Entretien avec Angeles Cruz – Réalisatrice de « Nudo Mixteco »

Nous avons rencontré Angeles Cruz en octobre dernier lors de son passage à Paris pour la promotion de son premier film, Nudo Mixteco, une dénonciation juste et minutieuse du machisme qui règne au Mexique. La réalisatrice est à l’image de son long-métrage : paisible, réfléchie et intelligente. Avec elle, nous avons parlé de la communauté dont elle est issue, de la situation des femmes au Mexique et du regard qu’elle porte sur le cinéma de son pays.

De qui est la citation inscrite en préambule du film : « Je sentais que je n’appartenais pas à ce monde, je fantasmais que je volais, qu’un jour j’allais disparaître et me transformer en pluie. Mais le temps a passé, j’ai réalisé que je ne pouvais pas m’échapper. » ?

C’est la mienne. C’est la première phrase qui m’est venu à l’esprit quand j’ai commencé à rédiger le script. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé. Après plusieurs années à partir, revenir, repartir et revenir dans mon village, etc., je ne savais plus qui j’étais, et je ne pouvais pas échapper à la personne que je suis.

Vous avez choisi de tourner dans votre village d’origine. Pourquoi ce choix et comment la communauté a accueilli le projet ?

J’ai tourné tous mes courts-métrages dans mon village d’origine et là-bas ce sont les assemblées du village qui décident de tout ce qui s’y fait. Et pour moi c’était un soutien. Il y là-bas ma famille, mes amis, tous les gens que j’aime donc je sais qu’il y aura toujours quelqu’un qui me soutiendra là-bas.

Aviez-vous également la volonté de représenter une population qu’on voit rarement à l’écran ?

C’est ma communauté donc, pour moi, c’est important que ces personnes soient représentées par quelqu’un de la communauté. On nous a toujours dépeint par des yeux extérieurs mais, comme dans toutes les familles, si moi je vais chez vous, je ne ferai jamais une description aussi profonde de votre famille que vous pourriez le faire…. Et cependant, on peut se voir nous-mêmes avec un regard beaucoup plus profond.

Le film revêt une forme documentaire lorsqu’il s’attarde sur les rituels du village et sur son quotidien. Était-ce une volonté consciente de votre part ?

Oui, toutes les références que j’ai viennent de là-bas, de ma communauté…. Les trois histoires s’entremêlent dans les trois moments les plus importants pour ma communauté : la fête patronale, les enterrements et l’assemblée communautaire. Jusqu’ici ce sont les événements qui nous mobilisent et qui réclament notre attention. Dans les maisons, il y a encore beaucoup de non-dits et ces événements nous permettent de communiquer entre nous.

©Bobine Films

Justement, comment vous est venue l’idée de cette structure narrative qui fait s’entrecroiser trois histoires similaires ?

Quand j’ai commencé à écrire le scénario, c’est venu tout seul et je n’ai pas eu à la penser ni à la rationaliser. Je pense que le raisonnement, la pensée fonctionnent ainsi de manière générale. Nous pensons tous comme ça. Pour organiser nos idées, on les classe, on les met de côté. Plus les idées arrivaient, plus une structure s’est formée de ses trois histoires entre elles. Pour moi c’est important d’indiquer aussi que le titre du film vient également de trois montagnes qui s’entrecroisent entre elles. Donc, au moment de construire ces trois histoires, j’ai tiré un fil pour les entrecroiser entre elles.

Ce qui est intéressant dans cette structure, c’est également l’idée que ces trois femmes vivent des situations similaires sans avoir connaissance qu’il existe autour d’elles des femmes confrontées à ces mêmes problématiques. Est-ce de manière de signaler qu’elles ne sont pas seules et d’en appeler à la solidarité féminine ?

Je pense que oui. C’est une manière de montrer des moments de décision et pour moi c’était très important de montrer qu’il existe des moments de décision pour ces trois femmes dans le film. C’est pourquoi je précisais au début de l’interview que nous sommes très très isolées quand nous sommes chez nous. Et c’est justement au moment où l’on sort que l’on se rend compte de ce qui se passe dans ces maisons. Dans le film, tous les personnages féminins peuvent décider de ce qui va se passer dans leur vie après. Mon intention est de montrer qu’il y a une possibilité que ça se passe. Nous vivons dans une société très machiste, très misogyne et très intolérante. Je pense donc que c’est très important de raconter ce type d’histoires.

Vous dites que la ville et la campagne sont deux mondes distincts qui s’entrechoquent dans ce film. C’est vrai mais, en même temps, la ville est également un espace dominé par les hommes et où les femmes sont oppressées. S’agit-il vraiment d’un meilleur lieu de vie pour elles ?

Non. Je pense justement que le film montre bien que nous ne pouvons pas nous échapper. Je pense que nous sommes tous des migrants à un moment donné de notre vie mais, particulièrement dans notre communauté, nous sommes des migrants par nécessité économique. Dans ma communauté, si on quitte le village, c’est soit pour des raisons économiques, soit pour pouvoir étudier, soit parce qu’on a eu des problèmes, comme c’est le cas pour les deux femmes du film : une fuit parce qu’elle est lesbienne et l’autre parce qu’elle a été abusée sexuellement.

©Bobine Films

Êtes-vous d’accord pour dire qu’on peut voir une légère évolution des personnages masculins à travers les trois histoires, qui accompagne le trajet du film vers le progrès sociétal ? On passe du père qui rejette les différences de sa fille à l’amant qui est à l’écoute de Tona.

Je crois que oui. Je crois que c’est important de garder cet aspect du film car on ne peut pas non plus dépeindre tous les hommes d’un côté négatif comme s’ils étaient tous horribles donc oui c’est important. Je pense notamment au fils de Esteban et Chabela. Il voit ce qu’il se passe, il grandit avec le nouveau papa qu’il apprécie et il ne connaît pas son ancien père donc c’est compliqué. Mais il voit ce qu’il se passe et tout cela va le former. Je crois que, de la même manière que pour les femmes, les hommes ont été mis comme dans un sac en leur disant : « Voilà, il faut être comme ça. ». Il faut donc qu’eux aussi se libèrent de ces chaînes.

Justement, pourquoi l’amant de Tona enfile-t-il un masque de catcheur lors des scènes de sexe ? Était-ce pour montrer que, malgré son respect pour Tona, il reste façonné par une culture viriliste et machiste ?

L’analogie du port du masque de catch, c’est pour montrer qu’on ne peut pas faire tomber son masque lorsqu’on dévoile un peu de tendresse. Lui, la journée, c’est un policier qui abuse de son pouvoir, qui est trop strict et donc, pour montrer son côté vulnérable, il doit porter un masque. Il a réussi un trouver un moyen de se rapprocher de Tona qui est une personne blessée et c’est par ce moyen-là qu’il se peut montrer tendre envers elle. Sans qu’ils aient besoin de parler de ce port du masque, les deux personnages décident, d’un commun accord, d’y avoir recours et c’est une manière pour eux de se rapprocher et d’exprimer des preuves d’amour.

La dernière histoire permet également d’instaurer une perspective d’avenir avec l’arrivée de la fille de Tona qui symbolise la troisième génération. Cela permet à Tona de ne pas répéter les erreurs de sa mère. Est-ce que c’était important pour vous de terminer sur une note d’espoir ?

Oui, je crois que c’était important de laisser une porte ouverte et de montrer cette possibilité. Et la force que prend Tona vient aussi du fait qu’elle voit sa fille sans défense et lui vient alors la responsabilité que nous avons en tant que parents, mères ou pères, de rompre ce cercle de la violence. Le personnage de Tona comprend en fait quelle est sa responsabilité. Par exemple, lors de cet appel téléphonique, lorsqu’elle apprend que sa fille ne mange pas, elle en comprend la raison et à quoi cela fait référence. Cela lui rappelle son enfance où elle a elle-même été abusée car elle reconnaît les symptômes tout de suite.

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Les Nations Unies classent le Mexique comme le pays le plus dangereux pour les femmes. En 2020, il y a eu plus de 3000 femmes décédées de mort violente et dans 90 % des cas, cela a abouti à des non-lieux. Comment rester optimiste face à pareille situation ?

C’est un vrai défi, c’est un combat. La situation est très compliquée et pour moi, l’éducation est fondamentale pour rompre cette chaîne d’abus sexuels et ce sentiment machiste qu’il y a dans le pays. Et je crois que cela commence à la maison. On nous enseigne depuis l’enfance que l’homme a des droits sur la femme, comme s’il en était le propriétaire et c’est cela qu’il faut changer. Nous, on a grandi en pensant que cette situation était normale, notamment à cause de la télévision, du cinéma, de l’éducation à la maison, et c’est cela qu’il faut changer. Je pense que, pour l’instant, atteindre l’équité, c’est encore inaccessible pour le Mexique. Pour l’instant, j’aimerais encore continuer à parler de ce qu’on peut faire, personnellement, pour avancer. C’est dans les petites luttes quotidiennes qu’on peut changer un petit peu notre vie.

Justement, quel regard portez-vous sur la politique du gouvernement en matière de droits des femmes ?

Je ne crois à aucun gouvernement. Pour moi, ce sont justement des politiques publiques où l’on peut parler très bien ou très mal mais au final, dans la pratique, rien n’est fait. Dans la vie de tous les jours, on connaît les règles qui sont faites pour défendre tout ce qui est crimes, féminicides, etc. Mais, en réalité, rien n’est appliqué. Rien n’est fait. L’absence de défense vient justement à ce moment-là, quand on affronte une situation où l’on doit être protégé mais que l’État ne fait rien. Nous l’avons vu dans les manifestations publiques des femmes qui réclamaient la résolution des crimes et, pourtant, rien n’est fait. C’est difficile… Je pense que c’est dans nos petites batailles que l’on obtenir une réponse et créer des liens solidaires. Ça commence avec nos proches, c’est justement ce que l’on essaie de faire dans Nudo Mixteco où l’on commence d’abord avec la famille, où l’on se confronte avec les problèmes qui ne peuvent perdurer, avant d’élargir ces problèmes à la communauté.

Vu de l’extérieur, le cinéma mexicain apparaît souvent sombre et violent, notamment dans les relations humaines. Partagez-vous ce constat ?

Je crois que c’est compliqué… Je crois que le cinéma nous permet, au moins, d’obtenir un miroir de la réalité. J’aime également penser qu’il ouvre des possibilités infinies qui permettent aux personnages d’améliorer leur réalité. Je crois que le cinéma nous permet, du moins de mon point de vue, de poser des questions. Il y a beaucoup de portraits de la violence mais je reste toujours dans l’intimité. Cela m’intéresse davantage ce qui se passe dans l’intimité des femmes de ma communauté, ce qui se passe pour les femmes indigènes d’aujourd’hui. Ce sont ces contradictions que nous devons prendre en charge pour changer le chemin de notre vie. Je ne vois pas tout en noir. Je fais confiance aux générations qui vont venir après nous pour effectuer ce changement. J’ai confiance en la jeunesse.

Interprète : Vaïana Jordan

Un grand merci à Jean-Marc Feytout pour l’organisation de cet entretien.

 

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