Entretien avec André Dussollier à l’occasion de la sortie de Chez Nous de Lucas Belvaux.
Vous êtes un acteur très populaire, est-ce que cela a été un risque d’accepter un rôle de cadre du Front National compte tenu de votre carrière ?
Je ne me suis pas tellement posé la question du risque. C’est un film qui raconte des choses importantes par rapport à notre époque, c’est toujours cela l’intérêt du cinéma : relater de près nos mœurs, notre vie, la vie politique et c’est assez rare. Il m’a semblé que c’était une bonne occasion de le faire à quelques mois de l’élection présidentielle et de raconter de l’intérieur la manière dont le Front National ou le parti extrémiste dont il est question dans le film arrive à dominer les débats, attirer l’attention et attirer le maximum d’électeurs. J’ai fait confiance à Lucas Belvaux et à son envie de raconter les choses un peu différemment.
On entend parler du Front National par ses leaders, mais là tout d’un coup on passe du côté des électeurs, de ceux qui votent et qui pensent avoir de bonnes raisons de le faire : dans ce sens-là je pense que c’est important de donner la parole à ces gens-là et de leur montrer l’histoire de ce parti et d’une certaine façon de tendre l’oreille à leurs désappointements. Ces électeurs, un peu perdus aujourd’hui avec les partis traditionnels, mettent leur destin entre les mains d’un parti extrême qui surfe sur la colère, le désenchantement mais qui a de plus en plus d’écho. Ce n’est pas seulement un fait national, c’est un fait international du coup cela me paraissait intéressant de participer à ce film qui raconte l’état des lieux en France politiquement parlant.
Dans le rôle du médecin, on a l’impression que vous êtes le personnage pivot, celui qui fait le lien entre l’ancien Front National de Jean-Marie Le Pen et le Rassemblement Bleu Marine de sa fille. Ce personnage de notable incarne-t-il une figure probe du Front National?
Ce personnage représente l’histoire du Front National, à la fois dans ce que ce parti représente de plus radical avec des groupuscules, la violence qui y est liée et l’image embellie et rassurante qu’il veut se donner en chassant un peu les vieux démons ou en mettant un costume comme il est dit dans le film.
Ce personnage a toutes les facettes. A la fois il est médecin, proche de la population, proche des gens, proche de toutes les communautés, on lui fait confiance, l’infirmière qu’il côtoie lui fait confiance et il se sert d’elle pour faire valoir des idées qui pourraient être perçues de façon plus rassurantes parce qu’elles sont incarnées par l’infirmière, qui est aussi proche des gens. Il y a une manière actuelle dans le Front National de vouloir se donner une bonne image. Ce personnage est pivot, il représente toute l’Histoire et toute la volonté actuelle du Front National de rassurer les gens.
Comment peut-on expliquer l’engagement au Front National de ce médecin très bien installé socialement?
Cela vient de loin, ce sont les idées de Maurras, « La France au français », le sol, le territoire. C’est cela les racines de l’histoire du Front National et de ces notables qui trouvent encore plus de justifications dans les événements actuels, les changements du monde, les migrants, la vie en commun des différentes communautés.
Le Front National puise des moyens pour faire valoir ses idées, qui sont anciennes et qui redeviennent d’actualité, ou qui sont encore plus actuelles parce qu’elles sont partagées par le quotidien des gens confrontés à des problèmes de chômage, de stigmatisation des communautés, de rejet de l’autre. On le voit de tout temps, mais on le voit peut-être encore plus aujourd’hui. C’est là qu’il s’infiltre pour faire valoir ses idées.
J’entends bien les relents des discours de Maurras ou de Barrès, mais quand votre personnage dit « ça fait 40 ans que j’attends ça, tout ce qu’on te demande de faire c’est de mettre un costume, ce qui a changé c’est la stratégie mais pas la finalité », est-ce qu’il n’incarne pas aussi des ambitions personnelles ?
Au départ, il y avait des idées. Puis petit à petit, la réalité a donné raison à ces idées d’exister et donne la possibilité d’accéder au pouvoir. C’est vrai qu’on a vu cela s’inscrire petit à petit dans l’Histoire de France. Jamais on n’aurait pu croire que le Front National pourrait avoir un écho aussi profond et que ces idées de droite ancienne pouvaient trouver une alimentation dans la population. Du fait des événements, de l’évolution du monde, d’un tas de critères, il y a une opportunité de prendre un pouvoir auquel il n’aurait jamais songé auparavant.
Comment avez-vous appréhendé ce rôle ?
C’était bien de l’incarner parce que cela correspond à l’image bienveillante que ce parti veut se donner. Ce qui m’a plu surtout c’est que ce ne soit pas vu comme un film militant qui dénoncerait l’activité de leader qu’on a l’habitude d’entendre. C’est un film qui part de la base, des électeurs, et de voir de la manière dont les choses se tricotaient et se finalisaient sur le terrain. C’est l’émergence et la vie d’un parti. Ce n’est pas gratuit s’il y a 26% de gens qui votent pour lui aujourd’hui !
Vous avez une longue carrière derrière vous, plus de 40 ans de cinéma, allant du cinéma d’auteur à la comédie populaire. Qu’est-ce que ce film représente pour vous ?
En France, les films politiques sont rares donc j’ai l’impression en effet que j’assiste à une évolution du cinéma et le cinéma est aussi un reflet de la vie : c’est un film qui n’est pas là par hasard même si dans le passé, il m’est arrivé de participer à des films sur le coup d’Etat au Chili en 1973[1] par exemple, le Piège[2], Staline[3].
On n’est plus dans le cinéma français engagé des années 70 de Costa-Gavras. Est-ce le manque d’opportunités ou la désaffection des cinéastes français pour le politique qui fait que vous avez moins joué sur ce registre ?
Ah oui, j’aurais bien aimé participer à des films politiques. Il y avait des acteurs très engagés comme Gian Maria Volonté, acteur italien qui a toujours joué dans des œuvres politiques ou très idéologiques, très sélectif dans ses choix. Mais c’est vrai qu’en France, à part Boisset, Yves Montand avant « César et Rosalie », Costa-Gavras, il y avait peu de films politiques et ancrés dans la vie politique française du moment.
C’est rare qu’on soit confrontés ou sollicités pour ces sujets parce que le cinéma français ne raconte pas la vie politique actuelle à la différence des anglo-saxons qui abordent l’histoire contemporaine avec courage. En France, ce n’est pas une habitude de raconter l’histoire contemporaine, sauf à travers l’histoire qu’on revisite. C’est un petit regret parce que le cinéma ne peut pas uniquement raconter notre histoire intime ou des émotions. Il y a aussi la vie publique et politique, la vie du citoyen.
Il y a eu des cas isolés comme Romain Goupil, mais c’est rare. On m’a proposé un film sur les rapports entre Mitterrand et Grossouvre mais cela ne s’est jamais fait, pourtant c’était intéressant. A chaque fois il y a eu des moyens de révéler des choses. Je ne sais pas si cela est aussi par crainte que le public ne vienne pas.
Est-ce que les cinéastes français n’ont pas trop laissé cet espace libre depuis les années 80-90 ?
Oui, certainement. C’est comme si c’était le reflet de notre inculture politique. J’ai grandi en Province et j’appartiens à un milieu où on ne parlait pas de politique, où on n’a pas été épanoui ou élevé dans le débat politique. Peut-être qu’il y a des raisons bassement matérielles parce que le clivage en France entre la droite et la gauche est tellement important, qu’aucun n’a voulu aller sur un terrain qui pouvait être miné, être le déclencheur d’oppositions avant qu’on n’ait vu le film comme c’est le cas ici.
Il y a toujours une crainte qu’un film soit kidnappé ou parasité avant sa sortie et qu’on en fasse l’objet d’un débat, pas pour le film lui-même mais par rapport à ce qu’il véhicule comme idées. Vous avez raison quand vous dites qu’il y a tout un espace qui a été abandonné par le cinéma et même par la télévision.
A deux mois de la présidentielle, vous vivez comment la sortie de ce film ?
Premièrement il y a eu un coup de projecteur un peu inattendu et un peu déplacé de la part du Front National qui, se basant seulement sur la bande annonce, a dénoncé ce film qui a été vu comme un film de propagande fait par des milieux aisés. C’est surprenant qu’ils réagissent aussi violemment et en même temps il y a une volonté de se séparer de toute image négative qui pourrait parasiter la belle image qu’ils veulent se donner aujourd’hui.
Dans le contexte de l’affaire Fillon, Marine Le Pen a de fortes chances de se retrouver au second tour comme en 2002. Ce film intervient dans des circonstances tendues….
Oui, très tendues… C’est la première fois qu’on vit cela avec une succession d’événements qui font qu’en tant que citoyen on peut être déçus ou dépossédés du débat notamment en raison des révélations qui apparaissent en ce moment. Naïvement, je me dis qu’elles auraient pu intervenir avant pour que ces problèmes soient réglés et avoir un vrai débat On a l’impression qu’on nous entraîne vers une sorte de duel, qu’on nous oriente vers une finale Le Pen-Macron. Je ne sais pas si on y gagne dans le débat, on est réellement dépossédés.
Ce que je crains depuis le départ est que la fiction se rapproche davantage de la réalité : normalement la fiction est en deçà de la réalité. Plus on approche de l’échéance, plus la réalité sera violente avec peut-être des changements d’ici deux mois et d’autres révélations. Faire un film dans ce contexte est un élément de réflexion supplémentaire, mais ce n’est pas déterminant, le film ne peut pas tout faire basculer. Cela peut aider les gens qui ont du mal à se faire une opinion, qui sont hésitants ou sympathisants de loin, en allant voir le film à regarder de près comment cela se passe. J’ai l’impression que la réalité dépasse largement la fiction dans ces cas-là, c’est même le risque.
Vous ferez quoi si Marine Le Pen est présente au second tour ?
Qu’est-ce que je peux faire ??! Ce que je redoute le plus aujourd’hui c’est que toutes les affaires qu’on révèle parasitent le débat et empêchent l’échange d’idées. Si Marine le Pen est là au second tour ce sera comme d’habitude ! Je crois qu’elle ne sera pas élue : à chaque fois que les gens votent pour elle c’est plus pour manifester leur colère, mais après elle n’est jamais élue non… ? (rires) Et tout le monde a la crainte…
C’est vrai qu’on n’a jamais autant redouté… Vous pensez qu’il faut que je prenne la nationalité Suisse… ? (rires)
Interview réalisée à Paris le 13/02/2017
[1] « Il pleut sur Santiago », 1976, Helvio Soto.
[2] « Le Piège », 1991, Serge Moati
[3] « Une exécution ordinaire », 2010, Marc Dugain.
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Laura Tuffery
Bonjour François,
Merci pour votre commentaire et l’anecdote familiale. Beaucoup de plaisir à faire cette interview avec un acteur et un homme que j’admire.
Je vous promets de lui transmettre vos pensées si l’occasion se présente à nouveau!
Cordialement,
Laura Tuffery
Deprez François
Bravo André pour ton courage,
ton détachement des idées reçues familiales…et nous sommes cousins de sang, mais aussi d’idées..
nous avons apprécié ta réflexion dimanche passé, face à Delahousse.
A bientôt, nous l’espérons
ton père et mon père était cousin germain
François Déprez