Un être d’une banalité rasante s’introduit dans les songes de millions de personnes sans motivation ni raison apparente. L’idée est séduisante par sa simplicité mystique. Mais le plus réjouissant c’est de la voir incarnée par l’acteur aussi génial que pathétique : Nicolas Cage. Mème comique malgré lui, ses images semblent se reproduire à l’infini dans le vaste internet au gré de traits d’humour plus ou moins heureux d’une masse qui ne se lasse pas de le posséder. Nicolas Cage appartient à tout le monde, du moins les pixels qui forment ses portraits.
Ici il est Paul Matthews, un professeur d’université décrit par ses connaissances comme un « remarkable nobody », un Monsieur Tout le monde ennuyeux. [Mr Nobody / M. Tout le monde, opposition de langues intéressante soit dite en passant.] Au vue de ses mornes costumes, du haut de son crâne luisant, de sa voix hésitante et de ses rires coincés on ne peut qu’en tirer les mêmes conclusions.
S’il n’était pas le centre du film il passerait inaperçu. Comme le zèbre dont il explique la stratégie évolutive à ses étudiants, il se cache parmi le troupeau pour sa survie. Alors que les herbivores de la savanes échappent aux fauves, lui évite simplement la distinction, l’originalité. Il a bien quelques idées et théories intéressantes à apporter à sa communauté scientifique mais il n’agit pas. Peut-être craint-il l’échec, la contradiction ou pire l’indifférence.
Son sujet de prédilection ? Les fourmis. Pas étonnant, toujours cette histoire de masse informe, non remarquable. Ses recherches, dont on ne sait à quel état d’avancement elles se trouvent, ont au moins 30 ans. Et, lorsqu’une amie d’études s’apprête à publier un article sur les fourmis, il sent ses idées prêtes à être dévoilées au public, sous la plume de quelqu’un d’autre que lui, lui qui n’en a rien fait pendant toutes ces années. Ce n’est qu’à ce moment là que la peau de zèbre se fait pesante pour lui. Il lui fallait de l’énergie et du courage pour transformer ses recherches en travaux écrits : c’était sortir de la foule et se démarquer, en bien ou en mal, agir. Rester dans l’inertie et uniquement dans la possibilité d’être un jour publié, c’était plus confortable. Maintenant que les prémices de ses théories ont été travaillées et développées par quelqu’un d’autre et que la possibilité d’une reconnaissance positive lui glisse entre les doigts, il en est rendu à supplier son « usurpatrice » pour être cité, sans même avoir écrit une ligne. Comble du pathétique : ayant eu vent de la future publication, il enregistre la confrontation avec cette ancienne camarade pensant qu’il recueillerait un aveu de plagiat, une preuve de la paternité de ses idées volées. Rien de tout cela. Il n’obtiendra d’elle qu’une leçon : « Il y a une différence entre parler d’une idée et faire tout le travail ». Il prétendra à sa femme qu’il a renoncé à l’enregistrement pour des raisons éthiques tant cette conversation le tourne au ridicule.
Pas assez courageux pour être un héro, trop médiocre pour être un anti-héro, Paul Matthews n’a rien de spécial. Et pourtant, du jour au lendemain, le monde se met à rêver de lui. A commencer par sa fille qui se plaint de ses irruptions inutiles dans sa vie nocturne. Dans le premier songe du film, elle le voit balayer tranquillement le jardin tandis qu’elle est happée dans les airs et l’appelle à l’aide, vainement. Puis, très vite les regards semblent se tourner vers lui. Ses étudiant chuchotent sur son passage, des inconnus le fixent avec insistance, une ex lui confie avoir rêvé de lui. Les petites coïncidences laissent la place à une affolante aberration. Un coup de téléphone, un article en ligne, une centaine de messages virtuels et enfin une interview télévisée. Paul Matthews est devenu un phénomène mondial. Du jour au lendemain, sans qu’on ne l’ait vu venir ni qu’on puisse se l’expliquer, comme un cheveux sur la soupe, il pénètre l’inconscient collectif.
Alors qu’il a passé sa vie à fuir le risque de se distinguer, voilà que le monde lui offre la célébrité sans rien lui demander en retour. Peut-être est-il tout simplement spécial se dit-il. Il se laisse flatter par une start-up de marketing qui le nomme « la personne la plus intéressante au monde actuellement ». Malheureusement, son double nocturne inoffensif et ennuyeux se transforme tranquillement en une entité malveillante, sa figure devient synonyme de cauchemar pour une bonne partie de la planète. Sa notoriété nouvelle se retourne contre lui. Les gens ont peur de lui, le rejette et le fuit. En bon être pathétique qu’il est, il se victimise, sans chercher à comprendre ce qu’il aurait bien pu faire ou dire qui provoquerait un tel effroi mondial. Dans un café, une serveuse lui demande gentiment de partir pour ne pas importuner la clientèle, il répond « Je n’ai enfreint aucune règle ». Il ne voit pas à quel point il peut être un danger, lui qui n’a rien fait. Mais ses étudiants voient clair dans son jeu : il n’est rien d’autre qu’un LOSER comme ils l’écrivent sur sa voiture. Un loser ridiculement effrayant.
Pour les premiers hommes le rêve avait une origine divine et prophétisait l’avenir. Pour la psychanalyse il est une expression imagée de l’inconscient. D’un point de vue neuro-anthropologique, il pourrait s’agir d’une fonction évolutive importante à la survie de l’espèce. Le cerveau pourrait « tester » sans risques différents scénarios grâce à l’activité nocturne et ainsi anticiper diverses situations afin de s’y adapter. Le film semble embrasser et confondre sans réserves différentes visions du phénomène et c’est peut-être ce qui lui confère ce charme suprême.
Paul Matthews est un fascinant personnage, mais un ennuyeux Monsieur Tout le monde. L’inconscient collectif de ce monde imaginaire l’a désigné pour représenter la silencieuse médiocrité. Dans les premiers rêves, il n’est qu’un simple intrus, au mieux un observateur. Pourtant ces rêves sont tous des cauchemars. Il ignore, il détourne le regard, il fuit les menaces auxquelles font face les rêveurs. Accident de voiture, géant sanguinaire, crocodiles ou effondrement, rien ne le fait sourciller. Il ne prend pas partie à la menace mais il ne l’empêche pas, n’apporte aucune aide. Il laisse faire le mal. Dans la vie éveillée, il serait accusé de non assistance à personne en danger. Une inertie redoutable. Très rapidement, cette complicité malsaine l’amène à incarner lui même l’objet des peurs. Celui qui ne réagit pas à la menace devient lui même une menace. Mais de quel péril nous parle Kristoffer Borgli ? Quelle est la clé de tous ces songes ?
Serait-ce un hasard si le film choisit de remonter le temps de quelques années pour situer son récit ? Il est à un moment question d’une rencontre avec Obama, ce qui laisse à penser qu’il est toujours président et que Trump n’a pas encore posé ses gros doigts roses sur le bureau ovale. Ces rêves annonceraient-ils la dérive politique imminente que les États-Unis ne veulent pas voir venir ? Autre élément troublant : lorsque Paul Matthews devient le cauchemar public numéro un, ses conseillers en communication n’envisagent plus le chef d’état démocrate mais reçoivent des signaux amicaux de l’alt-right. Ils proposent quelques noms de célébrités réactionnaires, libertariennes et complotistes disponibles pour une entrevue médiatique : Jordan Peterson, Rogan ou encore Tucker Carlson. En plus de toutes ces personnalités peu reluisantes, il y aurait visiblement un accueil favorable à l’étranger, particulièrement en France. Le pays des droits de l’Homme qui flirte honteusement depuis plusieurs décennies avec l’extrême droite, tant dans son gouvernement actuel que dans ses urnes, serait séduit par le cauchemar collectif. Tous ces indices semblent associer Paul Matthews à la monté de l’extrême droite, du moins à un déclin de la démocratie. Pourtant, a priori le discret professeur de biologie ne cherche pas la polémique. Il ne se mouille pas, quoique son pantalon dirait le contraire. C’est peut-être sa léthargie, son inaction et son manque de courage qui font de lui le complice parfait, et même le cœur du problème. C’est un personnage doucement corruptible, prêt à sacrifier ses valeurs morales pour un peu de confort, prêt à vendre son image à Sprite (faute de mieux), par exemple.
Rejeté par la foule qu’il effraie involontairement, banni de l’université par ses étudiants (symbolisant une jeunesse éduquée) on lui banni l’accès au spectacle de sa fille. Dans un élan de colère il défonce la porte et blesse au passage la main de la professeure (symbole d’éducation grossièrement mais aussi une consœur) qui tentait de lui barrer l’accès. « Elle ne voulait pas me laisser entrer, c’est un accident » se lamente-t-il pour justifier son acte. Les rêves s’arrêtent du jour au lendemain après cet incident, en tous cas aux États-Unis. Et cela fait sens, le mal est fait, la violence a fait son chemin et a réussit à s’introduire sur la scène (politique?). Il n’y a plus besoin d’anticiper ce qui est déjà là. Le capitalisme a su tirer profit de cet étrange phénomène psychique, en créant le Norio, appareil rendant possible l’intrusion volontaire dans les rêves d’autrui, et sans surprise Paul Matthews y a succombé. Il paraît qu’en France on rêve encore de lui…
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