Rares sont les français qui en ont seulement entendu le nom – à part dans certaines vallées et grâce à l’écho… Mais ceux qui ont voyagé au Québec auront peut-être perçu la rumeur qui monte… Après deux films confidentiels entièrement tournés avec les moyens du bord, les deux suivants ont peu à peu imposé le nom de Martin Laroche, ne serait-ce qu’au rayon des cinéastes qu’il faut suivre à la trace et ce, jusque dans la profession. Car à un tel degré d’autoproduction, sa ténacité fait déjà office de petite révolution. Mais c’est aussi parce que ses films portent une rage, une urgence qui répondent à l’air du temps. Temps de la colère de ne jamais voir ou si peu, après plus d’un siècle de cinéma, de personnages féminins dignes de ce nom sur les écrans. Alors que pendant que le Québec applique depuis un an la parité dans les financements publics, au festival de Cannes et dans les institutions françaises, on en est encore, comme pour mieux reculer, à créer des non-événements et des colloques pour savoir s’il existe ou non un cinéma de femmes. Mais l’évolution des habitudes ne passe pas seulement par la création d’un espace légitime à réserver aux réalisatrices. Martin Laroche témoigne comme d’autres jeunes hommes de sa génération de la nécessité de faire évoluer notre regard. En deux ou trois filles ( Sophie, Chloé, Myriam ), il nous a offert de magnifiques portraits et des rôles à l’avenant à autant de révélations féminines bouleversantes. Il s’attaque sans complexes à des thématiques jusqu’ici vues comme spécifiquement féminines, la ferveur de l’accueil public réservé à ses films, prouvant sans équivoque que ces sujets intéressent aussi les spectateurs masculins. La grande émotion de l’ensemble du public du festival 48 images seconde de Florac nous le dit haut et fort : un auteur important est né. Il nous parle ici comme il filme ses personnages, de son métier ou des obstacles qu’il a vaincus, toujours avec passion. C’est la révélation québécoise de l’année et une fois encore, on aimerait que dans le manège de la distribution, les cinéphiles français retiennent ces titres, car si humains, ils concernent toutes et tous.
Quels ont été les films déterminants dans ton envie de devenir cinéaste ?
Je dirais que les influences ont été diverses. Quand j’étais à l’université, j’adorais le cinéma de Kubrick, de Lynch comme celui de ceux qui repoussent les limites du cinéma, mais aussi les comédies de Charlie Chaplin, Woody Allen… Plus tard, j’ai découvert le cinéma des autres pays. Depuis peu, je suis un très grand fan des frères Dardenne comme beaucoup mais qu’on pense aux Manèges humains ( 2012 ) ou à Tadoussac ( 2017 ), leur influence est assez directe. Je pense aussi à Cristian Mungiu ou à d’autres cinéastes avec un style hyper réaliste. Mais j’aime aussi Roy Andersson, un cinéaste suédois qui m’impressionne à chaque fois que je vois un de ses films et qui est beaucoup plus expérimental. J’ai plusieurs influences aussi selon le projet de film…
Mais quand le déclic a-t-il eu lieu : dans l’enfance, à l’adolescence ? Y a -t-il un film qui t’a bouleversé au point que tu te dises dans ta tête « Et si je faisais du cinéma moi aussi » ?
Mes parents ne regardaient que du cinéma hollywoodien classique. Par exemple, pour Forrest Gump, ils avaient trouvé ça long et moi aussi à l’époque. Aussi, tout film qui sortait de ces codes était pour moi et mon environnement un peu étonnant et pas très intéressant. C’est plus à partir de 17-18 ans avec un film comme Les évadés ( 1994 ) de Frank Darabont, où il y a vraiment un twist final dans lequel on pense que le personnage va se suicider mais en fait il s’est évadé. Ce film a été pendant longtemps mon préféré parce que je me disais qu’il y avait moyen de faire des constructions comme ça et où je m’étais fait avoir. Je me rappelle aussi d’un autre film américain avec Tim Robbins et Jeff Bridges qui se finit mal. J’étais à côté de mon père qui était vraiment fâché de cette fin et moi au contraire, j’étais halluciné et j’avais beaucoup apprécié d’être un peu déstabilisé. Mais mon apprentissage a été quand même long. Les premiers Kubrick que j’ai vus, je trouvais ça fastidieux et je n’aimais pas car ils ne correspondaient pas aux codes que j’appréciais. Bref, je ne suis pas né dans le milieu du cinéma et j’ai fait mon éducation à l’âge de vingt ans, tranquillement, en regardant des films et en acceptant que je ne connaissais pas tout, en me laissant surprendre, pour en venir à apprécier un cinéma plus à la marge.
Tu as commencé très jeune par des films étudiants entièrement autoproduits, aujourd’hui presque invisibles. Le premier d’entre eux s’intéressait à la vengeance d’un père dont la fille avait été violée et assassinée. Dans le teaser, on voit que le film était filmé à fleur de peau, avec peu de budget ( à peine quelques milliers de dollars ) mais déjà une certaine maîtrise. J’ai par contre vu le film de Podz, Les sept jours du talion, sorti chez nous en dvd, au synopsis assez similaire. Comment expliques tu ce glissement du drame psychologique, genre n°1 au Québec vers le Torture porn, genre américain en vogue à partir des années 2000 ?
Il y a quand même une grosse différence entre le film de Podz et le mien. Le sien est basé sur un roman paru avant que je fasse mon propre film, il n’a donc en rien copié mon film. Quand j’ai commencé à écrire, on m’a demandé si j’avais lu ce scénario là parce qu’il y avait des éléments très similaires. J’ai pris peur pensant que j’allais plagier un roman que je n’avais jamais lu. Donc j’ai lu le roman et il s’avérait qu’on ne partait pas dans la même direction. Quand j’ai fait La logique du remords ( 2007 ), c’est un film où un père se venge du meurtrier de sa fille, mais ça c’est presque le prétexte du film. En fait, j’avais lu un livre de neuropsychologie qui m’avait vraiment marqué et qui expliquait entre autres que le cortex préfrontal de notre cerveau était responsable de beaucoup d’émotions liées à la compassion, au remords… Ils avaient aussi remarqué que c’était une zone déficiente chez les tueurs en série, que ce soit du à un accident ou de façon congénitale. Donc en lisant cela, je me suis demandé ce qui arriverait si le personnage décidait consciemment de s’enlever le remord. Le film est plus une réflexion sur le fait de pouvoir commettre un acte horrible pour se venger. Donc on partait plutôt sur le versant psychologique, même si à l’arrivée ça donnait un film assez glauque avec des scènes un peu difficiles à soutenir. Quand le personnage se faisait arracher un ongle, la salle ne régissait pas toujours bien à ce moment là. Sinon je ne voulais pas nécessairement aller vers le cinéma de genre. C’est le contexte du film qui a été déterminant. Ceci dit, j’ai vraiment du mal à définir une ligne directrice dans le cinéma québécois, on pourrait plutôt parler de tangente ! C’est vrai qu’on voit beaucoup de drames familiaux, mais il y a aussi beaucoup de films qui vont voir ailleurs. Ce qui me paraît plus fréquent, c’est la débrouillardise en termes de production ou dans la façon de faire les films. Mais définir le cinéma québécois, comme le cinéma français d’ailleurs, serait déjà trop réducteur.
Dans ton second essai, Modernaire ( 2009 ), tu t’intéressais au racisme et à la peur du terrorisme, déjà dans un style à la fois réaliste et embarqué. Même si tu ne souhaites pas diffuser ces films, ils portent à la fois ton goût pour la recherche et des formes cinématographiques contemporaines différentes et adaptées au sujet, mais aussi un penchant pour les drames sombres et les sujets difficiles. Comment tu expliques ce choix ?
C’est vrai. Même si j’aime beaucoup la comédie, je me suis d’abord tourné vers le drame. Peut-être de façon inconsciente pour me donner une sorte de crédibilité par rapport à mon milieu. En fait, j’ai toujours voulu écrire des comédies mais j’ai d’abord fait des drames pour que les gens voient que je suis capable de faire quelque chose de profond, de réfléchi. Mais si je songe aux films préférés de ma vie, je pense qu’Annie hall doit être en tête de liste pour sa justesse entre comédie et réflexion philosophique ou réflexion sur le couple. Je crois vraiment qu’il est possible de faire de magnifiques comédies qui font réfléchir. J’aime d’ailleurs les respirations que le rire crée dans un drame, pour ensuite aller chercher quelque chose d’encore plus intense. Entre Les manèges humains et Tadoussac, j’ai commencé un projet de comédie que j’ai ensuite abandonné faute d’avoir obtenu les fonds nécessaires. Je voulais justement montrer que je pouvais faire autre chose. Mon prochain film s’appelle Le rire. C’est une réflexion sur l’humour et pas juste une comédie.
Est-ce que la forme te vient plutôt avant le sujet ? Ici, dans Les manèges humains et Tadoussac, ce sont toujours des portraits de femmes et des formes fortes qui cherchent à faire avancer le cinéma…
La forme vient souvent en même temps que l’idée de l’histoire. Dans Les manèges humains, on dirait que le fait que ce soit un faux documentaire a donné une profondeur supplémentaire au personnage de Sophie, qui vit avec un trouble. Le fait de le documenter lui permet de passer au travers de sa condition. Pour Tadoussac, en créant le personnage de Chloé qui est un personnage très discret et qui interagit peu avec les autres et, comme je voulais que ce soit réaliste, je suis plutôt allé dans un style inspiré des Dardenne. Chloé est un peu ma Rosetta. Je vois beaucoup de points communs dans ces deux personnages. Inconsciemment aussi, comme j’ai pu le constater au montage. J’avais même peur d’avoir fait une copie conforme, mais ce style se prêtait bien à ce film là. Avec celui que je vais entamer à l’automne, je m’en vais complètement ailleurs. Il y aura encore de la caméra à l’épaule mais aussi des travellings. Je vais incorporer des scènes de danse… Mais en règle général, j’aime pousser les limites du médium. Depuis une vingtaine d’années, le cinéma est plus perçu comme une industrie avec un désir de rentabilité et donc d’atteindre le plus large public possible, ce qui fait que c’est difficile de nos jours parce que les films doivent être consensuels. On est bien loin des recherches menées dans les années 50, 60 ou 70. On pense à la Nouvelle Vague française, comme à Bunuel, à Jodorowsky et bien d’autres de par le monde. Plus personne n’ose s’aventurer là dedans… Quand on voit les films de Roy Andersson, on trouve ça tellement bizarre, même si par le passé des films beaucoup plus bizarres encore ont été faits. Pour mon prochain film, j’assume le fait de dire que je vais explorer le médium, l’idée que le spectateur ne puisse pas tout comprendre, que je donnerais dans le symbolisme ou l’onirisme. Flirter avec les limites pour voir ce qu’on y trouve…
Entre Modernaire et Les manèges humains, qu’est-ce qui a changé dans le processus de production ? Beaucoup considèrent Les manèges humains comme ton véritable premier film…
Moi aussi ! ( rire ). Oui, c’est une autre échelle. Ce que je trouve cool dans mon cas, c’est d’avoir réussi à faire des films avec 3500 ou 6000 dollars ( 2300 ou 4000 € ) qui m’ont réellement servi à acquérir de l’expérience. Si j’étais tombé directement sur le plateau des Manèges humains, qui est un très petit budget pour un long-métrage professionnel, le film n’aurait pas pu être aussi bon ou être fidèle à ce que j’avais imaginé. Parce qu’il a fallu apprendre la direction d’acteurs dans mes premiers films, ne serait-ce que pour verbaliser ce que j’avais en tête pour que, autant les comédiens que le directeur photo ou le directeur artistique, tous puissent comprendre. C’était le défi et pour ça mes premiers films ont été très formateurs. Entre Les manèges humains et Tadoussac, ça a été la même chose puisque comme les budgets étaient petits, au lieu d’être quarante ou cinquante, on était plutôt une quinzaine et on tournait en beaucoup moins de jours. C’était aussi plus convivial car l’équipe était très soudée. Donc j’ai encore progressé et là cette fois je vais pouvoir avoir un vrai budget. Pour Tadoussac, on parle d’environ 200 000 dollars ( 130 000 € ) alors que cette fois, ça va avoisiner les 2,5 millions ( plus d’ 1,6 million d’euros ), ce qui est plus dans la moyenne des productions québécoises. Comme je vais avoir dix fois plus de budget, je me sens bien plus outillé que si j’avais sauté directement dans ce tableau là en sortant de l’ICAM. À la fin de l’université, je me suis dit « Personne ne va me donner de l’argent parce que personne ne me connaît » et c’est normal ! On n’imagine pas une institution publique dire « Oh oui, je te fais confiance, tu n’as rien fait mais je te donne un million ». Donc ces films là m’ont servi de rodage et à me prouver que j’étais capable de faire un film, tout en espérant que ça se concrétise ensuite par d’autres projets.
Le procédé de la mise en abîme par le film dans le film est très présent dans le cinéma contemporain. Dans Les manèges humains, la différence est dans le fond puisque ce procédé en apparences artificiel ou ludique sert à peindre des personnages en profondeur, dont une très belle protagoniste qu’on va accompagner dans sa douleur de façon totalement inattendue… Quand as tu choisi ce procédé proche du found footage ?
Au Québec, on appelle ça du faux documentaire. On peut parler aussi de journal filmé puisque c’est Sophie qui filme son histoire. C’est venu en cours d’écriture, pas dès le début. Je voyais venir les problèmes financiers qu’entraînerait le film. Donc je me suis donné un style qui permettait de tourner avec un budget plus restreint. Ces procédés donnent beaucoup de béquilles en termes de possibilités : on est obligé de tourner en plans séquences, il faut que les protagonistes soient conscients de la caméra. Il faut aussi être hyper réaliste parce qu’un jeu un peu « off » sonnerait immédiatement faux. Il y avait ces défis là et des contraintes assez importantes. Mais ce qui me plaisait avec le faux documentaire, c’est que dès que je l’ai intégré au scénario – et pas seulement pour adopter un style -, il servait l’histoire. Le personnage de Sophie gagne beaucoup en complexité et ça lui permet d’aller au bout de sa quête parce qu’elle devient prisonnière de son propre film, dans le sens où il y a une condition à laquelle elle n’a jamais voulu se confronter directement. Faire un film sur cette condition là lui permet de passer au travers. C’était assez riche et ça nous garantissait des scènes très frontales. C’est plus intense et ça, ça me plaisait quand je l’ai tourné.
Elle peut tricher avec le film qu’on lui a commandé, mais pas avec son histoire ni avec son intimité…
Exactement.
Tu crois à la nécessité d’une certaine mise à distance pour faire accepter au spectateur les aspects les plus durs de ce qu’elle vit ? Ce qui arrive est d’autant plus inattendu qu’on pensait être dans un dispositif et que là, le réel fait irruption de façon plus choquante…
Oui, parce qu’on voit le procédé cinématographique, on voit qu’elle filme. On voit aussi la caméra tomber. On est en donc conscients… Mais c’est comme avec l’accent québécois auprès des spectateurs du festival : les quinze premières minutes, on ne comprend pas trop le film et puis à la fin, on est pris par la proposition, on touche à l’essence du film. Alors, on oublie le procédé du faux documentaire pour embarquer dans l’histoire. Et c’est là qu’il devient super intéressant parce qu’à ce moment là, on est très proches, très réalistes. Je n’aurais pas pu faire une scène avec autant de proximité des visages, qui colle à l’action – prenons leur relation sexuelle où la caméra se trouve entre les deux personnages – dans un film plus classique au niveau de la forme. Ça permet donc d’entrer encore plus fort dans une scène qu’on veut cathartique ou iconique dans le film.
Ce qui est curieux parce que le décalage est plutôt un procédé utilisé en comédie justement. Ici, il y a aussi le monde des forains québécois qui est passionnant. Quelle est la part de fiction et de documentaire dans l’écriture et la mise en scène de ces personnages ?
Ce qui est drôle par rapport au parc d’attractions, c’est qu’à la base un de mes cousins travaillait là et il est venu me voir à Noël en me disant que si un jour je voulais tourner là, il pouvait m’arranger ça. Sauf qu’à ce moment là, je n’avais pas d’idée avec ce type de lieu. Pourtant, elle m’a trotté dans la tête car c’est un lieu aussi fort au niveau visuel que pour sa dynamique. À côté de ça, je réfléchissais à un personnage ayant subi l’excision. Donc est venue l’idée de mixer le personnage et le lieu, et ça faisait vraiment bizarre mais ça pouvait aussi devenir très intéressant. Donc voilà comment Sophie et le concept des Manèges humains sont nés. On a donc tourné dans le parc de mon cousin, littéralement avec eux, on les a suivis pendant trois semaines dans trois villes différentes à travers le Québec et on a tourné le film aux horaires de fermeture. Les manèges constituent la quasi totalité des décors du film. Les choses qu’on a le plus habillées, c’étaient les roulottes de Frédéric et celle de Sophie où là, il y a vraiment eu un travail de direction artistique et sinon, au niveau des costumes. Mais oui, je trouvais qu’il y avait dans ce parc une signature visuelle forte, avec ce côté un peu rouillé plutôt qu’hyper clean.
Ces forains ont quel statut dans la société québécoise ?
Les forains avec lesquels on a tourné sont plutôt assez pauvres. Ce ne sont pas comme en France des gens du voyage. Ils ne sont pas non plus nécessairement des artistes, mais des travailleurs qui montent des manèges et bossent dans les attractions. Comme il s’agit d’emploi peu qualifiés, ce sont souvent des gens qui ont eu des difficultés par le passé ou ont du mal à retrouver un emploi. Ça crée des frictions entre les employés. Le plus souvent, ce sont des gens costauds, très travailleurs et avec une grosse motivation. C’est donc un milieu très riche psychologiquement et au niveau narratif.
Qu’est-ce que la comédienne qui interprète Sophie connaissait alors de la réalité physique, physiologique, de son personnage et des traumas liés à l’excision en général ?
En fait, Marie-Évelyne en savait moins que moi quand je lui ai présenté le scénario, parce que j’avais naturellement fait des recherches pour l’écriture. J’en ai fait plus encore pour les versions ultérieures du scénario… Mais Marie-Évelyne est née au Québec, elle n’est pas d’origine africaine puisque sa mère est d’origine haïtienne. Elle n’a donc pas été confrontée à ça, ni par sa naissance, ni par sa famille. Quand je lui ai présenté le scénario, elle connaissait la problématique. Tout comme moi, elle a fait de la recherche. Je lui ai envoyé des documents. On a beaucoup parlé et je lui ai fait lire le livre de Ayaan Hirsi Ali, Ma vie rebelle, qui m’avait beaucoup inspiré. C’est une politicienne des Pays-Bas et une femme extraordinaire. C’est comme cela que Marie-Évelyne s’est préparée pour jouer le personnage avec le plus de vérité possible.
Tu abordes plus directement la sexualité et le corps que ne le font d’autres cinéastes québécois. C’est cru mais pas voyeuriste…
Je n’aime pas les films qui choquent pour choquer. Donc quand des corps nus apparaissent dans un film juste pour les montrer, moi ça me fait décrocher. Pas que je sois choqué plus que ça, je m’en fous, mais il faut qu’il y ait une raison de le faire. D’ailleurs, les plus grands cinéastes me choquent en général de la bonne façon. Ils me permettent de remettre des choses en question, me troublent. J’aime bien ce trouble, mais pas qu’il soit forcé. Peut-être que là on peut parler de voyeurisme, je ne sais pas… Quand j’ai fait Les manèges humains, la problématique était très difficile et j’ai voulu l’explorer de manière frontale, ce qui fait qu’il y a une scène de relation sexuelle. Mais par contre, je ne voulais pas qu’on montre un vagin ou une vulve excisée. Je n’en ressentais pas le besoin. Je voulais sentir la proximité avec les personnages, le drame intérieur que les deux vivaient et creuser plutôt là-dedans. En même temps, je voulais aussi marquer de façon très directe. Il y a un peu de ça dans tous les films que je fais. Autrement dit, si tu n’es pas capable de supporter la relation sexuelle d’une fille excisée, alors fais en sorte que ce problème disparaisse ! C’est ça l’intention et pas choquer à tout prix, c’est le juste milieu pour moi.
Par ailleurs, dans ton éthique, il y a la nécessité d’aller au bout de la scène, jusqu’à la catharsis…
Oui, je m’en rends de plus en plus compte, autant avec Les manèges que pour Tadoussac. Les deux comportent de longues scènes explicatives, un dialogue qui sert à révéler le passé des personnages pour créer une certaine forme de catharsis. Je ne sais pas pourquoi, ni si c’est inconscient ou non. Dans le film que je vais tourner, je suis encore en train d’écrire la même chose. Pas exactement la même, mais une scène similaire. C’est là qu’on peut parler de style ou de signature, sans vouloir être prétentieux. C’est quelque chose que j’aime, j’ai besoin de closure ( bouclage ) comme ont dit aux États-Unis. J’ai besoin de savoir pourquoi car je suis d’un naturel curieux dans la vie. J’aime aussi définir des personnages qui ne soient ni blancs, ni noirs. Ils sont comme ils sont. On voit d’abord une ligne directrice, puis apparaît quelque chose de beaucoup plus nuancé qui appartient autant à leur passé qu’à leur psychologie présente. J’aime être capable de les densifier.
Y a-t-il un besoin d’exorciser quelque chose ? Ressens-tu de la colère vis à vis de certains sujets qu’on croise dans la société, le quotidien ?
Oui, je suis souvent en colère vis à vis de la société mais plus sur des sujets politiques. Le virage à droite mondial qui a lieu en ce moment n’est pas la chose qui me plaît le plus. Des fois, je vais gueuler contre mon ordinateur ou mon journal. Je m’intéresse beaucoup à la psychologie sociale, à toute la construction sociale qui définit un individu, aux préjugés et aux stigmates, à tout ce qui maintient un individu dans une situation ou aux ramifications que cela peut amener à l’individu. Je trouve ça très riche et intéressant. Ça peut nous faire réfléchir parce qu’on a l’impression d’être libre et de faire ce qu’on veut, mais c’est fou à quel point les acquis sociaux contrôlent notre vie ! Dans Les manèges humains, il s’agit d’un personnage qui vit avec l’excision, alors qu’il est dans une situation autre au Québec. Il y a ainsi une confrontation entre la société québécoise et une pratique traditionnelle africaine. Dans Tadoussac, ça va être par rapport au personnage de Myriam, tout ce qui est en lien avec le fait de ne pas vouloir son bébé, avec la possibilité de se faire avorter, alors que la société, elle, trouve ça tabou. Même la cellule familiale très proche refuse qu’elle le fasse. Elle se retrouve coincée dans une sorte de prison et ça l’amène à commettre un acte encore plus horrible que ce qu’elle aurait pu faire de façon légale. Moi, ça me fascine… Einstein a dit « Il est plus facile de détruire un atome qu’un préjugé ». C’est un peu ça : on a beau changer la loi sur quelque chose, les acquis sociaux continuent d’avoir la mainmise sur la société. J’aime beaucoup réfléchir là dessus.
Autre choix inattendu : la présence de couleurs vives et d’une certaine gaieté, l’ambiance décontractée des nuits d’été qui contrebalance les problématiques humaines…
Ce qui m’a plu quand j’ai eu l’idée de le tourner dans le parc d’attractions, c’est le contraste entre le lieu et l’histoire fondamentale du personnage. Quand on pense à ça, on pense lieu festif, lieu de couleur, avec des enfants, lieu familial, manèges, plaisir, bonheur… On pense très peu à quelque chose de dramatique dans ce lieu là. Ce que j’aimais aussi, c’est que les gens qui vivent là ont une intimité très restreinte dans les tentes, les roulottes… Donc pour une personne comme Sophie qui a subi l’excision, la confrontation avec son intimité est beaucoup plus directe. En outre, les couleurs servaient beaucoup à appuyer ce contraste. C’est aussi pour cette raison que les scènes dramatiques se passent plutôt à l’intérieur. Les couleurs y deviennent, pas carrément pastels mais un peu plus délavées…
Ça me rappelle cette barbe à papa offerte à Sophie, qui peut paraître dérisoire et qui est en même temps un geste symbolique fort de la part d’un homme…
Exactement ! Il y a aussi tout un rapport à l’enfance.
Autant dans Les manèges humains que dans Tadoussac, tu as écrit plusieurs magnifiques personnages féminins. C’est rare chez les cinéastes hommes… Où vas tu puiser ton inspiration, dans ta part féminine, chez tes connaissances… ?
C’est quelque chose qui m’intéresse. C’est une question qu’on me pose souvent et j’essaie de construire des réponses un peu plus complexes à chaque fois. Les problématiques féminines m’interpellent. L’évolution du statut de la femme en occident au cours des 70 dernières années, et même partout à travers le monde, est un fait majeur au vingtième siècle et au début du vingt et unième. J’ai le goût de le traiter à cause de la richesse psychologique et sociale du thème. Je ne crois pas qu’il faille nécessairement parler uniquement de quelque chose qui nous concerne directement, sinon on finirait par faire juste un film sur un gars enfermé dans son appartement de Montréal et personne ne voudrait le voir car ce serait trop mauvais ! ( rires ) Ça me pousse aussi à faire des recherches parce que je vis toujours avec le syndrome de l’imposteur. J’ai peur de me tromper, qu’on m’accuse de parler de quelque chose que je ne connais pas, donc j’essaie de me documenter de façon à ce que le film soit le plus réaliste possible. Véridique. Ça fait aussi partie de ma réflexion sur le cinéma et la télévision, où les personnages de femmes m’énervent souvent. Il y a vraiment quelque chose de viscéral. Des fois, je sors de la séance frustré à cause de la manière dont on dépeint le personnage féminin. Souvent le personnage masculin va être le pilier central, avec une nuance et une complexité psychologique hyper intense et à coté, tu vas avoir la muse, l’amante, la copine ou la mère, un personnage féminin très périphérique, unidirectionnel et qui va agir selon de gros clichés. Ça m’énerve, aussi j’ai envie de déconstruire cette image là, parce qu’elles ne ressemblent pas aux femmes que je côtoie dans la société, à celles que j’ai autour de moi. Ce ne sont pas mes amies, les copines que j’ai pu avoir, ce ne sont pas mes parents, ni ma sœur. Non, ce ne sont pas ces femmes là que je vois au cinéma ou à la télé ! J’aime beaucoup le philosophe français Clément Rosset, décédé récemment. Il a beaucoup écrit sur le réel, notamment un livre sur le cinéma (Propos sur le cinéma, 2001 ) qui est un des arts qui le trouble le plus car c’est là où l’illusion du réel est la plus présente. On peut plus facilement penser que quelque chose est arrivé, tandis que quand on va au théâtre où devant un spectacle de danse ou une peinture, on voit plus la technique artistique. Donc comme ça enregistre le réel, le cinéaste a le devoir de le représenter de la façon dont il veut le dépeindre, de faire en sorte que la société aille dans la direction où on veut la faire aller, plutôt que de perpétuer les clichés. Et même, de faire que ce soient les clichés qui influencent la société !
Où as-tu rencontré la comédienne Marie-Évelyne Lessard, Camille Mongeau ou Isabelle Blais et comment avez-vous travaillé ?
Marie-Évelyne Lessard, je la connaissais déjà. J’avais fait de l’improvisation avec elle et je la trouvais très bonne comédienne. J’ai écrit le scénario en pensant à elle, dans l’idée de lui proposer le rôle. Tadoussac, c’était différent. J’ai fait des auditions pour les personnages. J’avais vu Camille Mongeau auparavant dans un long-métrage où elle était très bien. C’était donc une des comédiennes que j’avais le plus hâte de voir. D’ailleurs sa scène à l’audition était complètement hallucinante… J’y ai toute suite vu Chloé ! Pour ce qui est d’Isabelle Blais, c’est une comédienne très connue au Québec, qui a a interprété beaucoup de grands rôles. J’espérais qu’elle accepte de passer l’audition. Elle l’a faite avec joie et elle aussi a été incroyable. Je n’avais donc plus de doutes que ces deux actrices soient mes personnages. Contrairement à Marie-Évelyne, je ne les connaissais pas avant de faire le film, mais on a eu la même approche pour les trois. Les deux films avaient très peu de budget. Les Manèges a été tourné en treize jours et Tadoussac en quinze, soient moitié moins qu’un tournage plus traditionnel. Il faut aller plus vite donc on n’a pas le temps de se tromper. On économisait de l’argent en tournant moins. J’ai donc fait en sorte qu’on arrive bien préparés, donc on a énormément répété avec les comédiennes. C’est quelque chose que j’aime, qui me sécurise, qui permet de bien définir le personnage. Sinon, au bout des deux premières journées de tournage, tu es encore en train de le chercher. Non, on plonge d’emblée dans les scènes. On place des intentions pour que quand on arrive sur le tournage, on sache déjà où on va. Parfois, on arrive sur un tournage et c’est la technique qui intervient pour dire « Attention, là il y a telle chose, il faut placer telle lumière à tel endroit, il faut avoir la perche… », ce qui fait que les comédiens vont jouer en fonction de la technique, alors que si on l’a répétée, on arrive sur le plateau et on dit « Voici la scène… La technique, adaptez vous ! ». Donc j’ai beaucoup préparé en amont pour arriver le plus prêts possibles sur le plateau.
Tu préfères que les dialogues soient très écrit et qu’on les respecte ou il y a une marge d’improvisation ? Une réécriture juste avant le tournage ?
Non, habituellement on part de la dernière version du scénario que j’ai écrite. J’écris les dialogues d’une façon parlée. Certains écrivent de façon plus romanesque ou normative, moi j’écris vraiment en argot, et même avec les hésitations, les trois petits points, les « euuuh », les « ah je sais pas »… J’essaie d’être le plus précis possible car souvent, les comédiennes aiment se le mettre en bouche comme ça. Sur Tadoussac, Isabelle avait souvent des réflexions comme « Telle phrase, moi je la dirais plutôt comme ça… ». Ok ! Moi je m’en fous tant que le sens de la phrase reste… Si c’est naturel et que ça fonctionne bien, on y va ! Même si, à la base, les dialogues ont été écrits pour être dits au mot près, ne serait-ce que pour avoir la bonne partition en partant. Mais on n’a pas improvisé tant que ça durant ces deux tournages. Les scènes sur lesquelles on a le plus improvisé ont été celles de groupe. Celle des Manèges humains où ils sont autour du feu. J’ai laissé les acteurs improviser et on a placé des trucs dans les dialogues de base, on a reconstruit la scène pour la tourner de la bonne manière. Dans la scène de Tadoussac où les gens soupent chez Myriam, j’ai fait un essai très concluant. J’ai donné un sujet à chaque personne et une opinion sur ce sujet, sans qu’ils aient connaissance de l’opinion des autres et sachant qu’il y aurait des conflits. Quand on lancé les moteurs, ils ont commencé à s’obstiner et comme ça, la scène est née. C’était super intéressant !
Camille Mongeau dans Tadoussac (2017) de Martin Laroche – Les Films de l’Autre tous droits réservés
Visiblement, tu préfères les petites équipes. Dès Les manèges humains, tu avais déjà des collaborateurs attitrés aux postes techniques ou tu changes plutôt fréquemment ?
C’est assez fou parce que seule une personne a été à la fois sur les deux films, c’est celui qui fait le montage sonore sur Les manèges humains, Thierry Bourgault-D’Amico, qui était aussi preneur de son sur Tadoussac. Sinon, ce n’est pas le même directeur photo, ni la même directrice artistique. Naturellement, les acteurs sont différents. Bref, la majorité de l’équipe n’est pas la même. Mais pas parce que je ne me suis pas bien entendu avec les gens, mais parce que justement tu tournes un film avec très peu de moyens, tu vas proposer le projet à une personne avec qui tu as déjà travaillé mais là, elle va te dire qu’elle a l’opportunité de tourner telle série télé à 100 % de son salaire. Mais c’est bien aussi parce que du coup, ça m’a permis de travailler avec beaucoup de gens géniaux. Félix Tétreault qui a fait la DOP ( Direction photo ) et Ariel Methot-Bellemare qui a fait celle sur Tadoussac sont des personnes avec qui je me suis hyper bien entendu. Mais non, je ne me suis pas engrainé avec Félix, c’est juste qu’il n’était pas disponible…
Tu me disais avant cet entretien que tu ne cherches pas forcément à tourner toi même tes plans à la caméra. Tu préfères laisser faire ton chef opérateur…
Oh oui… Moi je suis vraiment de l’école « Deux têtes valent mieux qu’une ». Un directeur de la photo a une expertise que je n’ai pas, tant au niveau de l’éclairage que du cadre. Il a été formé et a de l’expérience en la matière. J’ai bien fait un peu de caméra pour des projets plus personnels, des films d’entreprise et tout ça… Je sais comment marche une caméra, mais un directeur photo en sait beaucoup plus que moi. Idem pour la direction artistique et pour tous les autres postes. J’aime bien déléguer à des gens talentueux parce qu’ils vont bonifier le film. Moi, ça me permet de me concentrer sur le moniteur. Après, je peux dire si j’aime moins tel cadre, telle performance d’acteur ou tel décor… C’est ça un réalisateur : il y aura toujours un meilleur expert que lui dans chaque domaine, mais lui en tout cas connaît le film ! Et je fais le lien entre tous ceux là. Un cinéaste québécois décédé mais que j’adore, Pierre Falardeau, avait dit quelque chose que j’aime beaucoup : « Je ne me considère pas comme un grand réalisateur, mais je me considère comme un grand voleur ». Je vole le talent des gens autour de moi et je le mets dans mon film. Faire un film c’est aller chercher le talent de tout le monde et c’est là que l’expression « deux têtes », ou « quatre têtes » ou « huit »…, prend tout son sens et permet au film d’aller encore plus loin.
Les manèges est le premier film où tu recevais de l’argent public. Qu’en a -t-il été sur Tadoussac ?
J’ai reçu à peu près le même montant. Je n’ai pas obtenu d’aide de la principale institution qui finance les films au Québec, la SODEC. Ce qui fait que j’ai tourné les deux films avec des petits budgets, inférieurs aux 10 % d’un budget moyen. Au Québec, un budget moyen, c’est trois millions de dollars canadiens et là j’ai eu entre 200 et 250 000 pour faire ces films là ( entre 130 000 et 165 000 euros ). Ça reste de petites productions. J’ai eu quelques fonds publics et au final, je les ai produits moi même parce qu’il n’y avait aucun producteur qui croyait à ces projets. Mais produire, ce n’est vraiment pas quelque chose que je veux faire. J’ai fait ces films parce que j’avais envie de les faire, mais produire est quelque chose qui me fait ch… ( rire ) C’est très fastidieux, ce n’est pas un domaine où j’excelle mais j’ai du apprendre et réussir à maîtriser suffisamment la question pour faire mes films. Bien sûr, ça a été plus dur sur Les manèges humains, car c’était mon premier. L’expérience a rendu Tadoussac un peu plus facile…
Cela implique que tu sois obligé de travailler entre tes films pour amasser un peu d’argent…
Et oui…
… ou est-ce que tu négocies avec tes collaborateurs et les paies après la sortie du film ?
Non. Et je suis la dernière personne payée ! Cela fait seulement un an et demi ou deux ans que je peux vivre du cinéma. Avant, j’exerçais toujours d’autres professions en parallèle pour réussir à boucler mon année et je ne vivais pas avec beaucoup d’argent. Je n’ai jamais gagné plus de 20 000 dollars par an avant mes 35 ans. C’est un choix : celui de faire mes films plus qu’autre chose. J’acceptais donc d’avoir un petit salaire. En tout cas, je ne regrette pas mes choix. ( rire )
Tu as dit que Rosetta était une référence pour le personnage de Chloé dans Tadoussac. Mais même s’il reste cette caméra « embarquée » qui lui emboîte le pas – quand Chloé n’est pas plus rapide que la caméra ! -, il y a aussi plus que cet itinéraire là, avec un transfert de l’énergie du récit vers un second personnage…
Je ne voulais évidemment pas faire un copié-collé du film des frères Dardenne ! J’y ai donc amené ce que je désirais. Certes, ils m’ont beaucoup inspiré dans une partie du film, mais le simple fait d’avoir ce long dialogue explicatif final, eux n’ont jamais fait ça ! Ça n’est pas plus mal parce que leurs films sont sublimes, mais moi je ressentais le besoin d’aller vers ça pour Tadoussac. Je me suis donc écarté de leur voie. Quand j’ai écrit la structure du scénario, je voulais qu’à chaque fois qu’on pense que le scénario va quelque part, il y ait toujours une petite bifurcation. C’est comme ça que j’ai travaillé la structure dramatique : Chloé arrive à Tadoussac pour chercher quelqu’un, on se demande qui et finalement, elle se fait présenter cette personne très rapidement alors qu’elle ne s’y attendait pas. Là, on pense que c’est sa mère et sur ce, elle fait une fausse couche alors que rien ne nous y préparait. Puis on se concentre là-dessus quand débarque sa meilleure amie. Ensuite, on apprend que Myriam a voulu tuer son enfant… Ce que je voulais, c’est qu’il y ait toujours quelque chose qui nous fasse changer de direction et que ce faisant, le film gagne en complexité. Enfin, pour justifier ce dialogue final, il fallait qu’on passe du temps avec Myriam, ce qui fait que la caméra délaisse Chloé au moment où elle part à l’hôpital, alors qu’on a été tout le temps avec elle, afin de permettre l’alternance du finale.
Après plus d’une heure d’empathie avec la protagoniste principale, où le film bat véritablement au rythme de son pouls, c’est quand même un gros risque…
L’élément qui fait qu’à mon sens on désire suivre Myriam à ce moment là, c’est d’avoir appris que Chloé était sa fille. C’est ça qui est intéressant : elle ne peut plus conserver cette attitude si débonnaire. Quelque chose se glisse dans sa tête… Cet aspect là rendait le risque plus petit !
J’aime beaucoup l’approche de Chloé vis à vis de sa mère. Comme on suit Chloé, on est donc en avance sur le personnage de la mère. Ses petites ruses pour renouer un dialogue avec elle sont particulièrement réussies et touchantes…
Merci ! ( rire ) Je ne voulais pas que Chloé ait l’air trop insistante ou curieuse. Elle veut la connaître avant tout pour savoir… Ça veut dire la côtoyer. Aussi, elle s’arrange toujours pour avoir une certaine forme d’ouverture envers Myriam, pour que celle-ci puisse se confier d’avantage. Il y a une scène que j’aime beaucoup et qui pourtant n’était pas dans les premières versions du scénario, c’est quand elle se rend chez Myriam, lui demande d’où elle vient et si elle a des enfants, si elle en veut… On voit bien que son but est de la faire parler. Myriam se braque rapidement. J’aimais ces nuances dans le personnage de Chloé. C’est une jeune femme très forte. Elle a du caractère et essaie d’arriver à ses fins, un peu maladroitement par la même occasion.
Dans la scène finale, tu as choisi de terminer un peu comme dans La vie d’Adèle, par une fin ouverte où elle s’en va. On ne sait pas ce que sera leur relation mais déjà, elle repart à cent à l’heure…
Beaucoup de gens se sont plaints de la fin du film. Ça s’inspire aussi des Dardenne : le film commence avec l’élément déclencheur. Il n’y a aucun prologue, elle est en train de courir, elle s’en va à Tadoussac. Qui est-elle ? D’où sort-elle ? On ne sait pas. La fin, c’est la même chose : il n’y a pas d’épilogue ou plutôt, il ne dure qu’une minute. Elle s’en va, mais on ne sait pas si elles vont rester en contact, etc. Pour moi, après le dialogue final, je n’avais pas besoin d’en savoir plus sur elles, car Chloé avait atteint son but et trouvé ce qui l’avait amenée à Tadoussac : savoir ce qui s’était passé au moment de sa naissance. La clé pour Myriam, c’est la dernière réplique du film « Est-ce que tu aimes mieux que je raccroche ? » Chloé répond non. Que Myriam ait pu enfin se confier sur tout ce vécu et que Chloé soit restée au bout du fil, ça suffit pour que Myriam passe à travers quelque chose. Les personnages peuvent maintenant aller ailleurs…
Avancer…
Exactement ! Moi je n’avais pas besoin de connaître la suite : est-ce qu’elles vont s’appeler, est-ce qu’elles vont passer Noël ensemble… Tout ça, ça n’était pas important. Elles ont crevé un abcès. Ça me plaît de les laisser libres d’aller. Le spectateur peut se construire la suite dans sa tête…
Tadoussac est un lieu particulier : au-delà de l’aspect touristique de la ville, on a l’impression vu d’ici que c’est un lieu très important pour les québécois…
C’est un village que tout le monde connaît. Beaucoup de gens y sont allés en été pour voir les baleines. C’est quand même le troisième site touristique du Québec après Montréal et Québec qui elles, sont bien évidemment de très grosses villes ! À Tadoussac, il n’y a que 850 habitants. Mais beaucoup de gens y passent, alors il y a ce côté très festif, très bohème. Jusqu’à l’auberge de jeunesse qui est assez particulière, avec ce côté « chaos contrôlé ». On ne sait pas comment ça fonctionne, mais ça fonctionne ! ( rires ) Ce sont des gens passionnés, hyper sociables. Tout ça donne une teinte particulière. Après, c’est sûr que c’est un très beau village, mais moi je ne filme pas des vues paysagères de Tadoussac, mais j’essaie plutôt d’en recréer l’essence. Et puis ce n’est pas un film sur le village, même si le fait de l’avoir en toile de fond donne une couleur particulière au film. Le récit ne se serait pas du tout déroulé de la même façon dans un autre village québécois. Tadoussac est en effet un endroit particulier.
J’ai compté au moins deux vues où les extérieurs sont époustouflants : il y a le plan avec Laurie où elles sont en contemplation devant le fleuve qui, par la configuration du lieu, porte l’idée d’un retour aux sources. Plus tard, il y aura celui de Myriam qui avance dans la neige…
… Sur la plage aussi, quand Chloé se promène entre les bateaux, dans la cale sèche. Et puis, il y a les plans de rues… mais en tout cas, ce n’est pas un film sur le Tadoussac pittoresque !
Mais même si tu ne noies pas les personnages dans le décor ou que tu ne mets pas au premier plan ces paysages, il n’empêche que ce sens de l’espace dans ces moments là, relève d’une tradition du cinéma québécois. On retrouve toujours ce rapport au lieu, avec cet esprit des lieux…
( hésite ) Oui… Je ne sais pas vraiment si, et à quel point, c’est obligatoire dans nôtre cinéma mais quand même, à la base c’est plus intéressant d’avoir un lieu évocateur, qui soit une trame en soi, qui donne une singularité. Et puis au Québec, on ne tourne pas trop en hiver à cause du froid, parce que la neige rend tout plus difficile pour une équipe de tournage, etc. Mais moi je trouve qu’on est un des seuls endroits à offrir un paysage hivernal aussi intense. On a quand même quelque chose comme quatre mètres de neige ! C’est donc une des choses qui nous définit. Alors il faut essayer d’en profiter le plus possible…
Tu développes plusieurs projets en même temps. Y en a-t-ils qui avancent plus vite que d’autres et dont tu peux nous parler ?
Au départ, tous les projets me tiennent à cœur évidemment… Après, c’est sûr qu’on voit vite celui qui va se démarquer. Et puis finalement, personne ne le veut. Là, tu tombes sur la glace ! Et celui-ci, tu vas avoir des difficultés à le réécrire, comme il peut y avoir à l’opposé d’autres projets écrits en deux mois, que tu crois plus personnels et que tu penses que personne n’aimera et là, quelqu’un embarque et ça devient la priorité. C’est le cas du film que je vais tourner à l’automne. Celui là, c’est un film pour lequel je me suis dit : « Je m’en fous si un producteur ou les institutions vont l’aimer, c’est le film que je veux faire ». C’était la première fois où j’ai procédé comme ça et ironie du sort, c’est la première fois qu’un producteur a voulu du film ! Et ça a été long, mais j’ai finalement eu l’aide de la SODEC ! Donc ce sera la première fois que je vais tourner avec un budget normal : 2,5 ou 2,8 millions, on verra… On ne sait jamais ce qui va se passer et j’essaie de mener plusieurs projets de front parce qu’un film, c’est au moins un processus de trois à cinq ans. Si tu n’as pas un autre film qui t’attend derrière, tu fais un film tous les six ou sept ans et là ça peut devenir vraiment long : déposer, être refusé, redéposer… Tout ce processus peut être décourageant. Il faut au moins essayer de faire autre chose en même temps.
Remerciements : Martin Laroche, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Caroline Radigois, Jason Burnham, et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos du festival 48 images seconde 2018 : Eric Vautrey. Moyens techniques : Radio Bartas
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