A l’occasion de la sortie de son magnifique Stars at noon, Claire Denis nous a accordé un entretien dans lequel elle revient sur la genèse de son film, son rapport au corps et aux acteurs. Loin de théoriser son cinéma, elle révèle un rapport au processus créatif d’une simplicité et d’une spontanéité étonnantes. Se contenter d’être toujours fidèle à soi-même et de se laisser guider par la beauté pourrait être sa devise.
Comment avez-vous découvert le livre de Denis Johnson ?
On m’avait parlé d’un livre de Denis Johnson il y a longtemps qui s’appelait Jesus’ Son. J’étais aux Etats-Unis, je l’ai acheté. J’ai trouvé des nouvelles, je les ai achetées. Et puis lors d’un séjour où j’ai trouvé ce roman Stars at noon, je l’ai lu ne sachant pas que c’était son premier. C’était à Los Angeles, je crois. Je l’ai lu dans l’avion de retour et j’ai été complètement bouleversée. Tout ce qu’il a écrit m’a bouleversée mais aucun autant que celui-ci. J’ai écrit à son éditeur, puis nous nous sommes vus Denis et moi et il m’a raconté que c’était un très mauvais souvenir pour lui, qu’il avait voulu être journaliste au Nicaragua pendant la guerre, que rien n’avait marché, et qu’en rentrant aux États-Unis à partir de ses notes il avait essayé d’écrire ce roman.
La quatrième de couverture du livre chez Christian Bourgois évoque un livre « érotico-métaphysique ». Est ce que ce qualificatif convient également à votre film ?
Je l’ai lu en anglais, donc je n’ai pas vu la couverture de Christian Bourgois tout de suite, j’ai acheté cette édition ensuite, pour mes collaborateurs. L’érotisme était extrêmement fort et puissant dans le livre, je l’ai senti tout de suite. La métaphysique réside peut-être dans ce côté sacrificiel de l’Anglais qui à la fois ment mais pourrait peut-être être là pour la sauver… C’est peut-être ce qu’elle pense.
Vous aimez régulièrement vous approcher du cinéma de genre ? Est-ce juste pour vous une manière de l’illustrer en le faisant vôtre ou un désir de le détourner ?
Je n’ai même pas pensé au « genre », je n’ai pensé qu’à Denis Johnson, je ne pensais qu’à garder la plupart de ses répliques. Pour moi c’était le maître. « Genre » ? : j’étais entrée dans ses livres, séduite, et il me semble que je n’ai pas essayé d’ajouter du genre. Il est mort lorsque je tournais High life, c’est aussi pour ça que je devais le tourner. Je l’ai montré à sa femme. Elle m’a dit « Denis aurait aimé ».
Vous avez une manière incomparable de filmer le corps. Vous êtes une géographe du corps. Comment définiriez-vous le rapport de votre cinéma au corps ?
Le corps est dans le cinéma. Un personnage entre dans le champ et sort du champ. Et quand un personnage entre sur scène au théâtre, côté cour et côté jardin, sort de scène, c’est le personnage qui disparaît dans les limbes du théâtre. Alors que dans le cinéma quand l’acteur entre dans le champ c’est le morceau d’un corps, et c’est charnel tout de suite. Donc je ne pense pas au corps, j’essaie de regarder ce que je trouve signifiant, ce que je trouve beau surtout.
Il me semble que dans ce film, il fallait vraiment choisir « physiquement » les acteurs, construire un duo qui construise une harmonie et des corps qui s’accordent.
Et se désaccordent, c’est ça qui les attire !
Est-ce à la caméra d’accorder les corps et peut elle faire des miracles lorsque les corps ne s’accordent pas ? Le choix de Margaret Qualley et Joe Alwyn a-t-il été immédiat et la magie a-t-elle opéré tout de suite ?
Ah oui. Cela a opéré tout de suite. Margaret connaissait Joe un petit peu, parce qu’il était le fiancé de Taylor Swift et que le fiancé de Margaret est le producteur de Taylor Swift, elle n’avait jamais joué avec lui mais ils se connaissaient. Mais elle ne m’a rien dit d’autre. Quand je l’attendais en bas des escaliers à Panama, qu’il est arrivé, que je l’ai vu, je me suis dit : ça n’est pas vrai, c’est lui, on ne peut pas être plus désaccordé et accordé.
Comment s’est passé le choix de vos acteurs malgré les désistements successifs pour le premier rôle masculin ?
Le premier rôle avait été écrit pour Robert Pattinson avant la pandémie, mais il a été finalement pris sur le tournage de The Batman qui a duré beaucoup plus longtemps que prévu et Margaret ne pouvait attendre plus. Mais on se retrouvera peut-être avec Robert sur autre chose. Après j’ai choisi quelqu’un d’autre mais ce quelqu’un d’autre, que par ailleurs j’aimais beaucoup, a mesuré peut-être l’étendue de la sensualité du scénario et il a eu peur. Il est parti. Il a fui, vraiment.
Parce que justement ce qui fonctionne vraiment bien dans le film, c’est cette sensation de naturel, de liberté, d’abandon…
Et de charme réciproque tout en étant très opposés.
Il me semble que votre manière de filmer adopte un point de vue totalement féminin, mais qu’il n’obéit à aucun archétype. Comment voyez-vous l’impact du militantisme et de la libération de la parole sur le cinéma qui semblent parfois vouloir imposer de nouvelles règles, comment vous positionnez-vous par rapport à ça ?
J’essaie d’être sincère avec moi-même. J’essaie de rester la personne que je suis. De ne pas trop me laisser emporter par ce qu’on pourrait appeler des règles. On m’a tellement répété quand j’étais plus jeune, aux Etats-Unis, « female gaze », « male gaze ». J’essaie de filmer ce que je ressens quand je regarde et de ne pas changer.
Mais ça compte évidemment ce qui se passe, mais ça ne compte pas comme une règle, plutôt comme la possibilité donnée aux femmes de dire ce qu’elles ont à dire. Et moi j’ai toujours fait ça.
Comment abordez-vous la sexualité dans votre œuvre ? Vous avez une manière unique de la filmer, d’en capter l’essence, à la fois dans la crudité et dans une élévation presque mystique…
Je n’ai aucune méthode. Ma méthode est peut-être une forme de pudeur et de timidité qui fait que je suppose, à partir de là, que les acteurs l’ont aussi. En leur exprimant ma propre pudeur, je peux aller vers eux, leur montrer ce que je veux, y compris les toucher, sans avoir besoin d’un coordinateur de situations sexuelles comme il y en a parfois. Et en même temps ne pas les gêner, et obtenir la position des corps qui me touche moi, mais sans que ce soit une contrainte pour eux, comme si mon désir de les filmer comme ça pouvait être beau et jamais brutal pour eux. Il y a une harmonie que j’ai toujours connue avec les acteurs. Mais je pense que la pudeur aide beaucoup dans ces cas-là.
Avez-vous beaucoup parlé en amont des scènes les plus charnelles, y avait-il de l’improvisation ?
On n’ a pas du tout improvisé, toute les scènes étaient écrites, elles étaient très abondantes dans le livre, j’ai dû les réduire un peu. Elles étaient très explicites. J’ai essayé qu’elles soient explicites mais en respectant les corps.
Il me semble que vous livrez avec Stars at noon votre film le plus antonionien. Il y a par exemple ce point commun avec Profession Reporter dans ce travail autour du vide et du hasard, qui atteint autant le spirituel que le traitement de l’espace.
Je n’ai pas pensé à ça mais j’aime beaucoup Antonioni. Mais il y a peut-être un rapport avec Profession Reporter avec cette rencontre aléatoire qui pourrait ne mener sur rien et qui fait que ça va un peu plus loin, avec ce voyage en voiture en Espagne. Mes personnages vivent aussi au jour le jour, presque minute par minute cette rencontre, et c’est ça qui la rend belle. Car lorsqu’on vit une rencontre amoureuse comme ça, on a l’impression – c’est peut-être faux – et je l’ai ressentie dans le livre, qu’on n’est pas responsable du destin de l’autre. On est amoureux. Bon. Lui, a son secret. Elle, voudrait de l’argent pour rentrer aux États-Unis. Ils se disent qu’ils n’iront pas plus loin. Alors qu’ils ne rêvent que d’une chose, c’est d’aller plus loin.
La musique participe énormément à cette sensation de temps suspendu. Comment avez-vous travaillé avec Stuart Staples ?
J’ai fait comme d’habitude, je lui ai envoyé le scénario. Il savait que je ne tournais plus au Nicaragua mais au Panama. On avait convenu qu’il faudrait peut-être qu’il y ait un cuivre – un saxo, peut-être une trompette – pour nous deux, c’était quelque chose qui parlerait de l’Amérique latine ou centrale. Mais c’était avant que je tourne. Je n’avais pas encore commencé à tourner, j’ai reçu une boucle. Il m’a dit, si tu n’as rien, j’ai écrit une chanson. J’étais dans le bureau avec une partie de l’équipe et on a dit « oui, c’est ça »
S’il y a bien une chose que j’adore dans votre cinéma, c’est une forme d’équilibre fragile entre le réel et le fantasme…
Moi j’ai l’impression d’être quelqu’un d’assez banalement réaliste, que je n’ai pas un univers fantasmatique très fort mais en général quand je travaille sur un scénario, je suis encore loin du film et je suis assaillie d’images, de scènes peu réalistes qui m’apparaissent presque comme des visions, comme si une petite case de mon cerveau s’ouvrait dans l’austère réalité du scénario, qui me donnait envie de m’échapper un peu. Ça s’est toujours passé comme ça.
La sensualité n’est pas uniquement affaire des corps, c’est toute l’atmosphère équatoriale du film, une atmosphère écrasante qui affecte la raison, épanouit les sens…
…et les écrabouille un peu parfois !
… oui, et les condamne à une certaine forme de langueur et d’abandon, que vous rendez palpable. On voit littéralement l’épaisseur de l’air et la photosynthèse à l’œuvre. Peut-on parler d’atmosphère parfaitement denisienne ?
Et soutenue par le choix des objectifs qu’a fait Eric Gautier le chef opérateur. Il a décidé de prendre ces objectifs des années 70 qui avaient été inventés je crois pour Apocalypse Now, dont il reste très peu d’exemplaires aujourd’hui. Ils permettent à la fois une très grande proximité – on sentirait presque la transpiration – et en même temps des plans larges, où j’ai l’impression que la solitude est très grande. Eric a eu raison et m’a apporté ça.
Vous saisissez quelque chose dans le regard de Margaret Qualley, une sorte de dérangement, une intensité particulière, de délire, de disposition sauvage et désespérément romantique …
Ah oui, tellement…
Sous ce climat, elle fait irrésistiblement penser au personnage de reporter tête brûlée joué par Mel Gibson dans L’Année de tous les Dangers – ce film fait-il partie de vos inspirations ?
Alors je n’ai pas pensé du tout à Mel Gibson, mais j’aurais pu ! J’ai tellement été attirée par Margaret, je l’ai tellement trouvée magnifique – dès que je l’ai aperçue dans le film de Tarantino – que je n’en ai pas démordu, c’était elle ou personne. Et finalement, je ne regardais qu’elle. Et au fond, cette adaptation innée qu’elle a à tout, à la chaleur, à la pluie, à se lever tôt, à se coucher tard, est dingue. Ça n’était pas un tournage très très friqué, il y avait un certain inconfort par rapport à des films américains. Cette confiance, c’était peut-être une forme de folie de sa part. Je sens qu’il y a quelque chose en elle qui est fou. Elle est capable de basculer.
Un côté Emily Brontë ?
Oui, c’est exactement ça.
Et c’est quelque chose que vous captez, cette vérité de l’acteur, son essence…
Dès mon premier film, un jeune homme comme Grégoire Colin, ça a été une découverte pour moi comme pour lui. Capter une matière aussi intime chez une actrice ou un acteur est quelque chose qu’on n’oublie pas.
Michel Subor, auquel vous rendez un aussi vibrant que discret hommage à la fin du film, déclarait qu’il considérait que L’Intrus continuait le cycle « Bruno Forestier ». Peut-on dire que le personnage de séduisant agent trouble, joué par Joe Alwyn, le reprend à sa manière ?
Non, Joe Alwyn, fait partie de la famille des agents de Graham Greene, ou peut-être John Le Carré. Alors que chez Michel, ce qui était particulièrement russe et torturé paraît dès Le petit Soldat. Bruno Forestier est cet homme mystérieux qui n’est pas mû par une cause à la John le Carré ou Graham Greene mais par une cause intérieure qui n’appartient qu’à lui.
Dans la deuxième partie du film, quand les amants s’enfoncent dans la forêt, c’est tout une sorte de vertige vert qui s’empare du récit. Plus qu’aux histoires d’espionnage, on songe alors à des films comme Aguirre La Colère de Dieu ou encore Zama de Lucrecia Martel. Y avez-vous pensé ?
Je n’avais pas le temps de faire une marche assez grande dans la forêt. J’aurais aimé faire plus, mais on était juste en temps et je ne pouvais pas me permettre de dépasser. Il m’a manqué un peu de forêt.
Pourtant on ressent ce vertige…
Oui, mais en tournant j’avais ce petit pincement au cœur.
En tout cas je m’aperçois que ce qui est très frappant lorsqu’on vous pose des questions c’est que nous analysons, nous théorisons, mais vous, vous avez juste une approche spontanée, intime, frontale de votre cinéma.
Je pense qu’heureusement. Rien ne prouve que je sois une personne si équilibrée et si sage. Peut-être heureusement que je reste presque naïve face à moi-même.
Vous sentez-vous sœur d’autres cinéastes françaises ?
Il y a une cinéaste que j’aime beaucoup, que j’ai découverte quand elle m’a fait signe, c’est Alice Diop. J’aime aussi une autre cinéaste moitié sénégalaise qui est Mati Diop. Elle a joué dans un de mes films après. Quand j’ai vu son travail, je me suis sentie touchée, comme si c’était une sœur plus jeune. J’aime aussi énormément Catherine Breillat. Le moment où nous nous sommes rencontrées en chair et en os a été un grand moment de ma vie, je me suis sentie moins seule.
Et quelqu’un comme Patricia Mazuy ?
Patricia est une explosive ! Je la rencontre moins. J’ai adoré les deux premiers films de Patricia. On s’est moins vues, mais je peux dire que je l’aime. On se voit peu, mais je pense à elle beaucoup.
Parce que vous faites partie de ces cinéastes françaises rares, qui continuent à faire leur cinéma envers et contre tout, sans obéir aux normes…
On n’a pas beaucoup le choix en fait. Ça serait quand même humiliant d’arriver à une époque où l’on dit que les femmes se libèrent et où l’on devrait s’abaisser ou tourner le dos à soi-même pour faire d’autres films. Moi je ne peux être que sincère avec moi-même, sinon, ça n’a pas beaucoup de sens que les femmes soient mieux reconnues qu’avant.
Avez-vous un autre projet ?
Je viens de terminer un scénario, donc je suis un peu crevée, et un peu dans le doute…
Nous nous retrouverons avant la sortie du prochain alors ?
Si Dieu nous prête vie, comme on dit…
Avec la collaboration d’Arthur-Louis Cingualte
Remerciements à Claire Denis, Monica Donati et Pierre Gallufo
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