À l’occasion de l’avant-première lyonnaise de son dernier long-métrage Viens je t’emmène au cinéma Comœdia, nous avons pu nous entretenir avec le réalisateur Alain Guiraudie. Il en est ressorti un échange convivial et éclairant sur sa vision du monde, ses préoccupations, son propre cinéma mais aussi celui qui a pu l’influencer.
Après la Lozère pour Rester vertical, vous avez choisi de tourner à Clermont-Ferrand en Auvergne…
Je ne sais pas comment l’expliquer mais j’avais la sensation que ce serait bien que le film ne se passe pas à Paris, Lyon ou Marseille, qu’il ne se déroule pas dans une grande ville française. Ensuite Clermont n’est pas une ville avec laquelle nous sommes familiers, les gens ne s’en font pas de représentation, c’est une petite ville au cœur de la France. J’aime bien dire que c’est à la fois la France profonde et une sorte de France éternelle. Bien sur ça marche presque pour toutes les villes mais à Clermont il y a la statue de Vercingétorix ! Même si l’on dit de Lyon qu’elleest la capitale de la Gaulle, Clermont me donne l’impression d’être son centre, cette ville a quelque chose qui me paraît venir de loin. Lorsque nous avons tourné, nous étions en pleine période de festival du court-métrage et le centre-ville était très agité, or nous avions besoin d’une ville calme, apaisée, nous nous sommes donc adapté au lieu et aux décors pour filmer. La place de Jaude par exemple, m’intéressait pour son ouverture, je recherchais les perspectives davantage que les espaces cloisonnés. Cela dit, lorsque nous filmions dans la rue ou devant l’immeuble, nous étions face à un espace assez fermé.
L’immeuble dont vous parlez, aviez-vous pour projet de faire de ce décor une sorte d’utopie où plusieurs individus, plusieurs classes sociales, plusieurs France finalement, vont cohabiter et créer une sorte de communauté ?
L’utopie est un lieu qui n’existe pas. Nous l’avons tous quelque part dans un coin de notre tête mais mieux vaut ne pas le découvrir, j’aurais donc du mal à parler d’utopie pour un immeuble. Par contre, j’ai fait ce film afin d’essayer d’entrevoir au moins autre chose de possible entre nous, ça pourrait se rapprocher de l’utopie mais je ne pense même pas au fond. Quelque chose d’autre est possible, autre que ce que nous vivons actuellement en ce bas monde ! En revanche, il m’était important et m’intéressait de convoquer les thématiques qui occupent beaucoup les débats sociaux, qui traversent nos sociétés occidentales actuellement et de les mettre dans un immeuble. Cet aspect me plaisait, mais ce cadre me permettait aussi une dimension très vaudeville que j’apprécie. J’aime beaucoup les films d’Almodovar comme Femmes au bord de la crise de nerfs ou Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?, qui est une comédie d’immeuble, sauf que lui, les débats du monde il les pose carrément au niveau d’un pallier voire même d’un appartement. Les films d’Almodovar, avancent l’air de rien sur un ton badin, léger et nous conduisent au drame. J’ai également pensé à La Règle du jeu.Je cherche depuis longtemps un équilibre entre drame et comédie, où l’un et l’autre se nourrissent, où la comédie renforce le drame et inversement. J’aime cette idée de déstabilisation quasi permanente.
Viens je t’emmène traite de sujets graves tels que le terrorisme, le racisme, l’insécurité avec beaucoup de légèreté et de fantaisie justement.
J’ai commencé l’écriture fin 2016, nous avion vécu les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan, de Nice… C’était un vrai traumatisme et un moment où cette peur était très présente. Nous sentions que ça pouvait arriver un peu n’importe où, n’importe quand et que personne n’était à l’abri, surtout après Nice. Comme beaucoup d’autres, je pense que nous avons du mal à traiter ces sujets et les prendre à bras le corps. Je me voyais mal en parler d’une façon sérieuse, solennelle, et puis je n’avais pas envie de faire un film sur les attentats en tant que tels. J’avais envie de parler de ce moment comme moi je l’avais vécu, un peu à l’image de Médéric, sauf qu’à la différence de lui je n’étais pas à 500 mètres mais à 700 bornes. J’avais vécu ça par le prisme de la télé, à rester scotché devant des chaînes d’infoen continu avec des journalistes qui ne savaient pas grand-chose et qui arrivaient quand même à tenir l’antenne pendant quatre ou cinq heures d’affilée. Cela a été générateur d’angoisses, par exemple je me souviens le 15 novembre 2015 être resté scotché devant la télé une bonne partie de la nuit. La semaine suivante je montais à Paris pour le montage de Rester vertical et au fond j’étais moins angoissé sur place que face aux images télé loin de la capitale. J’avais envie de parler de comment cela a agi sur mon quotidien, de l’angoisse qui s’est emparé de nous et d’une forme de paranoïa collective. Notre regard collectif a changé sur les musulmans notamment, il y a eu des moments très très critiques. Nous avons pleuré nos morts un certain temps et puis après j’ai cherché une forme de distance, j’ai estimé que la comédie permettrait de s’exprimer de façon légère et de trouver ce recul nécessaire. Dans le fond, je ne me sens pas hyper légitime pour parler des attentats mais du coup aller sur ces terrains-là de manière plus modeste, avec une approche à pas de loup et essayer de traiter la question sous un autre angle me semblait intéressant. Ensuite, le film a un aspect kaléidoscopique, on brasse et on mélange beaucoup de choses telles que le complotisme et le confusionnisme ambiant, tout cela est générateur de comédie.
À partir de quel moment commencez-vous à penser le film en termes de casting ?
Quand j’écris, les personnages sont très diffus dans ma tête, je ne pense pas à des personnes en particulier, même si certains se mélangent avec moi ou des connaissances. J’aime dire qu’au cinéma, les ennuis commencent une fois que le scénario est terminé (rires)! On écrit, c’est cool, puis à un moment, il faut incarner. Le casting fait partie de ce processus. C’est un travail de confrontation entre un idéal et une réalité, c’est très évanescent. Déjà, il me faut trois semaines pour me rendre compte que les personnages que j’ai en tête, je ne les trouverai jamais ! J’aurais beau parcourir le monde pendant des années et des années, ils n’existent pas, il faut donc que je fasse avec ce qui se présente. C’est vachement bien, ça relance complètement le film, les comédiens viennent nourrir et remplir la coquille vide du personnage. Ils se nourrissent du personnage et des dialogues qui sont écrits évidemment mais j’imagine aussi par exemple de la représentation qu’ils se font de la prostituée pour Noémie Lvovsky ou du sans-abri pour Iliès Kadri. En se nourrissant du personnage, eux-mêmes le remplissent. Ce télescopage entre la réalité et l’idéal, est un aspect fondamentalement intéressant du cinéma. Je pense que nous le faisons un peu tous dans la vie de tous les jours, choisir entre ce que nous aimerions faire et ce que nous devons faire, enfin ce qui se présente à nous. Le cinéma reproduit ce processus mais de façon plus intense.
Il y a une constante dans votre cinéma c’est de mettre en scène, même frontalement, des corps nus qui sont différents, hors des normes et des canons actuels. C’est quasiment militant pour vous de montrer d’autres corps, d’autres beautés ?
Oui c’est politique. Disons que depuis la fin des années 70, on a l’impression que tout ce qui est vieux, pas très bien foutu, pas urbain aussi, est un peu exclu de la sexualité et de la sensualité. J’avais beaucoup fait ça avec les hommes et une fois une spectatrice m’a dit : « On voit souvent des hommes vieux, mal foutus, dans vos films, mais dès que vous prenez une femme, elle est jeune, bien foutue, directement érotique ». C’est vrai que Hafsia Herzi ou Laure Calamy, c’est quand même plutôt pas mal (rires). C’est évident que dans le film je réponds à quelqu’un comme Yann Moix qui a décidé qu’une femme de plus de cinquante ans n’était pas désirable. C’est venu sur le tapis cette idée que la quinqua se résume soit à « c’est fini pour elle la vie sexuelle », c’est à dire, comme le disait Virginie Despentes, qui ne vaut plus rien sur le marché du sexe. C’est soit la MILF soit la cougar, mais juste un fantasme. Je trouvais ça intéressant de tenir bon là-dessus. Isadora était écrite comme une prostituée de quarante-cinq ans. Mais une comédienne de quarante-cinq ans à l’heure actuelle, c’est Virginie Efira. Sur le marché du désir ça tient encore la route (rires). Donc il m’a fallu monter un peu plus. Chez les comédiens et comédiennes, on a le droit de les prendre avec dix ans de plus, voire vingt, ils paraissent toujours moins. Noémie Lvovsky s’est rapidement imposée, c’est très vite apparu comme une bonne piste. J’aime beaucoup cette comédienne, assez fantasque, un peu dingue et inattendue.
Vous parlez des années 70, et justement le film fait par moments penser à du Joël Séria voire certains Jessua ou certains Blier. Est-ce que vous vous inscrivez dans cette sorte de cinéma libertaire, qui était un cinéma politique et en même temps que populaire ?
Oui c’est un idéal, évidemment je lorgne du côté de ce cinéma. Disons que je me sens plus la queue de comète des années 60 et 70, que précurseur d’un nouveau cinéma. Même Blier, qui n’est plus une grande référence pour moi aujourd’hui, l’a été. Jessua peut-être moins, mais en tout cas dans les intentions oui je m’y retrouve beaucoup. De toute façon, j’ai été nourri par ce cinéma-là. C’est pas mal parce que vous parlez d’un cinéma politique et populaire. On a un problème maintenant c’est que ce cinéma n’est plus faisable. Dans les années 70, il paraît que Le Désert rouge d’Antonioni faisait 400 000 entrées. C’était encore quelque chose d’envisageable. Je pense que je fais un cinéma populaire dans le sens où ça parle de préoccupations populaires, ça met en scène des personnages populaires, dans un monde assez populaire, mais j’ai un peu peur que ce ne soit pas populaire. Je sortais d’un film qui était quand même très aride, plus sombre, plus pointu, même si ça me fait chier comme terme, plus « arts et essai ». J’avais envie de revenir à une forme considérée comme mineure, le vaudeville. On est moins dans la contemplation, plus dans l’action. J’aime bien le théâtre de boulevard. Après je ne vois pas trop en quoi ça consiste le grand public. Même si je crois que je n’ai pas accès à ce monde-là, j’avais quand même envie d’ouvrir à d’autres gens, de parler du monde, de l’actualité et en mê̂me temps de faire de la comédie. C’est une bonne façon de joindre l’utile à l’agréable.
C’est justement ce que Séria faisait. Il dessinait avec humour le portrait du français moyen des années 70, giscardien, sans faire un film à charge.
Oui tout à fait, il y a quelque chose de cet ordre-là. J’ai aussi essayé de parler de la France d’aujourd’hui. Par contre, le couple Isadora et Gérard incarne une vieille France pour moi. Je ne sais pas si ça a vraiment existé, la pute et son mari qui est ok pour qu’elle fasse le trottoir, mais ça nous renvoie aux années 70. Ce n’est pas très actuel tout ça.
On pense parfois à Rio Bravo et Assaut.
Oui enfin, Assaut ou Alamo mais filmé au smartphone (rires). Disons que j’essaie de brasser mes préoccupations actuelles voire intimes, avec les films qui m’ont fait aimer le cinéma.
On peut aussi penser à certaines références américaines comme le troisième Un Justicier dans la ville avec Charles Bronson, qui est considéré comme un étendard conservateur alors que votre film n’est pas dans cette optique-là.
À fond ! Ah ben ouais, sauf que le mien il fume des pétards et il est un peu plus moderne. Disons qu’on vit dans un monde où on catalogue très vite les gens. Je joue beaucoup avec les représentations qu’on a en tête, y compris les miennes. Le personnage de Monsieur Coq, est fortement inspiré d’un de mes voisins, un mec qui est toujours habillé en tenue paramilitaire, qui a un berger allemand avec une muselière et qui, je pense, a des flingues chez lui. Pourtant, un jour je le trouve à un meeting de La France insoumise, je ne pensais vraiment pas qu’il était de ce bord-là. Nous nous mettons à discuter et finalement c’est quelqu’un de très ouvert, absolument pas facho ou d’extrême-droite alors que j’étais persuadé que si. Je joue aussi avec ça, c’est un ressort comique. On parle des Etats-Unis, mais je pense que ça existe aussi chez nous. Il y a sûrement des milices urbaines qui se sont mises en place. Même si je n’y vis pas, j’ai conscience qu’il y a des quartiers où c’est super difficile, où les dealers tiennent le pavé, j’imagine que ces affrontements sont quand même réels.
Votre film qui a le mieux marché jusqu’à présent est L’Inconnu du lac. Une partie du public vous a découvert avec ce film ou le suivant, Rester Vertical, qui sont tout deux relativement sombres. Viens je t’emmène, s’il s’inscrit dans la veine du Roi de l’évasion, a des airs de contrepied volontaire.
Je joue beaucoup avec ça effectivement. Tout le couplet sur l’homosexualité qu’il y a dans ce film, n’en fait pas du tout un film LGBT. Il concourait pour le Teddy Award à Berlin, j’ai demandé en quoi ils trouvaient ça queer, personne n’a su me répondre. Franchement je vois pas ce que ça fout aux Teddy Awards (rires). Mais ça m’a beaucoup amusé de jouer sur l’ambiguïté de Médéric, de Selim et qu’il n’y ait rien là-dessus à l’arrivée. C’était important de rectifier le tir, de sortir un peu du côté sombre. Essayer de positiver un peu les choses. Sur la base des retours critiques que j’ai, je ne les ai pas sentis désarçonnés ou complètement perdus.
C’est un cinéma peut-être plus accessible aussi.
Je pense aussi. Mais c’est marrant que vous disiez que mon plus grand succès c’est L’Inconnu du lac, comme quoi l’idée du public est un truc que je capte pas. J’étais persuadé que je faisais un film pour 10 000 spectateurs grand maximum. Je n’avais pas l’impression de faire un film de niche, je pensais faire quelque chose de plutôt universel, qui n’allait cependant pas intéresser la Terre entière, ni même l’Occident (rires). Puis finalement, c’est le truc qui se vend partout. Après un grand succès chez moi ce n’est pas non plus le million d’entrées, on en reste loin (rires).
Propos recueillis à Lyon le 15 février 2022, un grand merci au cinéma Comœdia ainsi qu’à Alain Guiraudie et Iliès Kadri.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).