulée, parce que les touristes, effrayés par tout ce qui se passe aujourd’hui, l’ont déserté. Entre ces moments réussis, malgré la beauté de la jeune distribution (Marie-France Pisier, Sami Frey, Bernard Fresson et Alexandra Stewart) et le climat de suspension onirique dans lequel l’environnement tout entier semble se dissiper, les scénettes et les personnages circulent moins bien. Le rythme du récit se délite, peut-être exagérément, pour figurer le propre effondrement de Colin face à la maladie de Chloé. C’est une sorte de vacuité intérieure qui semble contaminer l’élan même de la narration. Restent l’invention des décors, les larges plages de couleurs claires, et cette douceur désenchantée que Belmont retient de l’original, pour en donner une interprétation plus candide, presque une épure abstraite. Belle curiosité toutefois, le film mérite largement, d’être regardé.
« Histoires d’A » (Riga Films) à droite : Charles Belmont et Marielle Issartel
« Histoires d’A » (1973) est justement célébré comme un documentaire militant sur l’avortement d’une grande valeur historique, mais ce qui le rend précieux encore aujourd’hui, c’est une nouvelle fois la complexité de ses registres et de son contenu, tour à tour mise en scène pédagogique (pour le filmage de l’avortement inaugural, réellement pratiqué), monté comme un tract (avec des images commentées, des slogans, des dénonciations), mené comme une la pure enquête sociologique (par de longues séquences d’entretiens alternées), et ouvert à d’autres revendications féminines plus larges (telles que celles d’Aïcha, la jeune femme handicapée en grève de la faim)… Il s’agit bien d’histoires d’avortement au pluriel, encore « polyphoniques ». Le reportage aux côtés du GIS et du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) dépasse la simple « commande » pédagogique, et tout autant la démonstration féministe. Il intègre des réalités et des situations très différentes qui donnent au documentaire toute son épaisseur humaine.
« Qui de nous deux » (2006), l’ultime film de fiction de Charles Belmont, clôturait symboliquement la rétrospective. Le film pose par son titre malicieux emprunté à la chanson de Matthieu Chédid, le principe ludique du film fait à deux : écrit par Salomé, la fille du réalisateur, encore adolescente ; scénarisé par lui, dialogué à deux, interprétée par elle. « Qui de nous deux » est raconté comme un journal intime d’adolescente, introspectif et narcissique sans excès, narré en voix off, à la première personne. Se rajoute toute la complexité de tissage, usuelle dans le cinéma de Charles Belmont : les nuances de récit, les passages d’une énonciation à l’autre, l’emprise ponctuelle de l’imaginaire et de la musique qui accompagne cette mue. Les berceuses égrenées par la guitare de Sylvain Vanot, un pied encore chancelant dans l’enfance, se relaient avec des rythmes arabisants plus soutenus, pour exalter les sens d’une jeune princesse moyen-orientale. « Qui de nous deux », c’est évidemment beaucoup Salomé, mais c’est aussi son ego fantasmé de fiction, la Bethsabée pasolinienne, dite Bébé, et surtout Charles qui l’enveloppe de son conte cinématographique sous des airs de fausse transparence. C’est donc un portrait chinois, à deux, à trois, la somme, le mélange et la synthèse. La tendresse de ce portrait filial, même si l’on n’en ignorait la relation familiale, serait tangible dans le « regard » que porte le film sur Bébé, proche et pudique à la fois, visiblement aimant et d’une fantaisie caressante. Une très belle conclusion cinématographique, légère et émouvante, qui dépasse l’exercice convenu du film d’apprentissage, par la qualité très subtile de sa mise en scène.
Salomé Blechmans, Marie Davy et Marina Ziolkowski dans « Qui de nous deux » (Pyramide)
On n’aurait pas assez de lignes pour évoquer les débats qui ont eu lieu à l’issue des séances, des échanges animés qui ont permis de saisir le contexte des films. Une multiplicité de participants s’y sont prêtés, dont l’actrice Lucia Benssasson, le philosophe Patrick Viveret, le directeur de la chaîne TV calédonienne NC 1ere Wallès Kotra, le médecin Marik Cassart, le psychothérapeute Alain Gourhant, les actrices Annie Buron et Alexandra Stewart, , les spécialistes de l’œuvre de Vian, Christelle Gonzalo et François Roulmann, l’historienne Hélène Fleckinger… Désormais, il n’y a plus qu’à souhaiter que l’association « Les Amis de Charles Belmont » continue de partager cette œuvre certes courte mais très riche, et pour tout dire inoubliable.
Vous pouvez adhérer à l’association « Les Amis de Charles Belmont » pour promouvoir l’œuvre du cinéaste en diffusant, restaurant, éditant ses films et scénarios. Contact : amischarlesbelmont@gmail.com
la page facebook officielle : L’Écume des Jours et les films de Charles Belmont
un blog dédié, « L’œuvre du cinéaste Charles Belmont » : charlesbelmont.blogspot.fr
une sélection de ses films disponibles en VOD sur Universciné : universcine.com
les films consultables dans les collections du Forum des Images : collections.forumdesimages.fr
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