À l’occasion de la sortie de Une femme sur le toit, nous avons pu échanger avec la réalisatrice Anna Jadowksa autour du processus épineux du changement, de la question des besoins émotionnels de l’humain, et des institutions et injonctions liberticides envers les femmes dans la société polonaise actuelle.
Comment avez-vous décidé du titre du film ? Quelle signification a-t-il pour vous ? Et pourquoi l’indéfini ?
Je n’y avais pas vraiment réfléchi, mais je trouvais que ce titre, d’abord provisoire, collait parfaitement avec le personnage principal. Ensuite, j’ai commencé à envisager quelque chose de différent. Pour moi, il y avait aussi un aspect humoristique lié à la société : je pensais à toutes ces femmes dans les titres des œuvres, Une femme sous influence de Cassavetes, par exemple. C’était presque le même genre de personnage à mes yeux, une femme au bord de quelque chose, à un moment très critique. Et le toit est comme le symbole de l’état intérieur de la protagoniste.
Est-ce aussi pour évoquer un personnage en marge, avide de liberté ?
Oui, mais c’est difficile à expliquer parce que c’était une décision assez intuitive. Mais il y a beaucoup de références culturelles auxquelles j’ai pensé. Autant que je me souvienne, je pensais à Cassavetes, c’est sûr.
La colorimétrie de votre film est très pâle : le ciel est blanc, Mirka est blonde et pâle, la photographie est presque aveuglante de blancheur par moments. Quel sens donnez-vous à ce choix esthétique ? Est-ce pour montrer la monotonie et le vide du quotidien de Mirka ?
Oui, en effet. Nous recherchions un style visuel avec la directrice de la photographie Ita Zbroniec Zajt. Nous avons essayé de trouver quelque chose de différent, et d’une certaine manière, d’illustrer les états d’âme de Mirka. Il était également important que le personnage soit presque invisible, comme dans cette scène dans la cuisine, où Mirka apparaît de la même couleur que les meubles autour d’elle, comme si elle se fondait dans le décor. Elle est donc représentée comme un élément du décor plutôt qu’un personnage indépendant : c’était notre point de départ. Nous recherchions aussi une inspiration visuelle : pour nous, c’était la photographe japonaise Rinko Kawauchi. Elle utilise cette lumière et ces pastels pour ses photographies, et nous avons essayé de créer une atmosphère assez similaire à la sienne.
Une femme sur le toit possède quelques aspects de documentaire (silences fréquents, travail domestique, hôpital psychiatrique). Quel rapport entretenez-vous avec le documentaire ? Qu’apporte la fiction en plus dans vos films ?
Je crois qu’il y a une sorte de mélange entre une approche documentaire de l’histoire et la fiction, car je ne suis pas une réalisatrice de longs métrages « classique ». J’apprécie énormément l’intuition. J’ai l’impression, d’une certaine manière, d’observer le personnage principal. Ce personnage est plus puissant que l’intrigue, et en tant que réalisatrice, je ne sais jamais vraiment ce qui se passera dans la prochaine scène. C’est pourquoi j’aime ne pas créer de tension dans chaque scène, ni avoir une série de situations très dramatiques. Pour Une femme sur le toit par exemple, j’ai préféré que tout se concentre sur le processus interne de la protagoniste, sur son observation, et les petits changements qu’elle construit peu à peu pour exprimer ses besoins et ses désirs intérieurs. Pour moi, il s’agit d’une histoire de changement. Ce n’est pour autant pas un changement typique comme dans les films où, en un instant, le personnage devient une toute autre personne, divorce de son mari, trouve un nouvel amoureux et se projette immédiatement dans sa nouvelle vie. Pour moi, Une femme sur le toit ressemble davantage à la vraie vie. Tout changement demande un effort colossal et un long processus.
Le geste de Mirka a quelque chose d’à la fois courageux et ridicule (une vieille femme qui énonce timidement : « c’est un hold up ») : pourquoi avoir choisi de montrer un acte aussi extrême sous l’angle de la vulnérabilité, et quel sens donnez-vous au fait qu’il s’agit d’un braquage de banque ?
Je me suis inspirée d’un article que j’avais lu il y a des années, sur une femme dans la soixantaine, également infirmière, qui avait essayé de cambrioler une banque. Et j’étais curieuse de savoir ce qui se cachait derrière cette histoire : car, comme vous l’avez dit, il n’est pas si courant qu’une vieille femme tente de cambrioler une banque. Je me suis demandé quel genre de personne elle était à l’époque, et ça a été mon point de départ pour l’écriture du scénario. J’ai beaucoup appris sur cette affaire, et cette histoire vraie était complètement différente, beaucoup plus brutale —car juste après le cambriolage, elle a été battue par son mari. C’était une situation typique en Pologne. Moi, je voulais créer une histoire sur cette femme où ce moment critique est le début d’un changement positif et l’ouverture d’un nouveau chapitre. Elle était désespérée au point de vouloir en finir, et son acte a prouvé que le pire était derrière elle. Au cours de l’écriture du scénario et du tournage, j’ai pensé au fait que la plupart des scènes de cambriolage dans les films sont simplistes. En réalité, c’est toujours plus difficile, plus complexe, loin de ressembler à ce que l’on voit dans les films. Je voulais donc aussi montrer un vrai personnage dans cette situation insolite.
Au moment de la tentative de hold-up de la banque, on voit bien que Mirka ne croit pas en la réussite de son acte, mais plutôt en l’espoir de lancer un appel à l’aide ou de provoquer un changement dans son quotidien terrassant.
Oui, bien sûr. À ce moment-là, elle ne se comporte pas de manière logique. C’est comme si elle criait vraiment à l’aide, mais pour moi, cela marque aussi le début d’une nouvelle voix dans sa tête, celle qu’elle n’exprime généralement pas. Cette voix ressemble à celle d’une petite fille un peu folle qui commence à vivre dans sa tête. C’est une voix complètement différente, car c’est le silence qui d’habitude domine. C’est pourquoi je crois que cet événement signe le début de quelque chose de positif.
Dans votre film, le fils et le père n’apparaissent que relativement tardivement et leur rôle se cantonnent à énoncer des reproches à l’égard de Mirka. De plus, lorsqu’elle tente de se lier d’amitié avec sa voisine de chambre à l’hôpital psychiatrique, cette dernière lui reproche d’être trop gentille, et lui dit qu’elle devrait « apprendre à gueuler ». Mirka semble alors être un personnage condamné à être extrêmement seul. Cette solitude, la voyez-vous comme un carcan dépressogène, ou au contraire comme un espoir de liberté ?
Je pense que c’est une question très complexe. Mais au début de cette histoire, je ressens que cette solitude est source de dépression. Mirka et sa famille vivent dans ce petit appartement, complètement séparés. Il n’y a aucun lien émotionnel entre eux, seulement des questions-réponses sur les banalités du quotidien, mais rien qui ne concerne leur vie émotionnelle.
Finalement, la seule relation qu’ils aient avec Mirka, c’est quand ils lui disent qu’elle est folle.
Oui, je pense que pour eux, il est très difficile de faire face à la situation. Ils étaient habitués à voir Mirka dans son rôle soumis de domestique, étaient allés jusqu’à l’oublier en tant qu’humaine avec des émotions. Elle avait essayé de compenser cette carence émotionnelle en leur achetant des cadeaux ou en leur faisant à manger, mais cela était illusoire. La dépression peut en effet résulter de ce manque, car en tant qu’humains, nous avons vraiment besoin de liens émotionnels profonds. La solitude n’est pas quelque chose de naturel.
Pour continuer sur l’hôpital psychiatrique : la représentation de la psychiatrie dans Une femme sur le toit marque à la fois un nouveau carcan social, mais aussi l’occasion de créer une micro société extrêmement libre (rituel d’accueil). Quelle est votre position quant à cette institution ?
En Pologne, nous avons actuellement un énorme problème avec les hôpitaux psychiatriques. Il n’y a pas suffisamment de places, nous traversons une véritable crise. Il n’est pas facile de consulter un thérapeute si l’on souhaite utiliser l’assurance publique. Et même si l’on arrive à être sur liste d’attente, on doit attendre plusieurs mois. C’est vraiment difficile. Mais ce que que je cherche à montrer dans mon film, c’est qu’il est parfois impossible d’obtenir de l’aide par le biais de ces structures. On peut trouver quelque chose qui peut soulager, comme vous l’avez dit, et aider d’autres personnes à créer des liens réels entre elles. Je crois que l’hôpital psychiatrique a été bénéfique pour Mirka, sur le plan de son bien-être personnel, et de respect de son humanité, dans de petites interactions très intimes, comme avec sa voisine de chambre par exemple.
Avez-vous d’autres projets cinématographiques ?
Oui, je travaille actuellement sur deux scénarios. L’un d’entre eux (même productrice, polonaise mais vit à Paris) raconte une histoire inspirée de la vie de ma grand-mère, qui a commencé à travailler comme domestique à l’âge de sept ans, avant la Seconde Guerre mondiale. Le personnage principal, Victoria, n’est pas tout à fait comme les autres : elle voit des fantômes. C’est un drame avec quelques éléments magiques.
Est-ce la première fois que vous touchez au fantastique ?
Oui. Mais j’ai vu des fantômes étant petite, donc il y a tout de même une dimension réaliste. Mon second scénario, dont je n’ai pour l’instant que l’ébauche, parle d’une jeune fille de 16 ans qui tente de vendre sa virginité sur Internet. Après, je me suis promis d’écrire quelque chose de différent, avec une histoire plus amusante. Mais à chaque fois que je commence à travailler sur un film, les personnages sont finalement assez similaires à ceux de mes films précédents —je tourne toujours autour du même noyau thématique.
Un grand merci à Anna Jadowska pour sa patience, et à Paul Chaveroux pour avoir organisé cet entretien.
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