Entretien avec Albert Serra (1ière partie) – "Le sauvage et le contrôlé"

 

Albert Serra nous a reçus pour la sortie de "Histoire de ma mort". Dans cet entretien en trois parties, il se livre sur l’évolution de son cinéma. Avec son dernier film, il tente de concilier le naturalisme et l’improvisation de ses premieres oeuvres avec une architecture dramatique plus contrôlée. Le réalisateur revient également sur sa façon d’envisager les icônes, ici Casanova et un vampire librement inspiré de Dracula, pour donner un relief plus humain aux personnages…
 
 
 
Par rapport aux films précédents, il y a des différences notables : une narration plus soutenue et plus de dialogues. C’est notamment lié au personnage, Casanova, qui est bien plus hâbleur. Est-ce que c’était quelque chose que vous recherchiez?
 
Oui, bien-sûr. C’était le défi du film depuis le début parce qu’habituellement j’ai cette étiquette de cinéma d’auteur dépouillé, qui va à l’essentiel, qui enlève tous les éléments un peu superficiels… Je dirais que ça marche mieux avec des histoires atmosphériques, qui sont des voyages et qui ne sont pas très développées du point de vue narratif. Je me suis dit, pourquoi je ne pourrais pas plier mon style, tout en gardant l’innocence, ce côté sauvage et naturaliste de la mise en scène, du travail avec les acteurs, de tout ça, mais en même temps, en essayant de les mettre dans un contexte beaucoup plus sophistiqué par rapport à la dramaturgie et à la densité psychologique des personnages. Je me suis dit pourquoi pas, il faut essayer, mais avec l’idée de garder cette sensation que tout peut arriver, surtout à l’intérieur des scènes, à l’intérieur de chaque moment. Je voulais garder cette liberté avec les acteurs, l’innocence de mon premier style, même si l’enveloppe, elle, est beaucoup plus sophistiquée. C’était le défi.
 
C’était peut-être l’idée de ne pas s’enfermer dans un système trop formel?
 
Oui, bien-sûr. C’est très ennuyeux pour moi de refaire ce que j’ai déjà fait. Je préfère, pour chacun de mes films, essayer d’aborder quelque chose que je ne sais pas faire et voir si j’y arrive ou pas, si c’est bien ou non…
 
Est-ce que, par conséquent, ce film était plus écrit que les précédents, y compris dans le détail des scènes et des dialogues?
 
Non, pas beaucoup plus écrit, mais en revanche, il est vrai que le film était un peu plus pensé, dans les thèmes des dialogues, dans la narration, mais surtout dans l’idée, très simple mais complexe à réaliser, de mélanger deux mondes. D’abord, un univers 18ième, celui léger et rationaliste de Casanova, qui va devoir se confronter à celui plus obscur, romantique, violent et ésotérique du 19ième. C’était l’idée de réaliser cette transition d’un monde à l’autre, et surtout cette lutte, de façon un peu contrôlée, par une série de détails, petit à petit, pour donner l’impression qu’un univers envahit l’autre mais sans solution de continuité. Il fallait que la progression se fasse imperceptiblement sans que l’on s’en rende compte. C’était vraiment la seule chose, ou la seule idée, que je voulais un peu contrôler. J’ai essayé de ne pas être trop brusque, d’être attentif à ce que cela n’arrive pas de façon trop précise, trop prévisible. Ça c’était vraiment contrôlé. Comme je l’ai dit, le sujet des dialogues, les conflits psychologiques, étaient un peu plus précis et explicites dans le film. Je contrôlais un peu tout cela, mais avec une certaine mesure, sans aller jusqu’à un niveau excessif de maîtrise. Je voulais que le film, et je ne sais pas si c’est le cas, si c’est bon ou mauvais, reste encore un peu abstrait.
 
Oui, il reste encore beaucoup de respiration entre les scènes même si la construction est dans le même temps très affirmée.
 
Oui, je ne sais pas si, parfois, je n’aurais pas du contrôler un tout petit peu plus… C’est une question très difficile car ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. C’est un équilibre à trouver. Si tu commences à trop vouloir tout maîtriser, les gens commencent à trouver ça ennuyeux, ils vont trouver que ça manque de spontanéité. En revanche, si tu laisses aller les choses, c’est plus vivant, mais pour y intégrer des éléments dramatiques ou pour rendre cohérent le film, c’est plus difficile. Pour avoir une richesse narrative, un foisonnement par rapport au sujet, il y a toujours ce jeu de contrepoint entre maîtrise et liberté, avec le risque de perdre la puissance du moment, la puissance performative, la force des acteurs, des scènes, s’il y a trop de contrôle. C’est l’intuition qui te dit à quel moment tu dois laisser aller ou au contraire arrêter les choses. C’est vraiment compliqué, surtout pour ce genre de récit…
 
 
Est-ce que l’équilibre se gère davantage lors du montage?
 
Oui, plus au montage, mais on ne peut pas non plus faire de miracle. Il y a parfois des moments qui me paraissent trop abstraits et j’aurais souhaité qu’ils le soient moins, ou pour d’autres, j’aurais aimé rajouter une autre scène. Sur le sujet de l’alchimie, avec la merde, l’or, etcetera, j’aurais aimé mettre une scène supplémentaire. Je l’avais tournée mais je n’aimais pas le style car on l’avait faite dans une pièce très petite, très étroite, et comme on n’avait pas d’espace, on a pris un grand angulaire. C’était une esthétique différente du reste du film alors j’ai hésité, et finalement je l’ai retiré. Mais j’aurais vraiment aimé pouvoir développer ce thème, l’alchimie, pour le mettre un peu plus en avant.
 
Est-ce que cette scène avait lieu dans la première partie du film ou dans la seconde, quand Casanova fait son voyage dans les pays de l’Est? C’était au moment où Casanova se trouve dans l’antre du fermier, quand il y a la transmutation des excréments en or ?
 
Oui, c’était dans la seconde partie…
 
D’accord. Pour revenir à la structure du film et à son équilibre, c’est vrai que quand on le voit, on a le sentiment qu’il se rapproche davantage d’une narration un peu plus "conventionnelle", un peu plus "classique", dans le sens où il y a une ligne dramatique plus structurée…
 
J’aimerais. Je ne sais pas. Il y a des gens qui au contraire continuent à le trouver assez abstrait et déroutant, en particulier dans les dernières trente minutes, où il y a un effet de précipitation, de chaos, comme si le mal s’insinuait partout. J’aime aussi cet aspect. A la fin, ce n’est pas le bien, c’est vraiment le mal qui prend le dessus. Mais avant, je cherchais toujours l’équilibre et je crois que j’ai réussi à préserver le naturalisme à l’intérieur des scènes, comme dans mes films précédents. Mais c’est dur, c’est difficile…
 
Oui, et cette transition, elle se fait par les lieux naturels, avec notamment le passage dans le sous-bois, vers le milieu du film, qui fait évoluer la lumière, les lumières. Est-ce que, comme pour tous vos films, il y avait un gros travail de recherche des lieux en amont?
 
Oui mais aussi de direction artistique avec le choix de la ferme dans la seconde partie. Là aussi, je cherchais une forme d’ambiguïté dans le sens où, d’un côté, il y avait un rendu presque réaliste, décrivant une ferme typique esthétiquement du 18ième ou du 19ième, un milieu dur, avec la saleté, les cochons, et de l’autre, une dimension beaucoup plus imaginaire, entre la fable et le fantastique. Si vous regardez l’architecture de cette petite maison, on est dans la fable, un peu comme dans le chaperon rouge. Il y a là quelque chose de très esthétique, dans l’imagerie du lieu, de pittoresque, mais en même temps, une pourriture sous-jacente, des évènements violents. Ça, on le retrouve aussi dans les filles de la ferme, surtout avec l’une des servantes qui est très innocente. Donc, une ambivalence permanente des choses, la fable mais en même temps l’attachement à la terre, Casanova d’un côté et la servante innocente de l’autre… J’aimais beaucoup cela car je trouve que cela donne une grande singularité, une originalité. Même dans les moments de grandes violences ou dans les déchaînements telluriques, je crois que les dimensions de fable et de fantaisie restent présentes dans le détail de ces scènes, etc.
 
Oui, on est presque dans l’imagerie ou les décors du conte, et en même temps, dans quelque chose de très naturaliste…
 
Mais mélangé avec cette violence des animaux sacrifiés et de tout ce qui annonce, d’une certaine manière, la fin du film. On sent que l’on entre dans un autre monde qui sera très différent.
 
 
Le personnage de "Dracula", c’est d’une certaine manière une sorte d’envers négatif de Casanova.
 
Moi, je le compare un peu à Don Juan. Casanova est aussi dans la conquête mais avec une dimension de légèreté, d’échange, de communication avec les femmes qu’il séduit. Au contraire, le vampire est plus dans la possession, dans le contrôle et la corruption de la femme. S’il séduit, c’est vraiment pour démontrer son pouvoir et pour affirmer sa supériorité.
 
Il y a des choses qui se répondent dans le comportement des deux personnages : par exemple, quand Casanova à rire et à pleurer simultanément, tandis que de l’autre le vampire se met à hurler, sans que l’on sache si c’est un cri de toute puissance ou de désespoir.
 
C’est un cri de victoire. Mais c’est vrai que le personnage a aussi ses ambiguïtés, comme Casanova. Il y a le moment où il s’applique les mains sur le visage avec la musique en arrière-fond, comme s’il se mettait à douter intérieurement. Je crois qu’il y a dans les deux personnages une sorte d’échec personnel, des hésitations, qui les rendent un peu plus humains. Ça permet de les sortir de l’iconographie pure… Dans le cas de Casanova, on retrouve des éléments évidents, le rire, l’agitation perpétuelle, c’est un personnage très charnel, attaché aux plaisirs terrestres. Pour le vampire en revanche, je ne voulais pas qu’il soit le Dracula classique, mais vraiment le rendre plus humain. Bien-sûr, il reste une figure mystérieuse mais c’est un mélange : il y a quelque chose du prêtre orthodoxe, de l’empereur moyenâgeux comme le Vlad original, mais aussi de l’acteur shakespearien. Je voulais vraiment ne pas reproduire l’icône du vampire mais l’élever à des dimensions plus universelles, en faire l’emblème de ces idées de pouvoir, de contrôle et de possession totale. Casanova est au contraire dans un échange permanent, non seulement avec ses conquêtes féminines, mais c’est aussi un personnage qui communique avec le monde, la société, l’argent. Il est dans un perpétuel aller-retour, gagner de l’argent et en perdre, avoir des femmes. Il est aussi sensible à l’organisation sociale et aux changements politiques avec la révolution qui s’annonce. Chez le vampire, rien de cela, c’est toujours à sens unique, la possession, le contrôle et presque dans un sens métaphysique. Ce n’est peut-être pas assez développé dans la seconde partie du film qui se précipite, mais je pense qu’on le sent quand même, cette idée de contrôle avec "Dracula". C’est pour cela qu’on ne sait jamais ce que ressentent les filles qui sont mordues, est-ce qu’elles ont eues du plaisir, de la douleur? Est-ce qu’elles ont vraiment envie d’être mordues ou pas? Un ami à moi a dit qu’il s’agissait d’un film sur l’hypocrisie parce que l’on ne sait jamais ce que les personnages pensent. Où commencent le vrai ou le faux désir? Où s’arrête le désir et où commence le calcul, la stratégie? Où la stratégie s’arrête parce que là, la fatalité commence? Dans chacun des moments, on ne sait jamais vraiment qu’elle est la cause de ce qui se passe ou la motivation qui en est à l’origine. J’aimais vraiment cela parce que ça donnait aux personnages un mystère et une ambiguïté permanente. Le fait de travailler avec de très bons acteurs aident énormément, bien évidemment, pour y parvenir. Ils ne sont jamais dans des clichés. Ils sont dans l’innocence et même dans les moments les plus violents, ou les plus affirmatifs, ils gardent une part de mystère et d’innocence, qui n’explicite pas totalement leurs comportements.
 
 
Et ce "naturel" des acteurs, est-ce que vous le suscitez aussi durant le tournage en créant des conditions particulières? Est-ce que vous tournez beaucoup plus que les scènes retenues en elles-mêmes?
 
Oui, le tournage c’était plus de 400 heures mais je n’ai pas vraiment de méthode arrêtée. Je m’adapte aux acteurs et à la nature de chaque scène. J’essaye de prendre les meilleures choses chez chaque acteur, tout en essayant d’avoir le moins de préjugés possibles. J’évite qu’il y ait une soumission trop grande au scénario, à ce que j’ai dans la tête, à ce qui est déjà écrit, ou encore au concept général du film. Au contraire, je remets ça en perspective pour chaque scène. Là, quand Casanova est avec son servant, j’essaie de voir ce qu’il y a de plus magique entre les acteurs. Quand Casanova est avec une femme, qu’est-ce qui est mieux? Le montrer comme un satyre ou autrement? Et tout cela détermine aussi la structure narrative du film parce que je choisis dans chaque scène les moments où l’échange entre les acteurs est le plus fort, le plus intéressant, le détail des gestes, les dialogues… Selon la combinaison des acteurs, leur interaction, selon que ce qui se passe est plus physique ou plus intellectuel, à chaque fois, ça change, ça évolue, c’est un monde totalement différent. C’est pour cela que ça prend du temps pour savoir exactement quels sont les points forts de chaque prise pour chaque scène. Et quand je saisis un point intéressant, j’essaie de le développer. Mais pour cela, il ne faut pas avoir une trop grande soumission au scénario, sinon c’est impossible. Si tu imagines une scène douce avec une fille et que tout à coup, l’acteur, très bon, te fait une proposition où, au contraire, il est très violent, qu’est ce que tu fais? Comme le scénario ou la structure du film exigeait que l’acteur soit doux avec la fille, tu le tournes, mais c’est ennuyeux pour tout le monde, ça ne marche pas. Alors, il faut avoir le courage de prendre les bonnes décisions, pour aller dans le sens de ce qui est le plus fort au tournage, avec la foi que le film, au final, surmontera tous les problèmes, grâce au montage et à la puissance de l’ensemble. Mais il faut faire ces choix même si parfois, tu as en revanche besoin de choses beaucoup plus sécurisées, surtout dans des films narratifs comme celui-ci. Dans les précédents, c’était beaucoup plus libre parce qu’on était sur une trame de voyage, qui permettait de ramasser un peu tout ce qui pouvait se produire sans être trop contraint. Ici, c’est plus compliqué, surtout pour organiser cette transition, qui doit être faite de manière assez subtile.
 
Concernant le traitement des personnages, j’ai été un peu surpris par celui de Casanova, avec sa perversité scatologique, qui en fait un personnage presque sadien.
 
En fait, c’est un satyre, comme dans l’ancienne Grèce, y compris dans sa dureté. On le voit à plusieurs reprises, avec les excréments mais aussi dans la scène où il casse un carreau de fenêtre. Il a aussi ses bagues et on sent que ce n’est pas quelqu’un qui joue, c’est quelqu’un qui bouge… C’est très fidèle à l’esprit du livre. Moi, je me fiche un peu de la question de la fidélité de l’adaptation ou du respect de la source originale, mais dans ce cas, je crois qu’il y a vraiment quelque chose, dans sa compulsion, de faire plusieurs choses à la fois, de parler en permanence et à tout le monde, qui est vraiment dans le livre. Au début du film, il dit : "l’écriture est toujours en face de toi, jamais dedans. Il faut bouger, il faut chercher. C’est là que l’on trouve la vraie écriture". Parce que je crois que c’est un fou, un maniaque, quelqu’un qui est vraiment dans l’action…
 
Il a aussi des paradoxes car il peste contre la religion tout en ayant des inquiétudes métaphysiques en voyant approcher sa mort.
 
Oui, c’est quelque chose qui est aussi dans le livre. Casanova rejette la religion mais en même temps son attitude est ambigüe. Il a des hésitations. Il admet d’un autre côté que la religion implique l’ordre et qu’on peut en avoir besoin. Cela réconforte. Son rapport à la religion est donc très complexe et je crois qu’on peut le sentir très précisément à certains moments dans le film.
 
 
 
(Les photos sont extraites du dossier de presse :
© 2013 Bego Anton | © 2013 Román Yñan | © 2013 Standard Books)

 

 

 Honor de Cavalleria

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A propos de William LURSON

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