Considérations autour de « DogMan » + Entretien avec Luc Besson

Une analyse à froid du parcours de réalisateur de Luc Besson peut imposer une lecture dépassionnée et intéressante quant à ses derniers mouvements. Si le carton mondial (et inattendu dans ces proportions) de Lucy en 2014 avait facilité la mise en chantier du projet le plus onéreux de sa carrière, Valérian et la Cité des mille planètes (2017), l’échec commercial de ce dernier a quelque peu réorienté les envies de son auteur. Que serait-il advenu si l’adaptation de la bande-dessinée de Jean-Claude Mézières et accessoirement l’accomplissement d’un rêve de longue date, avait été le succès escompté ? Il s’agit désormais d’un pur récit de science-fiction. Refréné dans sa folie des grandeurs, Besson signait en 2019, Anna, un film d’espionnage avec lequel, disons-le sans ambages, nous n’avions pas été tendre à sa sortie. À une singularité près, ce dix-huitième long-métrage semblait courir après une gloire passée en invoquant le spectre de sa veine années 90 et plus précisément celle de Nikita. Soit l’un de ses films les plus appréciés et celui qui lui ouvrit jadis les portes de l’international. Énième resucée de motifs dupliqués une multitude de fois entre ses productions et réalisations, ou tentative sincère de retour aux sources, de retrouver la sève de la période la plus populaire de sa filmographie ? Les hypothèses et conclusions varient selon les affinité entretenues avec une figure à la fois incontournable et clivante. Actif depuis maintenant plus de quarante ans dans l’hexagone (Le Dernier Combat sortait en avril 1983), sa longévité constitue un paradoxe caractéristique. Hérault d’un cinéma très ancré dans son époque, que beaucoup qualifierait « d’effet de mode », il a su tenir sur la durée, quatre décennies durant et créer l’événement auprès de générations différentes. Près d’un quart de siècle séparent les exploitations du Grand Bleu et de Lucy. Entre défenseurs sincères et détracteurs impitoyables, son nom suffit à générer des réactions tranchées et instantanément réactiver un perpétuel clivage, qui schématiquement voudrait qu’il soit à la fois la bête noire de la critique et le héros du public. Difficile de penser que les uns et les autres changeront d’avis sur son cas, surtout que le metteur en scène aura mis un point d’honneur à tenir sa ligne de conduite et avancer au gré de ses convictions, se faisant le seul maître de carrière. Si notre texte sur Anna, ne faisait que peu de cas du film, confessons avant d’aller plus loin qu’à un stade plus précoce de de la cinéphilie de l’auteur de ces lignes, Léon, Nikita ou Subway par exemple, furent des motifs d’excitation pour le jeune adolescent que nous avons été. Réticent face au cinéma français, en raison de préjugés infondés, le cinéaste incarnait la promesse d’une alternative. Nous sommes revenus de cette position depuis bien longtemps et avons révisé notre jugement, cependant, une aura inexplicable demeure. Depuis Angel-A, nous avons découvert tous ses longs-métrages en salles, sans exception. Et peu importe nos appréciations finalement, les débats qu’ils soulèvent demeurent peu ou prou les mêmes, Besson a d’une certaine manière réussi à passer au-dessus de ces considérations pour s’établir durablement. Silencieux ces dernières années et principalement évoqué pour des raisons extracinématographiques (que nous laisserons aux observateurs compétents le soin de commenter s’ils le désirent), le voilà de retour après quatre ans d’absence.

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DogMan – Copyright Shanna Besson – 2023 –LBP– EUROPACORP–TF1 FILMS PRODUCTION–TOUS DROITS RÉSERVÉS

DogMan, son dix-neuvième long-métrage fut annoncé en Janvier 2022 avec pour quasi seule information la présence en tête d’affiche de l’excellent Caleb Landry Jones (Heaven Knows What, Get Out, Nitram). Une communication inattendue se met en place, avec notamment la rumeur de projections très favorables au marché du film de la Berlinale, puis quelques mois plus tard une sélection en compétition à la Mostra (une première) et à Deauville. La presse et la profession se font ainsi les premiers relais, d’un réalisateur qui s’était auparavant construit sur une forme de défiance à leur égard et s’en était essentiellement remis au public. Omniprésent dans les médias et les salles pour une vaste tournée d’avant-premières, Luc Besson aura fait le maximum pour incarner physiquement sa réapparition. C’est dans ce contexte que nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec lui et que nous avons décidé d’écrire autour de ce nouvel opus, moins pour proposer une critique qu’un mélange de considérations analytiques et en conclusion des extraits d’interviews. Il sera moins question d’encourager ou de dissuader de voir ce fameux DogMan, que de chercher à comprendre d’où il vient et où il va, avec la possibilité de s’appuyer sur les propos de son auteur. Le synopsis officiel est le suivant : Enfant, Douglas (Caleb Landry Jones) a été abusé par un père violent qui l’a ensuite jeté aux chiens. Au lieu de l’attaquer, ces derniers l’ont protégé et ils sont devenus ses alliés. Devenu adulte, encore traumatisé et menant une vie de marginal avec ses chiens, Douglas sombre peu à peu dans une folie meurtrière.

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DogMan – Copyright capelight pictures 2023

En 2005, sortaient à quelques mois d’intervalles, Danny The Dog et Angel-A. Le premier, porté par Jet Li, écrit et produit par Luc Besson, était une honnête série B, contant l’histoire d’un homme élevé comme un chien, se libérant de la violence. Le second marquait le retour à la réalisation du cinéaste huit ans après Jeanne d’Arc, se présentait tel un portrait à peine dissimulé de son réalisateur et avançait des velléités introspectives. Schématiquement, DogMan, outre le raccord canin, pourrait donner l’impression d’effectuer une jonction entre ces deux longs-métrages, comme un produit d’exploitation rattrapé par des velléités d’auteur, ou l’inverse, celui d’un film qui se voudrait ambitieux, parsemé d’instants hérités de registres nettement plus primaires. Il y a ainsi un mélange de désir d’application, d’implication et de désinvolture qui saute aux yeux au fur et à mesure du visionnage. Douleur et douceur, naïveté et brutalité, amour et violence, ce cocktail qui parcourt une large partie de la filmographie de Besson est bien présent. À bien des égards, ce dernier propose une version au carré de son travail, avec tout ce que cela peut impliquer de levées de boucliers (manichéisme, banalités, clichés, symbolisme appuyé,…), tout en cherchant à renouer avec la « santé » de ses débuts (sa période Gaumont). Il poursuit en ce sens une démarche initiée sur Anna. Il se démarque néanmoins par un paradoxe de traitement, entre relative sobriété et désir d’accumulation, d’additions. D’un côté, les nombreux échanges entre Douglas et Evelyn où l’investissement et la justesse de Caleb Landry Jones peuvent créer un point d’immersion dans le récit, de l’autre, des flashbacks illustrant cette histoire avec emphase et gros sabots. Nous sommes quelque part entre la curiosité et l’hallucination. La simplicité, plutôt efficace en soit à défaut d’être révolutionnaire face au simplisme coutumier et potentiellement rédhibitoire. Si l’acteur, sait se départir de répliques explicites (et souvent balourdes), accentuant sans cesse une misanthropie assez outrée et évacuant les zones d’ombres (alors que le film réussit plutôt à créer un suspens autour du parcours de son héros), il ne peut transformer la nature, « délicate » de nombreuses situations. En résulte une sorte de fourre-tout construit autour d’éléments improbables voire impossibles, c’est selon, où références pop culturelles (Star Wars, Batman) côtoient récitations de Shakespeare et embrasent au passage un chant lexical religieux au sérieux indéfectible. Avec une candeur, au choix attachante ou déconcertante, le long-métrage avance sûr de lui, exhibant en toute insouciance ses carences, facilités, faiblesses et ses contradictions. Mélodrame, polar de série B, conte adulte, DogMan est tout cela à la fois, maladroit et sincère, il évoque par à-coups la quasi intégralité des réalisations de son créateur, des plus célèbres (la vie marginale impulsée dès Subway, la rédemption d’un individu malmené de Léon ou Nikita) aux plus conspuées (Malavita pour l’une de ses intrigues mafieuses secondaires, Arthur et les Minimoys dans sa tentative de récupérer l’état d’esprit Disney et retrouver sa vertu d’émerveillement). Il porte en ce sens tous les stigmates de l’univers bessonien, dont il pourrait constituer un best-of. Il se double en prime d’un jeu de mise en abyme, reliant l’itinéraire de Douglas à celui de Besson. Cette nouvelle figure martyrisée et sacrificielle, aux multiples vies, sauvée par l’art et les animaux, renvoie immanquablement aux aspirations d’un homme qui se sera fréquemment servi du 7ème art comme un bouclier, une protection. Ce sous-texte discutable (une manière de romancer sa propre histoire) et fragile, mais pourtant bien tangible, insuffle un supplément de personnalité à un objet à la fois aberrant et cohérent. Nous serions malhonnête à vouloir défendre l’ensemble plus que de raison, tout comme nous ne serions pas francs à l’enfoncer sans nuances et avec virulence. Il s’inscrit dans la moyenne d’une filmographie diversement appréciée. Luc Besson ne sera jamais le cinéaste de la subtilité ou de la profondeur, mais un réalisateur instinctif ayant parfois réussi à imprimer la rétine de certains spectateurs et à imposer durablement une marque. Pour le meilleur ou pour le pire, qu’on aime ou déteste son cinéma, il n’en demeure pas moins présent et omniprésent depuis maintenant quarante ans.

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Entretien avec Luc Besson

Qu’est-ce qui a changé entre le Luc Besson de 1983 et celui de 2023 ?
Le déclenchement est exactement le même qu’il y a quarante ans. Je ne sais pas si c’est de la naïveté ou de la candeur, mais j’ai toujours ce même désir et ce même besoin de raconter une histoire : j’en suis très heureux. J’ai parfois l’impression d’être trois millions d’années en arrière, en train de dessiner dans une grotte. J’ai toujours l’envie de faire son petit dessin pour dire que je suis passé par là. Je pense le faire jusqu’à mon dernier souffle.

Vous avez récemment dit qu’il ne vous restait que deux ou trois films à faire ?
Je le pense, du moins c’est une notion. J’ai 64 ans, je vieillis et plus le temps passe plus les films sont physiquement durs à faire. Surtout, je n’ai pas envie de faire un film de trop. J’ai encore la pêche, j’ai encore envie de dire des choses et je veux les faire bien. Je vois deux ou trois films que j’ai très envie de faire, qui sont beaux et qui m’excitent, ensuite il faut savoir s’arrêter. Un peu comme un sportif, il y a un moment donné où il sent qu’il ne pourra plus être sur le podium (rires).

Depuis combien de temps portiez-vous le script de DogMan ? Pourquoi avoir choisi de le mettre en scène maintenant ?
Je l’ai écrit il y a un peu plus d’un an et demi. Depuis que j’ai dix-sept ans, j’écris tous les matins. Parfois je mets certains personnages de côté, parfois je les oublie et d’autres fois les personnages vous attrapent. Ce Douglas ne m’a pas lâché, j’ai senti qu’il avait envie d’exister. Ce qui m’amuse c’est qu’il est le résumé de beaucoup de mes personnages. Je trouve qu’il est un peu de Jacques du Grand Bleu, un peu de Fred dans Subway, un peu de Nikita, un peu de Léon. Je trouve qu’il cristallise les peines et les souffrances de tous mes personnages.

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Est-ce pour cette dernière raison que vous vous êtes senti proche de ce personnage ?
Je pense qu’évidemment on met un peu de soi dans chaque personnage : ce que nous sommes déteint. Il y a une dimension abstraite, mais à soixante ans nous avons vécu, nous sommes plus précis dans la façon de raconter les choses, dans les dialogues, dans les situations. Il s’agit peut-être du même discours mais un peu plus économe, plus net, plus précis… C’est le bénéfice de l’âge !

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Caleb Landry Jones puis les centaines de chiens sur le tournage ?
Tout d’abord, Caleb est un acteur exceptionnel et j’ai eu beaucoup de chance. Nous avons eu une préparation de six mois et nous sommes arrivés sur le tournage prêts. Cela a été une partie intense mais pas difficile à proprement parler. Quant aux chiens il y en avait 115 pour 22 dresseurs, c’était un capharnaüm perpétuel mais s’y fait. Les animaux sont mignons et plein d’amour mais ils font ce qu’ils veulent. Nous essayons d’organiser des petits miracles pour que le chien puisse avoir l’expression ou le sentiment recherché. Caleb a beaucoup aidé, il a une voix envoûtante et nous avions l’impression que les chiens l’écoutaient la plupart du temps . Par exemple, la scène où il récite du Shakespeare, je peux pas vous dire si les chiens ont tout compris à Roméo et Juliette mais en tout cas ils écoutaient !

Qu’est-ce qui vous angoissait le plus ? La gestion technique du nombre d’animaux ou la la crédibilité émotionnelle du film sur ce versant ?
Une scène en particulier m’angoissait, celle où nous entendons Edith Piaf. Nous avons beau préparer au maximum les choses, tant qu’elle n’est pas tournée, on ignore si elle « passe » ou pas. L’angoisse était partagée par moi et Caleb, mais d’un seul coup nous n’avons plus le choix, nous mettons la musique et trois caméras tournent. À partir de là, nous ne pouvons pas tricher, la chanson il faut la jouer, l’interpréter, cela a fait partie des moments que je considère à la fois comme miraculeux et très émotionnels. Sur le moment, nous avons tous craqué et pleuré.

Au générique de fin on peut apercevoir un remerciement à Matteo Garrone, qui a justement réalisé un film intitulé Dogman en 2018…
J’ai appelé Matteo afin de lui demander l’autorisation d’utiliser son titre et il m’a dit oui tout de suite. J’ai ensuite été le voir à Rome, il s’agit à mes yeux du meilleur metteur en scène italien de la nouvelle génération. Comme tout grand cinéaste, il est d’une grand générosité. Nous étions tous les deux en sélection à Venise cette année et une complicité s’est créée. Nous nous échangions les affiches de nos films par WhatsApp, c’était amusant et c’est quelqu’un de vraiment adorable.

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C’était votre première fois à Venise en compétition ?
J’y avais été avec Atlantis, mais pour une simple présentation.

Quelle émotion cela procure de faire son grand retour en compétition à Venise ?
J’aime beaucoup Alberto Barbera, le patron de festival, il m’a invité et j’en étais heureux. Après la réaction d’une salle, reste la réaction d’une salle à un moment donné, ce qui m’intéresse c’est les spectateurs. Qu’ils soient à Venise, à Lyon ou à Paris comment la projection se passe ? Est-ce que les gens sont émus à la fin ? Est-ce qu’ils réagissent ? Est-ce qu’ils font une standing ovation ? En l’occurrence, cela s’est très très bien passé et nous étions tous ravis.

Qu’en est-il du projet June & John?
Il est tourné ! Durant le COVID, j’étais cloîtré comme tout le monde… J’ai embarqué une dizaine de techniciens, des amis, des acteurs inconnus, j’ai pris un téléphone et nous avons tourné. C’est une histoire d’amour, un petit film que je trouve très tendre et que j’aime beaucoup. Nous le montrerons sûrement en fin d’année ou l’année prochaine, peu importe. Lorsque les portes se sont rouvertes après le COVID nous sommes partis sur DogMan qui était un projet assez majeur, nous avons donc concentré notre énergie dessus. Le petit June & John vivra sa vie un peu plus tard.

Propos recueillis le 26 septembre 2023 par téléphone. Un grand merci aux équipes Pathé Grand Lyon et Lucie Laigle qui ont rendu possible cet entretien ainsi qu’un remerciement particulier à Luc Besson.

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A propos de Vincent Nicolet

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