Alors que les communicants du tout nouveau gouvernement tentent d’étouffer dans l’œuf la sinistrose, la campagne électorale s’invite déjà au cinéma. Pas encore tout à fait achevé, Un berger à l’Élysée est déjà programmé et très attendu dans les festivals. On connaît l’habitude de Pierre Carles de retravailler son montage au fil des débats publics. Actuellement en repérages en Colombie, c’est son alter ego Philippe Lespinasse qui s’y colle pour débroussailler les questions autour d’un film qui, il faut bien l’avouer, n’est pour le moment que fantasmé ! Juste de quoi l’attendre avec plus d’impatience…

Vous aimez à la fois les personnages décalés ( André et les martiens ) et les expéditions sur des territoires imprécis (Les chasseurs sont de drôles d’oiseaux, Tant pis tant mieux, Le tour de l’estuaire en mobylette ) et les situations de grande tension ( Le sang du Nigéria, Les forçats de la lagune ) ! Votre collaboration avec Pierre Carles est ancienne. C’était lui qui faisait l’image sur Le tour de l’estuaire en deux temps trois mouvements où vous testiez déjà, dès 2003, votre concept de balades décalées…
On tournait tous les deux, alternativement, en fonction des moments qui se présentaient. Il ne s’agissait pas tant de balade « décalée » que de recherche d’un dispositif cinématographique adapté à notre projet : rencontrer les habitants du Médoc et récolter des témoignages qui ne soient pas auto-formatés pour ce qu’ils pensaient que la télévision attendait d’eux. Tous nos projets tendent à éviter ce piège. Le fait aussi de tourner et de voyager « léger » permet une fugacité, une rapidité de réaction, une moindre perturbation des écosystèmes traversés. Quand on passe en mobylette sur un chemin, les lapins, les champignons ou les biches ne se retournent même pas. On ne connaît pas bien ce trait de caractère de Pierre Carles, plus assimilé au samouraï des médias.

Vous êtes co-réalisateur d’Un berger à l’Élysée. Qu’est ce qui vous a rapproché sur ce projet, « une petite embarcation sur la mer démontée » comme Jean Lassalle ?
Avec Pierre, je n’ai pas de recul, pas de doute, pas d’état d’âme. Il me dit « viens », j’y vais, car je sais que nous nous en sortirons, d’une manière ou d’une autre. Plus le projet est rocambolesque, infaisable, impertinent, plus il m’intéresse. Carles explore depuis toujours de nouveaux territoires, qu’il s’agisse de politique, de critique des médias, d’humour, d’expériences alternatives ou de pensées sociales engagées. Lassalle s’est reconnu dans le traitement des grands médias à l’égard des « petits candidats », il s’est dit qu’on pouvait lui être d’un certain secours quand les télés allaient débarquer pour se foutre de lui. Ça n’a pas manqué. Quand ceux-là nous demandaient ce que nous faisions, nous leur rétorquions que nous avions monté un média indépendant, « la télévision lassallienne » pour dénoncer le traitement inégalitaire que les journalistes réservaient aux candidats. Nous avons ainsi eu affaire à quelques équipes de Canal Plus ou de TF1, qui manifestement se pourléchaient les babines à l’idée de folkloriser le candidat Lassalle. Leurs sujets ne sont jamais sortis… C’est drôle comme les impertinents du petit Journal détestent qu’on filme leur tambouille, leurs manœuvres, leur séduction, leur art consommé de faire ami ami pour dézinguer plus tard.

Tao et bushido, Jean Lassalle au repos - Un berger à l'élysée (2017) CP Productions

Tao et bushido, Jean Lassalle au repos – Un berger à l’élysée (2017) CP Productions

Co-réaliser, c’est augmenter l’amplitude du regard grâce à un double point de vue. Dans votre numéro de duettiste, qui gère la caméra ?
Il s’agit plutôt d’une chorégraphie, d’un sport d’équipe avec des réflexes acquis après des années d’entraînement. On est comme la grande équipe soviétique de hockey des années 80, avec des solistes, des solitaires, des orgueilleux qui se mettent ensemble pour un projet collectif. Instinctivement ou en quelques mots, nous passons du mode « ballerine » au mode « guérilla » et chacun peut remplacer l’autre. Tout dépend qui nous attaque, si nous filmons « pour », « contre », « avec ». Mais dans l’équipe c’est plutôt Carles l’idéologue. Moi je suis le cancre, le contemplatif. Je me laisse porter par les événements. Lui a tendance à les provoquer, à inventer des dispositifs. C’est l’alliance du Tao et du Bushido, la contemplation et l’art de la guerre. L’important c’est qu’il y ait du duende, comme l’a écrit Lorca. Du mouvement, de la transe, de l’harmonie sans vanité ni virtuosité trop visibles. En jazz, on parlerait d’improvisation, basée sur une maîtrise technique et une longue réflexion sur le point de vue. Par ailleurs, nous sommes la partie visible du dispositif mais il y a avec nous une équipe, une productrice, des monteurs, des associés auxquels nous devons rendre des comptes. Sans le soutien infaillible de cette « famille », nous sommes morts car il ne faut pas attendre que la télé nous vienne en aide.

C’est Jean Lassalle qui a pris contact avec vous après avoir visionné Opération Correa 1. Qu’est-ce qui dans le personnage et dans son parcours vous a décidé à accepter ou faisait écho à vos propres questionnements pour vos films précédents à tous les deux ?
Je crois que Pierre voit en Jean Lassalle une sorte de sagesse, une modestie terrienne, une incarnation de la « décence commune » chère à Orwell. Il n’y a pas d’idéalisme là dedans, juste la projection d’une possibilité politique, la résurgence du makhnovisme par exemple, cette expérience de communautés paysannes autogérées dans les années 20 en URSS qui tentèrent un communisme non autoritaire. Le fait que Lassalle, centriste, fils de paysan, soit proche d’André Chassaigne, député communiste, fils d’ouvrier, donne aussi quelques pistes d’un gouvernement plus poétique et humain que celui qu’on nous promet. C’est la suite de La sociologie est un sport de combat pour Pierre, qui tient toujours compte des champs d’autorité ou de légitimité. Dans Un berger, nous montrons comment Jean Lassalle part de trop loin et n’a jamais comblé son retard sociologique pour concourir à armes égales. C’est aussi la suite de Tant pis tant mieux ( 2011 ), où les deux voyageurs approximatifs qui faisaient le tour des étangs s’avisent maintenant de faire de la politique. Après « Pincemi et Pincemoi » font du bateau, Pincemi et Pincemoi veulent faire entrer leur copain à l’Élysée. Le fait de nous retrouver « conseillers politiques » d’un candidat hors catégorie n’est que la suite des tournages précédents. Pierre Bourdieu, le professeur Choron, ou Jean-Marc Rouillan étaient aussi hors catégorie, de même que les artistes d’art brut que je filme par ailleurs.

La critique des médias est un sport de combat - Pierre Carles sur le tournage d'Un berger à l'élysée - CP Productions 2017

La critique des médias est un sport de combat – Pierre Carles sur le tournage d’Un berger à l’élysée – CP Productions 2017

« Aidez moi à nous libérer de cette finance féroce… ». dit Jean Lassalle devant les mines atterrées des membres du Medef que capte votre caméra. Ça ouvre ou réouvre des portes de suivre un Lassalle en campagne ? Même pour quelqu’un d’aussi « grillé » que Pierre Carles ? Ça change le regard que ces gens là portent sur votre présence, votre travail ?
Vous évoquez un extrait que nous avons publié sur internet. Il n’est pas certain que nous le gardions pour le montage final. C’est justement parce que nous étions en compagnie d’un invité sans grand danger pour eux que le Medef nous a laissés filmer sans encombre. Lassalle peut toujours leur dire qu’il va les libérer de la finance, ils ne lui en tiennent pas rigueur. Les patrons s’achètent une – petite – conscience en invitant un trublion, un laissé pour compte, mais on voit bien que les choses sérieuses se passent ailleurs. Lassalle est applaudi gentiment, Fillon qui leur promet de s’attaquer au code du travail finit dans une standing ovation. C’est moi qui ai filmé le Medef. Il n’y a pas grande différence entre ces « journées d’été » et la transhumance dans le village de Lourdios. Les patrons pensent à peu près la même chose – ceux du Medef en tous les cas -, les filmer avec leurs gros bides, leurs mines réjouies et leur certitudes équivaut à filmer un troupeau de moutons ou de chevaux. Les habitus et les comportements de groupes sont assez similaires.

Parmi les passages croustillants, les confidences de Jean Lassalle sur ses adversaires politiques. Ces conversations volées font écho au style de Pierre Carles depuis Pas vu pas pris, de même que d’entendre les menaces feutrées de Juppé nous ramène à l’intimité de l’homme public tel que mis à nu dans Juppé forcément, aux antipodes de la représentation du type sympathique, du moins pire présente dans tous les médias plutôt que par exemple, celle du politique condamné par la justice. Vous croyez que les électeurs font exprès d’oublier ce qu’ils savent depuis longtemps ou c’est le pouvoir de l’image médiatique bien propre qui fait son œuvre dans notre inconscient ?
Oui, il y a peut-être autant de résilience chez les hommes politiques que chez les électeurs. Juppé ne se lève pas tous les jours en se morfondant d’être un repris de justice, de même que nous ne le voyons pas que comme ça. Le fait de garder dans le film ce message que Juppé laisse sur le répondeur de Lassalle montre à quel point nous avons affaire à des fauves impavides. Juppé à la fin de sa carrière politique tente d’apparaître comme le bon père de famille, l’élu humaniste et patelin qu’il n’a jamais été, mais c’est pour l’image, pour la postérité dont il a rêvé et qui lui a échappée. Juppé, c’est le pur apparatchik, ultra libéral en matière économique et flirtant avec les thèses nationalistes et outrageusement sécuritaires en ce qui concerne l’immigration. Un dur de dur qui veut se faire passer pour le sage en haut de la montagne et qui intrigue en continu, jusqu’à caser un de ses affidés à Matignon. Sur le plateau d’une émission de télévision, un chroniqueur reproche à Lassalle de nous avoir laissé filmer et enregistrer ce message, comme s’il y avait des limites à ne pas franchir, une sorte de cordon sanitaire intime. Mais c’est parce que les puissants détestent qu’on montre la cuisine, les lieux de négociation, de compromission, de lutte de pouvoir. C’est tout à l’honneur de Lassalle de nous avoir laissé filmer ces moments-là. Dans un autre film, celui sur le futur président, on le voit recevoir un coup de fil de Barack Obama. C’est tout aussi intime mais filmé avec complaisance, on dirait l’adoubement d’un roi par un autre roi. Là ça ne pose aucun problème à personne.

Jean Lassalle dans Un berger à l'élysée - CP Productions 2017

Jean Lassalle dans Un berger à l’élysée – CP Productions 2017

« Mon frère est un thermomètre, un baromètre, une boussole et un couteau suisse ». Jean Lassalle ou l’art de la métaphore surréaliste. Il était important par conséquent d’adopter une sobriété objective ( type Strip-tease ) pour filmer sa parole ?
Pierre a tourné plusieurs courts-métrages pour Strip-tease. Le personnage Jean Lassalle se serait facilement prêté à ce jeu-là. Mais cela ne nous intéressait pas, car nous voulions montrer autre chose. L’approche « comportementaliste » , ou « behaviouriste » n’aurait pas suffi et aurait résulté d’un film un peu zozo sur un zozo. Il fallait aller plus loin et tenter de comprendre les ressorts sous-jacents, les pulsions intimes, le terreau originel. Sans tomber dans le pathos ni le sentimentalisme, c’est tout l’art de ce cinéma non autoritaire que nous essayons de défendre. Des films qui ne disent pas tout, qui ne disent pas comment il faut les penser et qui laissent une grande part à l’intelligence des spectateurs. Il y a beaucoup de place laissée aux spéculations, à la poésie, à l’imaginaire dans ce film. Lassalle lui-même est un personnage très cinématographique, habitant son grand corps comme un danseur, avec des gestes curieux et une gueule magnifique presque sculptée.

Aviez-vous écrit le film au préalable ou le tournage permet-il de voir émerger la narration d’elle-même ?
Nos avions imaginé plusieurs scénarios mais l’histoire nous a très vite échappée. De la même manière que nous n’imaginions pas nous retrouver conseillers politiques d’un candidat à l’élection présidentielle, nous n’imaginions pas nous faire débarquer si vite. Le film raconte aussi cela, comment nous avons cru faire partie de l’aventure, et comment le candidat qui obtient ses 500 parrainages et le droit de concourir pour le premier tour peu à peu nous évince. Lassalle est libre, nous n’avons aucune prise sur lui.

On a plus l’impression devant les teasers d’un personnage de cinéma que d’un élu traditionnel de la politique. Déjà, Lassalle, c’est une « gueule », une voix, une présence face à la caméra. On pourrait même y voir un goût pour l’Opérette dans la séquence où il chante les montagnards au salon de l’agriculture ou celle où il interrompt le discours de Sarkozy à l’Assemblée. Lassalle lâche même quelque part « Écoutez moi, je suis le film » ! Dans le miroir que tend la caméra, on a l’impression qu’il devient son propre détracteur et que paradoxalement dans son cas, la nécessité d’un réalisateur et d’un monteur est énorme …
Lassalle est hyper connu pour ses morceaux de bravoure, ses interventions décalées à l’Assemblée, ses vidéos virales sur You tube, sa grève de la faim… Ça dit aussi son absence de programme, la difficulté à établir avec une équipe un projet constitué. Lassalle est hors parti et ne peut rivaliser avec les autres appareils, les autres machines de guerre. Il se réfugie dans ce qu’il sait et peut faire, des interventions tonitruantes, des attitudes bravaches, des recours au bon sens. Le fait de se laisser accompagner par une équipe de cinéma pendant toute sa campagne lui confère sans doute un statut – il est l’homme dont la campagne va constituer un film documentaire – mais de cela aussi il ne se saisit pas. Entre les deux tours, il tente d’apparaître comme un candidat sérieux, empruntant maladroitement les codes et les usages de la comédie à laquelle il fait semblant d’être convié. Il oublie de jouer sa partition.

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La vague Lassalle au plus fort de la campagne. Jean Lassalle dans Un berger à l’élysée – CP Productions 2017

Où termine la fonction de communicant politique et où commence celle du cinéaste documentaire ?
C’est un processus assez normal où l’on passe « de l’observation participante » à « la participation observante », comme diraient les sociologues. Il s’agit de filmer un candidat très minoritaire à l’Assemblée, qui se lance dans une croisade surhumaine. On lui donne un coup de main parce qu’il est seul et qu’on s’est adoptés mutuellement. Il y aurait eu non assistance à personne en danger si on l’avait laissé se dépatouiller par lui-même. On essaie de lui écrire son livre-programme. On va même jusqu’à lui fabriquer son premier clip de campagne, avec des envolées lyriques, de la musique et des images d’hélico au-dessus des Pyrénées. Ensuite sa campagne se structure, d’autres anges gardiens débarquent qui ne nous voient pas d’un très bon œil. Pierre est rattrapé par sa réputation de trublion insaisissable qui effraie ces nouveaux conseillers, pas plus pros que nous mais beaucoup plus orthodoxes. C’est un rebondissement intéressant.

Jean Lassalle a-t-il visionné les rushes – ou les membres de son staff – et a-t-il formulé des demandes auxquelles vous avez accédé ?

On lui a montré le film, ainsi qu’à ses fils. Il n’a demandé aucune modification fondamentale. Il nous a laissés libres de tout mouvement, et accordé une grande confiance pendant tout le tournage. Il y a par exemple un moment dans le film où un conseiller s’étonne qu’il se déshabille ou qu’il danse devant nous. Il lui rétorque qu’on a sa confiance. Il a tenu parole. Un type qui a connu les ours et les loups, comme il dit, n’a pas grand-chose à craindre.

Les projections en festival d’une œuvre non terminée permettent d’ouvrir les débats et de reprendre le montage. Pierre Carles procède déjà de cette manière depuis très longtemps ( Ni vieux ni traîtres ). Vous croyez qu’un débat peut inciter à changer radicalement le parti pris du montage ou au moins à couper une séquence forte que vous n’auriez pas enlevé de votre propre chef ?
On organise des projections-test au cours desquelles nous demandons au public de réagir, de donner son avis pour améliorer le film. Cela libère de manière très étonnante la parole, les spectateurs sont partie prenante du processus créatif. Ils se sentent responsables, pris au sérieux. C’est propre au travail de Carles aujourd’hui, mais Chaplin en faisant autant. Le fait de nous être émancipés des contraintes de production, de diffusion et de travailler avec un distributeur bienveillant ( Jour2fête, qui a aussi distribué Merci Patron ) nous permet ce luxe extraordinaire. Il y a une intelligence collective incroyable quand elle ne se sent pas contrainte ou surplombée par des conventions, des habitudes et des tyrannies, qu’elles soient artistiques, politiques, ou morales. Le public a une part très importante dans l’élaboration du film, au point que nous changeons des séquences entières, nous renonçons à des personnages ou des situations que nous avions trouvés intéressants au moment du tournage. Le regard et la truffe fraîche du spectateur qui arrive sans préjugés dans notre histoire nous permettent de « défétichiser » certains moments. C’est un processus collectif de désenvoûtement.

Un berger à l’Élysée, de Philippe Lespinasse et Pierre Carles, au festival Doc-Cévennes de Lasalle ( Gard ) le vendredi 26 mai à 15h30.

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